8 - Moi-même

La paisible clairière chantait encore, de ses oiseaux et de ses fontaines, jouant également du sifflement de la brise dans les feuillages verdoyants des cimes.
Des prières montaient également, venant de deux soldats rongés par la vie et par la mort, à genoux et en pleurs face au corps sans vie d'une jeune fille qui avait survécu à la guerre et aux démons pour mourir terrassée par la faim.

Une rapide sépulture fut érigée, une couverture de gravats voilant Idyl tel un linceul de sable.
Lyra avait vu, au cours de sa vie, au cours de ses guerres, des centaines de jeunes gens, encore des enfants à l'air innocent, perdre la vie par la lame, par les flèches ou par la faim lors de sièges.
Elle avait en fait vu des milliers de gens mourir, quel que soit leur âge, quel que soit leur métier, leur richesse ou leurs rêves.
Et pourtant, elle ne se rendait réellement compte que maintenant, que pas une seule fois une larme n'avait coulé le long de ses joues à la mort de qui que ce soit. Jamais.

La dernière fois qu'elle avait pleuré, elle devait avoir onze, douze ans peut-être, quand elle fut vendue à ceux qui allaient devenir sa "famille". Et mourir, un à un, jusqu'à ce que de sa "famille" il ne reste plus qu'elle.

Bien sûr, elle ne voulait pas s'en rappeler. Ces souvenirs étaient comme des poignards chauffés à blanc qui avaient déjà porté leurs marques dans le passé, mais que voulez-vous... J'ai mes faiblesses, également.

Et je ne pouvais pas résister à l'envie de lui rappeler chaque détail de ces fantastiques poignards. En les lui faisant à nouveau goûter la sensation de la lame.
Bien sûr, ses parents ne l'aimaient pas. Qui l'avait déjà aimé ? Personne. Alors la vendre à une troupe de mercenaires était sans aucun doute la meilleure chose à faire pour s'en débarrasser. "Tes parents auraient dû te jeter en pâture à des porcs, tu aurais été plus utile ainsi", chuchotais-je à ses oreilles.

Cet événement marquait la date de ses dernières larmes. Si tôt embarrassés d'une recrue incompétente au possible, ses nouveaux "parents", en la personne de mercenaires, ne la voyant guère plus que comme une esclave, la soumirent à un entraînement intensif dans le but que cette pauvre gamine inutile puisse un jour servir sur le champ de bataille.

Pour ne pas être dérangés par les aléas de la physiologie féminine, un chirurgien-marabout s'était affairé à crever ses ovaires, pour éviter que la nature n'indispose la guerrière une semaine par mois.
C'était sans doute gratuit de ma part, mais je lui glissais donc deux autres poignards; "tu ne pourras jamais avoir d'enfant", "tu n'es pas une vraie femme". Ces mots la touchèrent en plein cœur.

Bien sûr, elle avait été battue, isolée, malmenée à la limite de la torture, abusée - dans tous les sens du terme, évidement - par ceux qu'elle devait respecter comme ses parents, alors leur mort ne devait pas être si grave pour elle. "Tu ne t'attaches à personne", lui soufflais-je dans le doute.

Et puis, une fois indépendante, elle avait marché dans les traces de ses tuteurs et était restée sur le chemin de la guerre, de la mort, des massacres et des tueries. Elle ne savait même pas combien de vies elle avait ôté dans la sienne. "Des familles entières pleurent à cause de toi, et maudissent ton nom."

Et puis la voilà face à la tombe fraîchement finie de cette fille. La connaissait-elle ? Noooon, tout ce que Lyra avait su d'Idyl était qu'elle était jeune et avait faim. Alors, le fait qu'aucune larme ne vienne entacher la joue de la mercenaire ne m'étonnait qu'à moitié, à vrai dire. "Tu ne pleures pour personne", "Tu n'aimes personne, et personne ne t'aime", lui chuchotais-je à l'oreille. Suivi d'un banal "Elle est morte par ta faute", pour achever en beauté.

— C'est faux, répondit-elle à voix basse.
Me répondait-elle... personnellement ? Curieux.
Je pris tout de même le temps de lui répondre.

