Chapitre 10

Je pénétrai dans la grande salle ovale, de style rococo qui portait le nom pompeux de petite bibliothèque, un euphémisme pour cette somptueuse pièce toute en bois blanc qui s'élevait sur deux étages. L'atmosphère du lieu était envoûtante et sa collection de livres et de tableaux m'avait toujours fait rêver. Je détaillai avidement la pièce et aperçus l'escalier intérieur en spirale dont les rumeurs prétendaient qu'il avait été sculpté dans le tronc d'un seul chêne.

Un groupe de sorceris discutait à voix basse au fond de la salle. Sehen et Chih-Nii étaient avec eux. Un frisson d'anticipation remonta le long de ma nuque. Je n'aimais pas les magiques. Je les trouvais hypocrites. Ces surnaturels faisaient mine de n'avoir rien d'humain et de valoir plus que mes congénères. Pourtant, il n'en était rien !

J'avais toujours eu du mal avec leurs manières de se comporter, supérieures et condescendantes. Seti était le seul que j'arrivais à supporter dans mon espace vital. Je m'interrogeai sur le motif de leur présence. Avait-elle un rapport avec la mort de Judicaël ? Non, il était bien trop tôt pour qu'ils soient déjà au courant : nous venions juste de découvrir son cadavre.

Que font-ils donc ici, et pourquoi ai-je été conviée ?

Une sorcière d'une cinquantaine d'années aux cheveux courts, poivre et sel, tourna la tête dans ma direction. Son regard noir me détailla avec mépris. Elle pinça les lèvres et murmura quelque chose à l'attention du groupe qui cessa aussitôt sa discussion.

Chih-Nii s'avança et m'invita à venir d'un geste de la main. J'étais mal à l'aise et Nini n'allait pas m'aider à me détendre. La présence des magiques et de Sehen dans la même pièce me rendait nerveuse. J'aurais donc aimé avoir un visage amical pour m'introduire auprès d'eux.

— Approche, insista-t-elle.

Je la rejoignis la tête haute, décidée à ne pas me laisser impressionner. Ou du moins, à faire comme si !

— Alanna, je te présente des membres du Haut-conseil venus faire ta connaissance, expliqua Sehen. Mes amis, voici notre nouvelle gardienne, Alanna O'Riley !

Les sorceris me fixèrent, attendant visiblement quelque chose. Je hochai la tête en guise de salut.

— Laisse-moi te présenter Roxane du Vernois, dit Chih-Nii en prenant le relais. Elle fait partie des magistes, énonça-t-elle, en désignant la femme qui m'avait dévisagée avec impolitesse.

Une potioneuse, tu m'en diras tant ! pensai-je en observant la vieille chouette. Retorse et perverse !

Les magistes appartenaient à un courant un peu obscur des sorceris : ni magiciens ni mages, ils adoraient préparer des tas de potions bizarres. Une place entre-deux difficile à défendre au sein de ces clans unifiés. Des êtres qui naviguaient en eaux troubles.

— Voici Béryl Wenham, continua Nini en désignant une jeune femme blonde, vêtue d'une robe bleu roi, ornée de broderies. Elle est ici pour représenter le conseil des magiciens.

Je hochai la tête à l'attention de la beauté qui me dévisageait avec une évidente curiosité. Ses traits pâles et son allure romantique s'harmonisaient avec un regard vert qui recelait autant de bonté que de sagesse. Elle m'adressa un sourire amical qui me désarçonna. Elle avait un air un peu allumé qui me laissa perplexe.

Je surpris Chih-Nii en train de jeter des fréquents coups d'œil vers la porte.

Qu'est-ce qu'elle a ?

— Voici Demetria Sampson du clan des sorciers, m'indiqua-t-elle solennellement, en fronçant les sourcils à mon attention.

Elle était si peu discrète que je faillis éclater de rire. J'esquissai un sourire amusé, ce qui me valut un reniflement de mépris de la part de la ténébreuse Demetria.

Ce n'est pas possible, elle se prend pour Morticia Addams* ! me dis-je en détaillant les longs cheveux noirs, le teint blême et la robe près du corps.

Nous nous mesurâmes du regard un moment jusqu'à ce qu'un mouvement sur la gauche attire mon attention. Un homme se tenait en retrait à côté des rayonnages. Je ne l'avais pas vu avant et cette étrangeté me fit froncer les sourcils. J'étais habituellement très observatrice et j'avais un sens très développé pour déceler la présence des surnaturels. Nécessité fait loi, comme aurait dit mon père ! Un frisson me parcourut l'échine face à l'aura inquiétante qui se dégageait du personnage.

— Voici Valandil, m'informa brusquement Chih-Nii, en se raclant la gorge.

Je haussai un sourcil dans l'attente de la suite, mais rien ne vint. La polymorphe était étonnamment silencieuse. Mon regard passa de l'homme en noir à la gardienne. L'étrangeté de la situation me heurta.

Elle a peur de lui.

Comment pouvait-elle craindre un sorceri ?

