6 - Razzia

Le monstre à face de sourire ne revint pas de toute la nuit. Ils avaient alterné les tours de gardes, pendant que l'autre ne somnolait qu'à moitié, et il n'était pas revenu.
« Il sentait notre peur, se justifia Hesje auprès de Lyra, qui était peut-être trop insistante sur le sujet. Dès l'instant où l'on a cessé de le craindre pour le combattre, nous ne l'intéressions plus. Les fruits étaient des raquarres ; avec eux tu n'aurais pas eu peur de lui. Et, si ma théorie était fausse, ça nous aurait quand même donné la rage de l'occire.

— Comment tu peux savoir ? s'énerva Lyra. Comment tu sais qu'il sent la peur ?! Comment tu peux deviner, juste comme ça, qu'il ne se nourrit que de notre peur ? Tu sais beaucoup de choses, mais tu les caches !

— C'est vrai, avoua-t-il. Je connais ces créatures. Je les connais toutes.
Avec un soupir, il s'assit, et dessina un pentacle sur le sol, à l'aide d'un bâton. À chaque extrémité des branches de l'étoile il dessina un petit cercle décoré de symbole.

Les cinq démons, décrivit-il. Un chevron pour la Peur, une lame pour la Guerre, un point pour la Famine, cinq pointes pour la Maladie et des créneaux pour la Souffrance.

— Et la Mort ?

— Pas dans ce schéma. Certains la représentent au centre-même du pentacle, dit-il en ajoutant un cercle complet pour la Mort.
Chacun des liens qui unit les Démons est un des Enfants Spirituels. Comme tu peux le voir, il y a dix liens en tout entre chaque point ; il y a donc dix Enfants. Je n'en connais que huit.

Il prit un bâton plus gros pour repasser sur certains traits.
- La Souffrance et la Maladie créent les Œstants.
La Guerre et la Maladie forment les Lambtonides, les gros serpents qui se dédoublent.
L'horreur sans nom qui a pris le bras droit de Frhel relie la Peur à la Famine.
La bête de cette nuit unit la Peur et la Guerre, et se nomme Çryre.
On ne l'a pas vu, mais je soupçonne l'Infect d'avoir affamé Idyl, ainsi que les souffrants. Celui-là associe la Maladie et la Famine.

- Est-ce qu'il y en a un... qui ressemblerait à un mille-pattes, avec des lames à la place des griffes ?

- Le... le Faiblicide ? Il est fils de la Guerre et de la Souffrance, et on raconte qu'il ne laisse personne en vie dans son sillage. Tu en as entendu parler ?

- Je l'ai... vu.

Le silence dont fit preuve le caporal-chef suffit pour transmettre son incompréhension, puis son respect envers la survivante. Bien qu'elle-même ne soit guère plus qu'une renégate ayant déserté.

- Bien, reprit-il après ce long silence lourd de sens.
Je ne sais pas quelle malédiction nous touche, mais il semble que les démons nous envoient tous leurs enfants, un à un.
Il en reste... quatre, compta-t-il sur son schéma, dont deux dont je ne sais rien.

De la Famine et de la Souffrance naît le Tantale, informa-t-il en repassant le trait.
Et de l'union de la Famine et de la Guerre émerge la Razzia. Restent donc..., chercha-t-il sur son pentacle, l'enfant de la Souffrance et de la Peur, ainsi que celui de la Maladie et de la Peur. Théoriquement. »

Lyra semblait boire ses paroles sans se poser la moindre question sur la provenance de ces savoirs occultes. Inadmissible.
"Il en sait beaucoup, tout de même...", lui soufflai-je à l'oreille.
"C'est suspect", rajoutais-je alors que le doute fleurissait lentement dans son esprit.

« Et comment tu sais tout ça ? finit-elle enfin par demander.

— Il y a des choses qu'il vaudrait mieux ne jamais savoir, dit-il en restant le plus évasif possible.

