Chapitre 1 version officielle

Le village était si petit vu d'en haut. Du sommet de son arbre, Shane observait la vallée, tentant de découvrir de nouveaux détails qu'elle aurait ratés en quinze ans d'existence. Il y avait parfois de nouvelles formes dans les nuages, des mouvements dans le paysage, des visiteurs de passage, mais rien de révolutionnaire. Il n'y avait jamais rien de révolutionnaire à Helyha. Le village était petit même vu d'en bas. Cela faisait des années qu'elle vivait ici et ce hameau était toujours le même. Un charmant havre de paix perdu au milieu de la Montagne Rose, remplis de charmants habitants avec de charmantes traditions dans leurs charmantes maisons dans une charmante vallée que les charmants sapins protégeaient du vent et l'empêchait d'abîmer cet endroit de briser ses charmants murs et de faire voler en éclat sa monotonie charmante.

Elle soupira. Elle aurait voulu que cette prospérité se perde, avalée par des horreurs quelconques ; que le sol s'ouvre sous ses pieds pour qu'elle disparaisse et qu'on oublie enfin son nom. Ici, il n'y avait rien à espérer. Il n'avait que sa mère pour faire des choses pareilles. Depuis sa naissance, elle lui rabâchait sans cesse qu'elle aurait un avenir extraordinaire, qu'il le fallait, qu'elle était spéciale, unique. Si elle avait bien voulu y croire au début, au bout de huit ans d'existence, elle avait commencé à douter comme on doute de tous les contes de l'enfance. Quand elle avait tenté de la confronter, elle avait été privée de dessert. Sa mère était piégée dans ces illusions. Une voix douce interrompit ses réminiscences..
        — Shane ?

L'adolescente soupira. Sous le sycomore se tenait Lilaï, la fille qu'elle devait considérer comme sa meilleure amie. Elle l'appréciait mais sa présence lui pesait parfois.

— Je te cherchais, je savais que tu serais ici. J'ai juste pris un peu de temps pour monter. Dis, je ne veux pas te déranger mais tu es obligée d'aller ici à chaque fois ? Je voulais te voir pour qu'on puisse dessiner. Est-ce que tu es d'accord ?

Shane lâcha l'écorce qu'elle manipulait machinalement et regarda Lilaï. C'était pénible de l'entendre sans cesse demander l'autorisation.  Elles faisaient la même chose depuis des années. Ce n'est pas aujourd'hui que ça allait changer. Elle baissa son regard sur son  amie. Si elle n'avait pas été aussi timorée, elle aurait pu être très intéressante. D'abord, elle était intelligente. Quand elles étudiaient encore, elle répondait parfaitement la plupart du temps, réalisait des devoirs soignés et emplis d'une réflexion agréable. Cependant, elle n'aimait pas avoir un avis sur les choses et laissait aux autres le soin de choisir ce qu'elle penserait. Cela ne l'empêchait pas d'avoir de bonnes idées quand on insistait pour avoir son opinion.

En plus d'être maligne, elle était jolie. Des cheveux roux vagabondaient dans son dos, ses boucles comme les vagues d'une mer de flammes. De longs cils battaient l'air au-dessus de ses yeux d'un brun sombre et pur. Elle était grande, elle devait presque faire une dizaine de centimètres de plus que Shane. Cela ne se voyait pas. Toujours courbée, les jambes serrées, les doigts nerveux perdus dans des plis de tissu, elle donnait toujours des airs d'enfants.

Elle était arrivée au village il y a six ans, petite orpheline terrifiée ayant perdu ses parents dans une guerre dont elle avait oublié le nom. Shane, pas timide pour un sou, l'avait prise sous son aile, et rassurée, heureuse de l'attention que le village portait à la jeune fille. Hélas, son tempérament ne s'arrangeait pas et au bout d'un an, l'orpheline avait cessé d'être le centre de toutes les attentions. Il y avait toujours de temps à autre, une petite rumeur qui se lançait aussitôt mais Shane, enfant débrouillarde d'une mère excentrique attirait davantage l'attention.

— Shane ? Pour le dessin ?

— Bien sûr que je suis d'accord Lilaï.