À moins que...

La porte s'ouvrit à la volée et Seti pénétra dans la pièce, le visage fermé. Je remarquai aussitôt qu'il s'était changé. Lui, d'ordinaire décontracté ou à moitié nu, portait une robe pourpre brodée d'or, serrée à la taille par l'une de ces ceintures qu'il affectionnait tant.

— Seti ! cria presque Chih-Nii, en sautant littéralement sur lui. J'étais en train de présenter nos visiteurs à Alanna.

— Oui, et tu en étais à Valandil... lui rappelai-je lentement, bonne élève (un peu perverse).

Seti s'immobilisa comme un chien aux abois et dévisagea fixement le fameux individu. Ses yeux passèrent de Sehen à l'homme sombre.

Va-t-il s'opposer au maître ?

La tension latente qui s'était installée dans la pièce monta en flèche, rendant l'atmosphère étouffante. Je remarquai que les magiques n'en menaient pas large non plus. Chacun regardait ailleurs, dans l'attente de la suite. La situation aurait pu être comique si je n'avais pas senti mon ami aussi fébrile.

De plus en plus intrigant.

— Je vous avais interdit de l'amener ici, siffla tout à coup Seti, sans quitter l'autre des yeux. Ne l'avais-je pas expressément souligné, Demetria ?

— Voyons, nous sommes entre personnes de bonnes... commença la vieille bique.

— Tu n'es pas le bienvenu, Valandil ! reprit le mage. Il me semblait que j'avais été suffisamment clair, mais visiblement ce n'était pas le cas !

— Sehen ! Vous ne pouvez pas le laisser s'adresser à nous de la sorte ! intervint Roxane.

— Sortez tous ! cria Seti. Vous ne parlerez pas à la nouvelle gardienne tant que vous ne respecterez pas les termes de notre accord !

— J'ai le droit de faire la connaissance de l'élue, que cela te plaise ou non, murmura une voix sourde, glaçante. Si je ne la rencontre pas ici, ce sera ailleurs. Peut-être préfères-tu que j'aie un entretien privé avec elle ? menaça-t-il doucement en levant la main.

Des éclairs apparurent au bout de ses doigts et leurs crépitements résonnèrent dans un silence de mort. Je sentais sa puissance et elle était impressionnante ! Le visage de Seti exprimait toute sa détermination à lui faire face, et un sentiment désagréable enfla dans mon estomac. Je ne doutais pas des pouvoirs de mon ami, mais quelque chose me gênait profondément chez ce type. Il fallait que je fasse quelque chose pour éviter que la situation ne dégénère. Je réfléchis à toute vitesse et me lançai :

— Bon, ben moi, je n'ai pas que cela à faire. Je me casse. J'ai faim !

Je leur fis un petit signe de la main, me retenant de rire devant leurs mines ahuries ou choquées, et me glissai à l'extérieur comme une voleuse. Je fermai la porte et tendis l'oreille pour vérifier que mon départ provoquait l'effet désiré. J'entendis une voix aigrie s'indigner d'un grave affront et je me détendis instantanément.

— C'est bien joué, susurra Alistair dans mon dos.

Je sursautai, prise en flagrant délit et m'écartai précipitamment.

— J'hésitai à entrer, continua-t-il, mais je n'aime pas la chair des magiques. Trop dure. On ne sait jamais vraiment l'âge qu'ils ont avec toutes leurs potions et leurs sorts ! Regarde cette Demetria, par exemple ! Elle a deux cent cinquante-huit ans ! Tu aurais envie, toi, de manger un steak de deux cent cinquante-huit ans ? Pas moi ! C'est bon pour choper la salmonelle ou autre chose dans le genre ! Crois-tu que je pourrais l'attraper ? Parce qu'elle se développe aussi sur la viande. La chair morte, j'entends, alors peut-être que je pourrais être infecté. Pas que je le veuille, hein... Mais pour en revenir à cette confrontation, j'étais sûr que tu allais trouver une idée. Tu n'as pas ton pareil pour t'humilier ou passer pour une imbécile ! C'est tellement rafraîchissant !

— Alistair ! La ferme ! criai-je, pour interrompre ce déferlement de paroles.

— Tu me brises le cœur à chaque rencontre, se plaignit-il dramatiquement.

— Pourquoi parles-tu autant ?

— Parce que j'ai faim ! Je papote toujours trop quand j'ai besoin de manger !

Je lui jetai un regard furibond, l'attrapai fermement par le bras et l'entraînai dans mon sillage. Je n'eus pas le temps de faire dix mètres que la porte de la bibliothèque s'ouvrit à la volée, livrant le passage au petit groupe. Le fameux Valandil avança jusqu'à moi d'une démarche bizarre, comme s'il glissait sur le sol, un peu comme dans les films d'horreur. Il passa devant moi en me jetant un regard intense.

Il me glace le sang, celui-là !

La vieille bique le suivit de près et elle ne m'accorda pas un seul coup d'œil. Je ricanai, certaine qu'elle était tout à fait consciente de ma présence. Elle accéléra le pas en maugréant, et j'éclatai de rire.