Si. Elle a pris ton épée. Si tu ne t'étais pas laissée faire, elle serait en vie, lui répondis-je.

— Elle... elle mourait de faim...

Hesje avait encore une rilarre... Elle pouvait encore être sauvée, mais elle est morte par ta faute.

- C'est... faux...

Tu peux te mentir à toi même si ça te fais te sentir mieux. Comme tu mens à tous sur ton sexe, sur ce que tu es vraiment. Comme Hesje te ment sur sa relation avec les démons.

— Tais-toi...

Tu ne peux pas me faire taire, tu le sais. Tu sais déjà tout ce que je dis. Je ne dis que la vérité, et ça aussi tu le sais. Il n'y a que la vérité qui blesse. »

Je m'arrêtais là pour le moment, la laissant seule avec ses propres incertitudes.
Lyra était à genoux, et malgré ses efforts pour tenter de paraître humaine, aucune larme ne souilla sa peau.
Hesje pleurait, lui. Il essayait de rester digne, mais son masque impénétrable et sans émotions se brisait sans cesse par un sanglot qu'il ne parvenait même plus à essayer de contenir.
Entre la femme qui essayait de pleurer, mais qui n'y arrivait pas, et l'homme qui ne voulait pas pleurer mais qui ne pouvait pas se contenir, il y avait autour de la sépulture d'Idyl un bien étrange recueillement.

« Nous avons rencontré les huit formes connues, demanda-t-elle, un vide profond dans la voix.

— Oui... normalement, sanglota Hesje, heureux de changer le sujet.

— Alors c'est fini ?

— Je ne pense pas. J'ai... mon...
Il inspira un grand coup.
— mon secret, cracha-t-il comme si ces mots lui brûlaient la gorge.

Lyra resta muette, le regard toujours perdu sur la tombe d'Idyl.

— Lors de l'attaque de l'essaim des Œstants, j'ai été piqué par une de ces saletés. Je ne voulais rien dire pour ne pas vous faire peur, mais quand les souffrants sont sortis, quand j'ai vu ce que devenaient ceux qui étaient touchés...
Je tiens le coup uniquement grâce à mes fruits, ça estompe la douleur, mais demain au plus tard je ressemblerais à un de ces monstres.
J'ai déjà commencé à muter, avoua-t-il en découvrant son bras. Sous sa peau pâle remuaient des veines granuleuses aux couleurs rosâtres, qui gonflaient le membre de Hesje comme les horribles boursouflures que présentaient les souffrants avant que leur état n'empire. Plus loin, la peau ne ressemblait plus qu'à un champ de petites pustules serrées les unes contre les autres.

Et... ajouta-t-il au bord des larmes, je n'ai plus qu'une dose de raquarre, après quoi je connaîtrais la même douleur que les souffrants...

— Ça ne dure que trois jours, c'est ça ? Après ça ira mieux ? T'avais dit que ça durait que trois jours et qu'il fallait juste attendre que ça passe !

— C'est ce que je croyais aussi ! Mais... jamais je n'avais vu les piqués se métamorphoser en... ces choses... Alors, Lyrel... j'imagine que ce n'est pas ton vrai nom ?

"Bien sûr que non. Tout ce que tu sais d'elle n'est qu'un éhonté mensonge."

— C'est Lyra, dit-elle à mi-mot, les yeux rougis mais toujours incapables de pleurer.

— Lyra, je t'en supplie. Dès l'instant où l'effet de mon dernier antidote sera estompé, si je te demande de m'achever, fais-le ou laisse-moi ici.

— C'est hors de question, répondit-elle sèchement.

"C'est normal que tu ne puisses pas, tu es faible."

— Je suis condamné, Lyra ! Rester à mes côtés ne servira à rien d'autre qu'à te faire souffrir en me voyant lentement agoniser, alors par pitié pour ce qu'il me reste d'honneur, achève-moi quand je n'en pourrais plus.

"Il sait tout comme toi que tu en seras incapable. Tu es bien trop faible."

Il retint un autre sanglot pour tenter de paraître plus fort que le mal qui le rongeait.

"Pathétique."

— Et puis... je préfère honnêtement offrir ma vie à une camarade plutôt qu'à ces démons. »

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