Elles commencèrent leur lente redescente. Le pas lourd, les mains sur les troncs d'arbres pour s'équilibrer, il y avait un air religieux dans cette procession quotidienne. De temps à autres, Shane se tournait vers Lilaï pour l'aider quand le chemin était trop escarpé. Des pierres roulèrent, des branches craquèrent, mais aucune des adolescentes ne glissa. Ces amoncellements de racines et de terre avaient un goût d'habitude.

Au bout d'une dizaine de minutes de marche, elles arrivèrent en bas. À leur droite, se trouvaient les dernières maisons d'Helyha. Elles étaient arrivées à l'extrémité du village. Devant elles, se tenaient un promontoire rocheux, dont le sommet était accessible grâce à une échelle taillée dans la pierre. Elles montèrent, l'une après l'autre. Elles arrivèrent sans encombre en haut. Le promontoire était assez large, il s'étendait sur sept mètres par côté. Nulle barrière ne protégeait d'une chute fatale. Une longue-vue était postée là, à l'avant. Elle devait sûrement servir à une lointaine époque où Helyha était une place stratégique d'un point de vue militaire. Le promontoire n'était pas exceptionnel, mais la vue autour pouvait se targuer de l'être.

D'abord, le soleil de midi, ocre et fier, les hauts sommets tutoyant les nuages toujours recouverts d'un voile de neige, puis les flancs de roches froids et dénudés, les forêts de sapins impénétrables, les plateaux et leurs petites grottes, les cascades aux ondes chantantes, les petits ruisseaux, les grands lacs, les hameaux, le vent qui sentait le monde,  qui hurlait le froid et le chaud et partait dans la vallée qui s'étirait à l'horizon, glorieuse, infinie. Le monde était bien plus grand qu'Helyha, pourtant Shane n'avait connu que ça.

Dans ces moments-là, elle n'était plus si sûre de vouloir partir.  Les séances de dessin avec Lilaï étaient sans doute les plus beaux moments de ses journées d'été. C'était rare qu'elle la dépasse dans quelque chose et qu'elle soit plus qu'un fardeau sur ses épaules. Shane sourit et regarda son amie ouvrir sa pochette sombre. Elle en sortit des crayons aux bouts machouillés, des pigments colorés, une bouteille d'eau qui tournait au verdâtre, un petit pot, des pinceaux, quelques feuilles jaunies, triant celles sur lesquelles on avait déjà griffonnées et les autres, dont les trésors cachés n'attendaient que quelques coups de crayons pour être révélés.

Dans un silence rituel, elles prirent chacune une feuille et commencèrent à dessiner. C'était dans le mouvement des crayons et des pinceaux que Shane aimait le plus Lilaï. Quand elle ne lui demandait pas son autorisation,  qu'elle ne doutait pas, qu'elle ne pleurait pas, la jolie rousse faisait une artiste formidable.

Au bout d'une trentaine de minutes, les dessins furent achevés. Elles se tournèrent l'une vers l'autre pour se montrer leurs œuvres d'art respectives. Lilaï commença. Elle tourna sa feuille vers Shane et celle-ci ne put s'empêcher un soupir d'admiration.

Le croquis réalisé par la rousse méritait bien cet éloquent éloge : sur sa feuille se dressait la vallée. Bien qu'il ne s'agisse que d'une réplique de toutes pièces dessinées, elle convainquait facilement. Parce que quand Lilaï dessinait, on ne faisait pas que voir : on y sentait l'odeur des arbres, le froid nous mordait les épaules et si on tendait l'oreille, on entendait le bruit du vent. À défauts d'être plus vrais que nature, ses dessins étaient vrais.

Ce fut ensuite au tour de Shane de montrer son œuvre. Après, quelques secondes de réflexion, son amie trouva de quoi il s'agissait.

— C'est moi ? C'est un drôle de portrait.

Le portrait en question tenait plus du bonhomme bâton raté : une tête asymétrique au possible, des yeux globuleux et difforme, un corps qui tenait en cinq traits — deux pour les bras, deux pour les jambes et un pour le torse —, et une chevelure composé de ronds oranges fluos. Shane ne se vexa pas à la remarque. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'était plus jalouse de Lilaï. C'était bien plus confortable d'être dépassée que d'être constamment obligée de veiller sur elle.