Bien fait !

— Elle doit être dure sous la dent, murmura Alistair, visiblement affamé.

Je me retournai pour me rendre compte que Seti discutait avec animation avec les trois derniers sorceris. Il semblait toujours très tendu. Béryl l'abandonna et se dirigea vers nous d'une démarche gracieuse. Sa beauté était si pure et lumineuse que je la contemplai un moment sans rien dire, comme une petite fille devant une princesse de conte de fées.

— Je suis ravie d'avoir fait votre connaissance ! Bonjour à vous, Alistair, minauda-t-elle en battant des cils.

— Quel plaisir de vous admirer, douce Béryl, susurra le zombie en s'inclinant pour... beurk ! Lécher sa main ?

Dégoûtant !

La magicienne émit un rire de gorge charmant.

— Vous êtes incorrigible, mon cher, le gronda-t-elle.

— Et vous êtes délicieuse ! Comment résister à cette peau parfumée ?

Est-ce qu'il la drague ou est-ce qu'il veut la dévorer ?

Il continua son manège et la jeune femme se contenta de glousser.

Mais c'est qu'elle a l'air d'aimer cela !

Je restai là à observer leurs roucoulades avec stupéfaction. Heureusement qu'il n'avait jamais essayé de lécher ma main de cette manière, sinon je l'aurais envoyé dans le mur illico presto.

Je me tournai pour voir où en était Seti. La discussion semblait s'être calmée même si le mage était toujours contrarié. Sehen se tenait dans l'embrasure de la porte. Il me couvait d'un regard énigmatique.

Pourquoi ne vient-il pas me parler ?

J'entendis Seti prendre congé. Nos yeux se croisèrent un bref instant. Je haussai un sourcil, exprimant ainsi mes questions muettes, mais il se détourna et partit à l'opposé. Je soupirai, une nouvelle fois agacée d'être laissée dans l'ignorance. Ma frustration grimpa en flèche.

Des fourmillements naquirent le long de mes doigts, créant une impression d'inconfort général. Ma respiration se fit difficile et une sensation d'oppression m'étouffa. J'essayai de contrôler mon début de crise pour ne pas craquer en public. Ces manifestations de stress étaient de plus en plus fréquentes et elles gagnaient en intensité depuis quelques jours. J'inspirai un peu d'air et m'aperçus qu'Alistair tentait de communiquer. La magicienne, elle, me dévisageait avec attention.

— Tout va bien, rouquine ? questionna-t-il.

— Oui.

— On ne dirait pas.

— Mêle-toi de tes affaires, Zomb ! J'ai dû manger un truc qui ne me convient pas !

— Vous avez toujours autant de succès avec les femmes, Alistair, murmura Béryl sans me quitter des yeux.

— Elle m'adore, mais elle a un peu de mal avec mes penchants alimentaires, expliqua-t-il.

— Qui n'en aurait pas, mon cher ? répliqua-t-elle en laissant échapper un rire cristallin.

— Touché ! Mais vous savez bien que je sais me tenir, ma dame.

— En effet, sourit-elle.

— Je dois y aller, marmonnai-je en secouant la tête en signe d'au revoir.

Je n'avais plus de temps pour la politesse. Une violente douleur me vrillait les mains. Je courus presque jusqu'à la sortie, et quittai la demeure sans demander mon reste. Je m'enfonçai dans les bois à la hâte, essayant de retrouver mon calme. Contrairement à d'habitude, les bruits familiers de la forêt ne m'apportèrent aucun réconfort. La sensation d'oppression devenait de plus en plus insoutenable et mes doigts me brûlaient. J'interrompis ma course pour vérifier mon poignet. Le serpent était toujours inanimé, mais il était d'un or flamboyant virant sur l'orangé.

Qu'est-ce qu'il se passe ?

Une vague de chaleur intense traversa mon corps, me coupant le souffle. Je tombai à genoux, serrant mes bras contre ma poitrine dans un geste futile pour atténuer la souffrance. La sensation s'amplifia jusqu'à me faire gémir. La chair de poule couvrit mes membres et la sueur coula le long de mon cou. Ma vision se teinta de pourpre et mes sens se brouillèrent complètement.

La chaleur reflua vers l'extrémité de mes ongles et des éclairs jaillirent de mes mains comme de l'électricité. Je regardai avec stupéfaction les étincelles rouges qui crépitaient entre mes doigts. Fascinée autant qu'horrifiée par ce spectacle, je n'osai plus faire un geste.

Bouge-les, m'intima la voix dans ma tête.

Je remuai prudemment le pouce et l'index et aussitôt l'énergie rougeoyante s'élança vers les arbres qui explosèrent littéralement. Je contemplai le feu puis mes mains, bouche bée.

C'est quoi encore ce bazar ?  



*Morticia Addams est un personnage emblématique de la série, la Famille Addams, représenté avec de longs cheveux sombres, blêmes, et vêtue de noir.

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