Chapitre 8

J'ouvris les paupières comme la voix le demandait. Je clignai des yeux, éblouie par la luminosité ambiante. Je regardai ensuite autour de moi, mais n'aperçus personne. J'étais seule, assise, au milieu de la forêt. Je considérai les bois de mon enfance avec circonspection. Les arbres s'élevaient avec magnificence vers le ciel bleu. J'entendais les oiseaux chanter. J'avisai la maison familiale une centaine de mètres plus loin, en contrebas. Cette vision me réconforta. Une odeur étrangement familière emplit soudain mes narines, mais je n'arrivai pas à la saisir complètement.

Chèvrefeuille... santal...

Ces notes olfactives me troublèrent.

Je fronçai les sourcils, cherchant à me rappeler quelque chose d'important. Sans succès.

Je restai donc assise dans un lit d'herbes folles et contemplai sereinement les lieux. Un éclat lumineux attira mon attention dans l'étendue verdoyante. Je me penchai et tendis la main pour découvrir une petite pierre ambrée. C'était un morceau de citrine. La vision du minéral éveilla une curieuse sensation dans mon ventre. Quelque chose essaya d'affleurer au niveau conscient, mais l'information fut bloquée.

Tout d'un coup, le paysage commença à changer. Je me levai, soucieuse, et avançai sur une trentaine de mètres. Tout devint gris, rocheux, inquiétant. La pierre disparut de ma paume.

Peu rassurée, je m'approchai du bord de la falaise qui venait de se matérialiser devant moi, comme sortie de nulle part. Je me souvins brièvement de mon état méditatif.

Tout s'explique, je dois être en transe.

Je souris face aux pouvoirs de l'esprit : Dieu seul savait ce que le mien allait inventer suite aux évènements que j'avais vécus dernièrement !

J'avançai pour voir : à gauche de la paroi s'ouvrait un gouffre qui semblait s'étendre à l'infini. Un air rance et humide me sauta à la gorge quand je m'inclinai pour en mesurer la profondeur. Je m'écartai en frissonnant de dégoût.

Un bruit sourd dans mon dos me poussa à me retourner : l'endroit où je me tenais quelques secondes auparavant avait disparu. Le petit coin bucolique avait été remplacé par des troncs calcinés et par une terre noire, récemment incendiée, d'où s'échappaient des volutes de fumée épaisse. Un immense feu semblait avoir détruit cette partie de la forêt. Un frisson d'horreur remonta le long de ma colonne en apercevant la silhouette sombre de mon cottage. Il était complètement carbonisé ! Mon cœur se mit à battre avec frénésie. Me sentant soudain prise au piège, je me tournai vers l'abysse où un pont prit forme sous mes yeux.

Ce n'est pas bon, ça !

Je comprenais bien que je devais m'engager sur cette passerelle, mais je n'étais pas très rassurée ! J'approchai, puis posai un pied sur la première planche qui gémit sous mon poids...

Bon sang, il n'aurait pas pu être en pierre, ce pont ?

Je maugréai en progressant pas à pas. La colère eut au moins le bénéfice de me pousser à avancer sur le fragile édifice. Même si je savais d'instinct que j'allais finir au fond du ravin, lorsque le craquement sinistre des cordes se fit entendre, je tremblai de terreur. Ce fut avec une profonde angoisse que je sentis les planches se dérober sous mes pieds et que mon corps obéit à la loi de la gravité en plongeant lourdement dans le vide. L'obscurité m'engloutit et mon cri horrifié fut renvoyé par l'écho. Mon cœur battait à un rythme effréné.

Ma perception du temps me sembla bien perturbée, car les secondes s'égrenant, je ne rencontrai aucun obstacle. Cette chute me parut infinie. Je tombais et étrangement des vers de Victor Hugo me vinrent à l'esprit :

« Il s'enfonçait dans l'ombre et la brume, effaré,

Seul, et derrière lui, dans les nuits éternelles,

Tombaient plus lentement les plumes de ses ailes.

Il tombait foudroyé, morne silencieux,

Triste, la bouche ouverte et les pieds vers les cieux,

L'horreur du gouffre empreinte à sa face livide. »*

Les mots eurent à peine le temps de résonner dans mon esprit : l'instant suivant mon corps heurta le sol avec violence. Je hurlai. La sensation d'être réduite en miettes explosa en même temps qu'une souffrance insupportable. Je gémis douloureusement, mais je fus incapable d'ouvrir la bouche. Je sentis le sang couler le long de ma mâchoire. Je tentai de bouger les doigts pour m'agripper à quelque chose, mais je n'y arrivai pas. J'étais brisée en mille morceaux. Du coin de l'œil, je vis s'étendre une mare rouge qui prenait sa source sous mon corps. Une vague de nausée me fit trembler.

