Chapitre dernier
Chédigny, le 29 août 1956
Ma petite Gabrielle,
excuse-moi mes manières quelque peu rustres. Je ne suis pas un grand bavard, mais j'aime confier au papier mes tourments... Vois-tu, je préfère te partager mes secrets inavoués dans de longs récits de ma main que de te les souffler de ma voix vieillissante.
J'ai pensé que tu aimerais peut-être en savoir plus sur l'homme que je suis et que j'ai été jadis. "Je suis né dans la ville d'Aubagne, sous le Garlaban couronné de chèvres, au temps des derniers chevriers " et bien que mon destin ne fut pas aussi prometteur que celui du célèbre Pagnol, j'y ai vécu une enfance comblée dont peu peuvent se vanter.
Puis vinrent mes vingt ans, le bel âge... J'y ai rencontré celle qui deviendrait ma femme, mon Amandine... Elle cueillait le muguet à l'aurore d'un dimanche de mai. Assis sur le côté, je m'étais entiché d'elle et tentait de retracer ses courbes fines au fusain. Sa robe légère voletait un peu, me laissant distinguer ses jambes. Jamais encore je n'avais vu une telle grâce chez une femme. Les jours passaient et nous nous retrouvions à l'orée du bois, comme un rituel suspendu du temps. Nous avons échangé nos premiers baisers sous le regard bienveillant des sapins et des pleines lunes grandioses.
Nous avons ensuite décidé de nous installer ensemble, dans ce qui fut ma maison de repos, pour fonder notre propre famille. La roseraie fut bâtie peu après nos épousailles. Elle y passait des heures entières à feuilleter les ouvrages d'Aragon et d'Apollinaire. Elle s'entretenaient avec les oiseaux comme tu le fais toi aussi. Je me suis souvent demandé s'ils vous répondaient. Elle détachait les rubans dans ses cheveux pour les laisser s'élever au rythmes des rafales de vent.
Au fil des années, je m'épanouissais dans ce qui semblait être une vie de rêve. Nos moyens étaient modestes mais je vibrais pour ce métier-passion qui me faisait quitter mon lit chaque matin. J'envisageais même de travailler plus encore car ma femme et moi attendions un enfant. Mais le destin se voulait plus cruel... Le jour de l'heureuse naissance, Dieu m'a volé Amandine. Elle est décédée des complications de l'accouchement...
Je me suis retrouvé sans elle, avec dans mes bras ma petite Octavie, ta maman. Mais son visage se voulait impassible. Malgré les innombrables efforts, je ne pouvais à moi seul donner l'amour de deux parents réunis. Je ne pouvais lui offrir la compréhension d'une mère...
A mon tour, je suis tombée dans une déprime noire qui me l'a éloignée. Elle a rencontré un jeune acteur dans le village voisin. Ils voulaient se fiancer. J'étais contre. Il l'a fait chuté dans la débauche, la drogue et l'alcool. Il s'est enfuie avec elle vers la capitale, lui faisant croire qu'elle y deviendrait peintre, ballerine ou accordéoniste. Elle avait dix-neuf ans, je n'ai rien pu faire.
Enivré de la senteur des roses et du rosé, j'ai accepté progressivement le départ de ma femme, puis celui de ma fille. Je noyais mon chagrin comme les détestables ivrognes des romans de Zola. La guerre est ensuite arrivée, j'y suis allé m'y battre, j'ai voulu y mourir... Mais je suis revenu seul à ma roseraie, le cœur en lambeaux et l'esprit troublé d'épouvante.