Quand elles eurent fini de ranger leur matériel dans la pochette, elles décidèrent qu'il était temps d'aller manger. Le soleil leur léchait les poignets. Elles allèrent manger sur la grand place d'Helyha, comme à l'accoutumée. Là-bas, entre les statues des Pacificateurs et les visages connus, elles mangeaient ce que les réapprovisionnements aléatoires du village leur permettaient. Par chance, l'été était la meilleure saison de ce point de vue.

Après le repas, elles se séparaient pour quelques heures. Plus jeunes, elles passaient toute leur journée ensemble mais ce n'était plus le cas depuis quelques années. Shane ne savait plus comment cela avait commencé mais ça lui allait très bien.  C'était sans doute sa décision à elle d'ailleurs.

Alors que Lilaï prit une petite rue pour aller on ne sait où, Shane prit la grande allée, tourna deux fois à gauche et partit vers la maison la plus excentrée du village, dans l'espoir d'y retrouver Yohan.

Ah Yohan, qu'il était beau Yohan ! C'est ce que pensait Shane, c'était le seul garçon de son âge qui vivait à Helyha, il était forcément beau, c'était comme ça dans tous les livres. Et puis ils étaient forcément fait pour être ensemble, ils étaient vaguement amis depuis l'enfance, alors un jour, après avoir voyagé, ils se marieraient sûrement. C'est ce que disaient les livres et les gens du village. Alors, c'était indiscutable.

Elle toqua à la grande porte. La maison de Yohan l'impressionnerait toujours. Ils avaient un étage en plus du simple grenier et les pièces de vie étaient deux fois plus grandes que celles de bâtisses ordinaires. L'avantage d'être un fils de pacificateurs. Le jeune homme avait à peine ouvert que Shane commençait déjà à débiter.

— Je viens de finir de manger, tu voudrais venir te promener avec moi ? Vu qu'aujourd'hui, il n'y a pas de travaux à faire dans le village, qu'il n'y a rien à pêcher, pas de bois à couper, on pourrait aller dans les bois et courir entrer les arbres ça pourrait être vraiment très bien, ça t'éviterait de rester seul chez toi et de t'ennuyer.

Shane cessa son monologue et reprit son souffle. Il fallait qu'elle arrête de parler pour ne rien dire. Elle leva la tête pour le regarder dans les yeux en attendant sa réponse. Yohan faisait une bonne tête de plus qu'elle. C'était charmant, un homme grand était forcément charmant. D'autant plus qu'il avait des cheveux ébènes et des yeux d'un bleu qu'elle aurait trouvé aussi pur que l'océan si toutefois elle l'avait déjà vu. Son nez tordait un peu vers la droite et son menton proéminent semblait vouloir le rejoindre. Mais quand on est brun aux yeux clairs on peut tout se permettre, y compris un visage disharmonieux. Après une éternité qui tenait plus des trois secondes, le jeune homme lui répondit.

— Oui pourquoi pas.

Ils commencèrent à marcher. Shane aimait se promener avec Yohan. Elle n'avait pas à se soucier de sa vitesse, elle n'avait pas à vérifier si elle était toujours suivie comme elle avait à le faire avec Lilaï. Elle n'avait pas à subir ses propositions intempestives d'activités, il ne venait jamais la déranger, ne lui parlait jamais si elle ne venait pas d'abord ce qui lui assurait de toujours pouvoir voir le jeune homme quand cela lui plaisait. C'était l'élégance ultime que de laisser les gens toujours prendre l'initiative.

Lilaï, elle, n'avait de cesse de la chercher, de lui proposer de dessiner, de l'appeler pour aider aux maigres tâches qu'il restait à accomplir dans ce village prospère qu'était Helyha, de lui demander des conseils, de l'attention, de lui poser des questions. C'était agaçant de l'avoir ainsi sur le dos.