Elle attrapa le menton du soldat pour le tourner vers elle et plonger ses yeux dans le regard étonné de Hesje.
— Je répéterai autant de fois qu'il le faudra pour avoir ma réponse : comment as-tu appris tout ça ?

— À la dure.

Lyra prit deux bonnes secondes pour comprendre ce qui devait sans doute être une blague.
— Ne te fous pas de ma gueule ! lui hurla-t-elle suffisamment fort pour tirer Frhel et Idyl de leur sommeil, en levant la main qui n'agrippait pas le visage fermé du militaire pour amorcer une monumentale claque.
La baffe de Damocles resta en suspends quelques temps, avant que Lyra ne relâche son emprise et ne laisse tomber le soldat, sous les yeux ébahis d'Idyl et le regard morne et sans couleur du doyen estropié.

Un soudain bruit de craquement retentit au loin dans les bois, comme si un arbre entier venait de s'effondrer. Ou d'être broyé.
La petite bande de déserteurs ne mit pas plus de temps à comprendre qu'une nouvelle abomination les prenait en chasse. Au moins, dans l'esprit de la mercenaire, il ne restait plus énormément de créatures à affronter avant d'enfin être libérée de cette chasse à l'homme épuisante ; et ce d'une manière ou d'une autre. Il n'en restait que quatre, avait dit Hesje, dont deux dont il ne savait rien. D'un autre côté, il n'avait rien dit non plus sur ceux qu'il connaissait.

Idyl se leva et réclama un fruit pour atténuer sa faim, tandis que Lyra s'approcha de Frhel, dont l'absence de réaction l'inquiétait fortement. Hesje, bien que pressé, prit le temps de soigneusement épépiner le fruit avant de le donner.
Le vieux se leva lentement, dégaina maladroitement son arme de la seule main qu'il lui restait, et prononça un étrange discours d'une façon complètement détachée de la réalité, le regard perdu dans un vide profond et invisible.
« J'en ai assez de fuir. J'en ai assez de me cacher. Si je dois mourir, autant que ce soit en homme, pas vrai ? Je vais renvoyer ces démons dans l'enfer d'où ils proviennent, ou au moins essayer de le faire.
Si y'en a, ne serait-ce qu'un d'entre vous, qui réussit à s'en sortir grâce à moi, alors ça aura pas servi à rien. »

La mercenaire tenta dans un premier temps de le convaincre de fuir, puis de tirer cette montagne de muscles en sûreté, mais ces deux tentatives furent aussi inefficaces l'une que l'autre.
« Pars. Je vais me faire ce démon. », rajouta-t-il en posant une garde fragile de son bras gauche.

Lyra abandonna ses efforts et rattrapa les deux autres, qui étaient déjà partis.

Frhel resta seul et de marbre face à ce nouveau monstre hideux, écrasant les troncs qui lui barraient la route comme s'il s'agissaient de simples pousses. Il n'était qu'une grosse boule de muscles à vif, sillonnée de veines apparentes gorgées de sang chaud et munie de longs membres maigres. Partout sur cette boule de chair se présentaient des bouches détaillées, armillées de larges molaires. Autour de ces gueules étaient incrustés des globes oculaires aux pupilles anarchiques, observant partout à la fois. Il rampait autant qu'il roulait sur lui-même, dévastant tous les arbres sur son passage.

Ses griffes se plantèrent dans le sol meuble, en s'enfonçant d'au moins trente centimètres dans la terre. Chaque pupille noire et vide d'âme se tourna vers le soldat mutilé, faisant face à la bête qui mesurait bien trois fois la taille du colossal guerrier. Une gueule affreuse s'ouvrit en diagonale, un long filet de bave liant les deux lèvres gercées de veines et d'artères à fleur de peau.

Le soldat réunit tout ce qui lui restait de force et de courage pour lancer un cri de guerre ainsi qu'un assaut contre l'abominable déliquescence.

Ni Lyra, ni Hesje, ni Idyl ne sut s'il gagna ce duel improbable, mais la raison et la logique retint que le vétéran périt ce matin-ci, englouti par la Razzia.

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