Pour ce qui me sembla l'éternité, je restais alité à attendre l'Ennui. Il pouvait m'enlacer, me lasser, m'étouffer de ses bras, me griffer de ses ongles... Une ère sans souvenirs, sans attentes, sans amour et bonheurs imparfaits. Je n'étais que l'ombre de moi-même, que la face assombrie d'un vieillard découragé. Alors que je croyais enfin atteindre le paradis, le paroxysme de la défaillance, un petit ange blanc, un bonnet sur ses oreilles légèrement décollées est venu frapper à ma porte. C'était un rythme qui se voulait léger, qui ne cherchait pas à déranger de sa présence. Je lui ai ouvert et nous avons longtemps échangé. C'était un gosse passionné des roses et des arbres fruitiers, énergique et rêveur du haut de ses dix ans. Un peu comme l'était aussi mon Amandine. Leurs yeux à tous deux projetaient la liberté, une tornade de tendresse qui me bouleversait à chaque face à face. Le petit Elliot, car c'est ainsi qu'il se nommait, était devenu, au fil des semaines, l'enfant qu'on m'avait refusé.
Mais un mardi, alors que les fraîcheurs de février se ressentaient jusqu'au plus profond des cœurs, il m'est parvenu le visage défait, le contour de l'œil assorti aux bleuets, le pas lourd martelant l'équilibre précaire des fleurs qui nous entouraient. Il m'a entouré de ses bras et j'ai compris ce que je redoutais depuis longtemps. Les mots peinaient à lui venir, alors je lui ai épargné le supplice de les chercher à nouveau. J'ai saisi l'extrémité de son bonnet qu'il ne retirait jamais, à l'extérieur, comme à l'intérieur. Je l'ai doucement tiré pour le lui retirer, les yeux du gamins s'agrandissaient de peur. La pièce de laine épaisse s'est déposé par terre avec la délicatesse d'une feuille morte. Et devant mes yeux ahuris au souvenir de celle que j'aimais, les longs cheveux blonds d'Elliot se sont déployés, plus clairs et doux que les blés. Je le sentais hésitant. Alors je lui ai offert une dernière étreinte, un dernier au revoir en lui chuchotant, la voix ferme mais émue " Bats toi sur les traces de George Sand. Tu es doté de la raison et d'un esprit miraculeux. Ne laisse personne te dicter ta conduite ni ton genre. Tu es un garçon Elliot, peu importe l'avis des médecins. Ce qui compte et qui comptera éternellement, c'est ce qui bat au fond de ton torse. "
Jamais plus je ne l'ai revu...
Depuis ce jour fatidique, j'avais retrouvé la solitude de ma roseraie, espérant silencieusement qu'un nouvel enfant y frappe et devienne une fois encore mon plus précieux confident. C'est toi qui m'est arrivée comme un miracle. Un miracle estival, comme une fleur qui éclot au printemps. Tu m'es arrivée et t'es installée auprès des violettes pour y écrire une lettre. J'ai alors ressenti ce sentiment inexplicable, qui se situe quelque part entre l'honneur et la fierté. Ce sentiment que l'on dédie à ceux qui appartiennent à nos yeux comme des merveilles du monde. Tu as la douceur et la sérénité d'Amandine, l'énergie et la passion d'Elliot... Mais avant tout, la timidité de ton grand-père et comme lui, la délivrance par les mots.
Avec tout mon amour, Grand Père.
...
Je contenais mes larmes, trop émue par ces doux mots expirés d'une lecture silencieuse. Mon grand-père s'était assis à mes côtés et déploya, sans que je crusse à un mirage, son court sourire aussitôt maîtrisé. Et, lorsqu'il me tendit une infusion à la menthe, je lui rendis ce geste en trempant mes lèvres dans le liquide brûlant.
Ma pensée la plus intime fut alors que la vie n'est qu'un éternel voyage. Grand Père avait quitté Aubagne pour Chédigny afin de respirer les plaisirs tendre de l'existence. Maman avait rejoint la capitale, un père démuni derrière elle. Charles m'avait laissé brûler sous les coups et la peur pour l'air glacial de Norvège... Le petit Elliot, lui, avait choisi le chemin qui mène à la fierté de soi... Il suffit parfois de choisir un chemin pour mieux suivre son cœur...
Depuis ce jour je ne cesse de me demander... Et toi, Violette ? As-tu rencontré Amandine de là où tu es, plus haut encore que les étoiles ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top