Je m'accrochai à la certitude que mon enveloppe était indemne : elle était gentiment assise, les fesses sur un tatami dans une pièce protégée. Mais mon esprit était totalement imperméable à cette rationalité. Il était focalisé sur mes os brisés et ma chair meurtrie.

L'odeur de mon sang aurait presque pu m'arracher un sourire tellement elle devenait familière depuis... allez quoi  : deux, trois jours que je me faisais régulièrement réduire en charpie ? Un gémissement sourd m'échappa. C'était un véritable supplice !

— Laisse venir la magie, sens-la en toi, m'encouragea-t-on.

Comme si c'était aussi simple !

J'essayai de me concentrer, de dépasser la souffrance, mais je n'y arrivai pas. Les minutes se succédèrent sans que je réussisse.

— Le basilic ! Connecte-toi à lui ! ordonna-t-on, visiblement impatient.

Génial ! Il ne manquerait plus que lui ! Il me dévorerait toute crue !

Les larmes envahirent mes yeux.

Aidez-moi !

— Suis ton instinct !

Il me dit que je vais mourir !

Je me mis à pleurer en silence, les larmes glissant le long de mes joues, obnubilée par mon calvaire. La voix se tut. Un long moment s'écoula avant que je finisse par me laisser aller et que j'essaie de dépasser la souffrance. Je tentai alors de reproduire les étapes que j'avais l'habitude de suivre pendant ma pratique de la méditation. Je cherchai à détacher mon esprit de mon enveloppe physique. C'était vraiment très difficile dans ces circonstances. Au bout d'un moment, des picotements envahirent à nouveau mes doigts et je constatai avec espoir que je sentais de nouveau mes mains. Les crépitements se firent plus présents et je fixai mon attention sur cette énergie qui semblait vouloir jaillir, de plus en plus furieusement. Je la perçus soudain, comme si elle s'était matérialisée devant moi : une aura dorée et chaleureuse. Je décidai de l'appeler, de la laisser glisser en moi et me remplir.

Le flot lumineux me pénétra avec vivacité, ravivant la douleur sur son passage, l'amplifiant de manière démesurée : soudant les os, resserrant les chairs avec une ferveur brutale. Je m'arquai violemment et mes gémissements sourds se multiplièrent crescendo, jusqu'à ce que je puisse de nouveau crier. La douleur atteint des sommets avant de refluer lentement. Je repris peu à peu mon souffle, haletante. Je laissai s'écouler quelques minutes, puis je bougeai précautionneusement quelques membres sans ressentir la moindre souffrance.

Rassurée, j'ouvris les yeux et les refermai, éblouie. La luminosité était intense. Je battis des cils puis me redressai. Je regardai autour : le gouffre froid et obscur avait refait place à la forêt et à ses arbres immenses. J'inspirai l'air frais avec bonheur, et mes sens me parurent exacerbés. Les odeurs et les sons de la nature m'assaillirent avec force.

Je retombai sur le dos et fis glisser mes mains dans l'herbe, heureuse de me retrouver dans un environnement sécurisant. La sensation sous ma peau était étrange : comme le jour où j'avais laissé courir mes doigts sur les murs de pierre du sous-sol. Comme si j'étais connectée à un Tout et que je percevais l'univers avec une acuité optimale. Je m'abandonnai à l'impression de naviguer sur des eaux calmes. J'entendais les battements de mon cœur résonner et un petit écho irrégulier devint audible. Intriguée, j'écoutai ce battement ralenti qui pulsait et prenait sa source dans mon poignet. Je réalisai que c'était peut-être cela le lien dont m'avait parlé Seti. Je fermai les yeux et visualisai mon bras comme un chemin à emprunter pour atteindre le basilic. Aussitôt, je perçus son attente et son impatience. Je me projetai vers lui mentalement. C'était comme avancer dans un tunnel sombre et angoissant. Savoir que le monstre tapi dans l'obscurité m'attendait était terrifiant. Pourtant, quand je me retrouvai face à lui, je ressentis une certaine sérénité. Le reptile me contempla, son corps émeraude enroulé sur lui-même, figé. Il était superbe. Horrifiant et fascinant. Il ne semblait pas agressif.

Faim.

Le mot résonna dans ma tête.

Sang.

Je reculai d'un pas, le cœur battant.

Faim.

Le mot explosa dans mon crâne avec plus de force. La tête du basilic se dressa, ses yeux jaunes plantés dans les miens. Son corps se déplaça soudain avec rapidité. Il m'encercla et se mit à glisser autour de moi dans un mouvement incessant, ses mots me percutant dans une ronde épuisante.

