Chapitre second
Chédigny, le 30 août 1956
Charles,
je manque d'un frère aîné.
Je t'envoie cette dernière lettre en espérant un jour en recevoir un retour. Tu ne peux m'ignorer éternellement. Il est difficile pour moi, ta petite sœur, de vivre séparée de toi.
À ma manière de t'admirer enfant, je t'offrais une part de ma confiance, peut être aussi de mon innocence. Te souviens-tu les longues décentes en luges aux alentours de Noël, de nos corps qui se mouvaient sur les grandes balançoires, espérant toucher le ciel du bout de nos pieds joints ? Les soirées où vêtus de noir nous tentions de voler la menthe sauvage du voisin, les orteils nus dans l'herbe du jardin, où tu courrais pour m'attraper et où nous rions aux éclats ? Tout cela me semble bien loin, dans l'euphorie d'une jeunesse résolue...
Ces fragments de souvenirs ne nous appartiennent plus. Toi qui réside désormais sur les sommets enneigés, aux confins de la Norvège... Penses-tu parfois à ceux que tu as quittés, à celle qui voyait en toi un homme attentionné, un grand frère idéal ? Tu m'es devenu inconnu, je suis devenue marginale, avec l'impression que ceux que j'aime filent entre mes doigts gelés...
Je ne t'excuse ni ton départ ni l'abandon sentimental auquel tu m'as contrainte. Nous étions deux oisillons enfermés derrière de sinistres barreaux. Un quotidien immaculé de peurs et de doutes, sous le joug de nos parents qui nous maintenaient prisonniers... Mais tu as appris à voler, moi je me suis simplement brûlé les ailes. Qu'attendais-tu pour venir libérer l'Icare suppliant que j'étais ? Tu m'as laissée dans leurs pièges...
J'ai fui cette situation infinissable, invivable, pour rejoindre notre grand-père... un homme mystérieux, qui se plonge souvent dans un mutisme dont lui seul a le secret. Je ne peux le lui reprocher. Dix-sept ans durant, j'ai vécu cachée à ses yeux tout comme il demeurait un fantôme dans les nôtres. Notre mère avait le don de dissimuler l'essentiel, et de tirer profit de notre malheur , de notre solitude. Lui semble différent. Sans même qu'il agisse, on lui devine quelque chose de particulier, un grain d'exception. D'une certaine façon, je ne l'entends pas mais je le ressens. Ni triste ni heureux, profondément confus. Je dirais même curieux... Cela se renforce lorsque j'écris. Il semble fixer la pointe de ma plume, vivre au rythme des ratures, à la force des métaphores... Et peut-être fut-il un mirage mais je crus apercevoir un sourire aux commissures de ses lèvres, aussitôt maîtrisé derrière l'air déboussolé des plus âgés. Il a du moins cet avantage d'être présent malgré le calme qui règne.
En espérant de tes nouvelles... l'Icare délaissé,
Gabrielle
...
En déposant le point final à ma lettre, je perçus comme un soupir à mes côtés. Grand-père s'était levé et s'éclipsait déjà dans la pièce voisine. Je me retrouvais quelques instants seule, à contempler la roseraie et ses délices colorées. Le faible gazouilli des oiseaux formait cette mélodie qui réchauffe un coeur. Je respirais à nouveau, après les lourds reproches adressés à mon frère...
En fermant les yeux je me laissais envelopper par la berceuse, aussi douce que le serait un bonbon à la framboise. Des images de mon enfance défilaient devant mes paupières fébriles. Je voulais répéter ce songe, je le voulais de tout mon cœur. Le sourire de Charles, la capitale flamboyante, un air au piano, le pain du petit boulanger parisien, les avenues endiablées de mon adolescence, les baisers volés, ceux de Violette...
Cette mélancolie qui m'asaillit avec tant de violence, qui m'inspirait et les rires et les larmes sembla soudain lointaine. La réalité me rappelait à elle, et, sur le rebord de la table, là où quelques secondes plus tôt ne se trouvait qu'un naperon blanc, je vis une lettre cachetée. Je compris, comme une évidence, qu'elle m'était destinée.
...et, un peu tremblante, j'ouvris la missive...
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