Arrivée au niveau de son sycomore, Shane jeta un œil rapide sur la vallée. Le village n'avait toujours pas bougé. Elle ne s'y attarda pas, elle était avec Yohan et comptait bien en profiter. Elle poursuivit sa route entre les racines et les pierres. Sous les sapins, la lumière s'échappait. Les rayons virevoltaient entre les buissons et les fleurs sauvages. Dans la forêt, le soleil n'avait pas à éclairer un espace entier. Il n'était pas contraint à une monotonie routinière. Les lueurs joueuses de l'après-midi se frayaient un chemin parmi les arbres dans une danse innocente, loin des plaines froides et des plateaux.

Soudain, Yohan s'arrêta pensif. Il se tourna vers Shane. Elle le regarda dans les yeux, suspendue à ses lèvres. Qu'allait-il déclarer ? Allait-il lui dire son amour et sa fidélité ? Allait-il l'embrasser au milieu des arbres ? Mieux, allait-il lui proposer de partir, de fuir Helyha en abandonnant lâchement tout le monde ? Ce serait si romantique ! Et puis ça ne serait sûrement pas l'avenir glorieux auquel la destinait sa mère. Elle serait déçue. Cela lui plaisait.

— Je me demandais Shane. Tu sais ce que fait Lilaï à cette heure-ci ?

Elle secoua la tête. Ce n'était pas vraiment une question qu'elle se posait. Elles se séparaient toujours à cette heure-ci, sans vraiment savoir pourquoi. Cela ne la dérangeait pas. Pouvoir marcher dans les bois sans être dérangée par l'orpheline, aller voir Yohan ou prendre un chocolat chaud chez n'importe lequel des couples âgés qui demeuraient au village. Faire partie des huit mineurs qui demeuraient au village avait ses avantages. D'autant qu'elle pouvait alors en profiter, sans une Lilaï constamment en train de la chercher pour rester avec elle.

Yohan fut étonné qu'elle ne se soit jamais posé la question. N'étaient-elles pas amies ? Shane haussa les épaules. L'amitié était-elle une raison pour tout savoir des autres ? Yohan semblait plutôt d'accord pour dire que si les gens pouvaient avoir des secrets, ne pas savoir ce que part faire ta meilleure amie quand vous vous séparez était quelque chose de plutôt inquiétant.

La brune éluda la question et ils continuèrent à marcher.  Au bout de trois heures, ils se décidèrent à rentrer. Malgré une sympathique promenade dont l'apogée avait été le tour du lac d'Ya où Shane avait gagné la course qu'elle avait faite avec Yohan, son esprit était occupé. Que faisait Lilaï quand elle n'était pas avec elle ? Elle essayait de penser à autre chose mais elle était taraudée par ce questionnement futile. Savoir ce que faisait Lilaï romprait sans doute son temps de tranquillité journalière mais elle voulait savoir. Elle était presque vexée que l'orpheline ne lui ait jamais dit. N'était-elle pas assez bien pour savoir ? C'était très bien qu'elles se séparent mais une curiosité sourde montait dans sa poitrine.

Elle salua Yohan qui repartait vers chez lui distraitement. Il était tard. Elle allait rentrer pour se reposer.

Elle s'arrêta devant chez elle. Il lui fallait toujours un temps d'hésitation pour rentrer, retrouver sa mère, sa folie et les rêves illusoires dans lesquels elle souhaitait entraîner sa fille à sa suite. Shane ouvrit la porte à deux doigts, le regard hésitant. Un silence absolu l'accueillit. Cassandre n'était pas là. Elle fit un tour de la pièce de vie, de la cuisine et des chambres pour vérifier. Personne. Un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres. Elle partit s'avachir sur son lit. Elle se relèverait sans doute ensuite pour aller manger ou retrouver Lilaï pour tenter de regarder le coucher du soleil. Mais pour le moment, elle pouvait être tranquille. Elle attrapa un livre à sa gauche.

C'était un vieux carnet d'école dont elle n'avait jamais fait l'usage à l'époque. Une fois l'année finie, elle avait décidé de s'en servir pour lutter contre l'ennui. Elle notait dedans de nouvelles choses à tester, afin de rendre sa vie plus palpitante. Cela faisait longtemps qu'elle n'en avait pas fait usage. La poussière ternissatit sa couverture. D'un geste vif, elle l'effaça. Elle allait pouvoir enfin s'en servir à nouveau. Sur son carnet, elle nota. Voir ce que fait Lilaï quand elle ne me cherche pas.

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