Faim ! Faim ! Sang ! Faim ! Sang ! Faim ! Faim ! Sang ! Faim ! Sang ! Faim ! Faim ! Sang ! Faim ! Sang ! Faim ! Faim ! Sang ! Faim ! Sang !

Une migraine pulsa violemment et le monde commença à tourner jusqu'à devenir un mélange de couleurs indistinctes. Je m'évanouis.

***

Ma respiration erratique résonna dans le silence. Je sentis de nouveau la fermeté du tatami sous mon corps. J'ouvris les yeux et rencontrai le regard énigmatique de Seti.

Alrick était assis en face de moi, concentré et attentif. Aucun des deux n'avait l'air blessé et un soupir de soulagement m'échappa. Je bougeai les épaules et inclinai le cou pour relaxer mes muscles tendus. C'était bien la première fois que je sortais d'une transe pour me retrouver dans un état physique aussi pesant !

Je gardais un souvenir très net de mon expérience et le résultat de ma rencontre avec le reptile me laissait un goût amer dans la bouche. La culpabilité de le priver de sang me titillait, mais pas assez pour céder. J'avais désespérément besoin de me sentir normale. Autant que possible vu la situation actuelle. Cela pouvait sembler illogique de s'accrocher à cette décision, mais j'espérais que le sevrage ferait disparaître le monstre de ma vie.

Idiote ! m'insulta la voix de ma conscience.

Silence ! lui intimai-je, en la repoussant aussi loin que possible.

— Alors ? questionna Alrick. Comment te sens-tu ?

— Un peu perturbée, et le corps douloureux, répondis-je.

— C'est normal, intervint Seti, cela a été intense.

— Comment le sais-tu ?

— Les énergies en présence ont été très puissantes. Une amorce de lien a été établie, mais elle a été aussitôt interrompue. Tu es revenue tout de suite après. Il s'est passé quelque chose de particulier ?

— Non, mentis-je avec assurance.

— D'accord. Il faudra recommencer demain. Je ne pensais pas que cela marcherait du premier coup de toute manière.

Je le dévisageai avec circonspection.

— Je ne me sens pas trop dans mon assiette. J'ai besoin d'aller prendre l'air pour me dérouiller les jambes. Peut-on remettre le débriefing à plus tard ?

Les deux hommes échangèrent un regard entendu, pas dupe de ma tentative d'échapper à leurs questions. Le mage me sonda un bref instant et s'inclina.

— Tu es libre d'aller et venir comme tu le désires.

Vraiment ?

Je hochai la tête et me relevai péniblement. Je retins une grimace d'inconfort.

— Bon, ben, à plus tard, murmurai-je en tournant les talons.

Je sortis de la salle avec calme, sans trop savoir où me rendre. L'envie de me blottir dans un coin pour oublier me tenaillait. J'étais profondément troublée par cette expérience et par les éléments qui s'étaient dévoilés.

Je m'arrêtai devant une commode marquetée et jetai un coup d'œil à la pendule en marbre de Carrare. Midi trente... J'avais donc passé plus de trois heures en transe alors que le temps semblait s'être écoulé avec rapidité. Une telle durée me laissait songeuse.

Je montai lentement les marches qui menaient au rez-de-chaussée et je tombai nez à nez avec Alistair et Imriel qui discutaient dans une langue inconnue. Le visage du zombie s'éclaira d'un sourire narquois en m'avisant alors que le veilleur me dévisagea avec gravité.

— Alors, cette première séance s'est-elle bien passée ? demanda-t-il.

On dirait qu'il parle d'un rendez-vous chez le psy ! ironisa la petite voix.

J'optai pour une réponse laconique.

— Ouaip !

Alistair lâcha un ricanement.

— Mais encore, ma douceur ? questionna-t-il, sans impatience. Fut-ce bon ou douloureux ?

Je lui adressai un regard assassin en réponse à cette phrase équivoque.

— Je ne souhaite pas en discuter maintenant.

— On croirait une ado en pleine crise, plaisanta Al.

— Va bouffer un bras, et fous-moi la paix, Zomb !

— Hou là, mais c'est qu'elle mordrait, la petite !

Je haussai un sourcil, vaguement méprisante. Mon attitude était certainement immature pour des gardiens de plusieurs siècles qui recherchaient des chevaux - un sourire mauvais étira mes lèvres à cette pensée mesquine - mais je n'avais pas envie d'être raisonnable vu la vitesse à laquelle ma vie partait en vrille.

Je passai devant eux sans un regard et serrai les dents en entendant Al plaisanter sur le nouveau rôle de nounou tenu par Imriel et son frère. Je sortis de la demeure et m'enfonçai dans les bois. 



*Extrait de La Fin de Satan, vaste poème épique et religieux, de Victor Hugo.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top