Chapitre 8

   La semaine a passé. Nous sommes vendredi soir. Et, comme tous les soirs depuis dimanche dernier, je suis assise à côté de Camille, à la table de ses amis. Le midi, je mange avec Clara, Claire, Jenny et d'autres filles, mais elles m'agacent un peu. Avec les garçons... tout semble plus simple. Je parle, je ne parle pas, ils s'en fichent. Ils ne m'ont posé aucune question à propose de Camille et moi et, rien que pour ça, je me sens bien avec eux. Les filles n'ont pas arrêté de me poser des questions et c'est lassant parce qu'elles ne me croient pas quand je leur affirme qu'il n'y a rien entre nous. Je sais que, chez une autre fille, le dessin de Camille aurait pu prêté à confusion, mais je sais que nous nous entendons bien et qu'il m'a dessiné dans le train simplement parce qu'il s'ennuyait. Je ne dis pas que son geste ne m'a pas remplie de joie, mais c'est tout simplement la première fois que je reçois un cadeau comme celui-ci, fait avec le cœur.

   — Et ta journée à toi, Stella ?

   Je lève les yeux, revenant brusquement à la réalité en entendant la voix de Camille.

   — Hein ?

   Les garçons de la table éclatent de rire, sauf un, qui me fixe d'un air songeur. Ce que Camille remarque aussitôt :

   — Qu'est-ce que t'as, Ludo' ?

   Ludovic, c'est vrai, il s'appelle Ludovic... Moi et les prénoms... Claque mentale, Stella.

   — T'es amoureux ?

   Mes yeux s'écarquillent aussitôt. Je donne un coup de coude dans les côtes de Camille et il tressaille avant de se tourner vers moi. Lorsqu'il remarque mes joues rouges, il esquisse un sourire narquois, mais je lui jette mon plus beau regard noir pour le dissuader de continuer cette "plaisanterie". Parce que moi, je ne plaisante pas avec ça. On ne plaisante pas, avec l'amour. Heureusement, Camille semble comprendre et se tient tranquille pendant le reste du repas, Dieu merci.

   À la fin, les garçons quittent tous la table, mais Camille leur dit de ne pas l'attendre.

   — Je peux te raccompagner, Stella ?

   Surprise, je relève les yeux. Puis je masque mes émotions et hausse les épaules.

   — Si tu veux.

   Son beau sourire s'élargit. Je n'aime pas le voir sourire. Il est trop...attirant. Dès que cette pensée me traverse, je cache mes joues rougissantes derrière mes cheveux.

   Nous ne décrochons pas un mot du trajet. Quand nous arrivons devant ma chambre, qui doit être vide (Clara est partie chez ses parents), je lâche :

   — Bon...merci...

   Camille se penche soudain vers moi.

   — Tu préférerais que ce soit moi, qui soit amoureux de toi ?

   Je cligne des yeux, pas certaine d'avoir bien compris. Puis je m'écarte.

   — Pourquoi tu n'es pas rentré chez toi, ce week-end ?

   Une lueur de (déception ?) passe dans ses yeux devant ce changement de sujet, puis son sourire revient se placer sur ses lèvres.

   — Et toi ? riposte-t-il.

   Je recule.

   — Je n'ai pas de parents. Mais tu dois en avoir, toi, non ?

   Il soutient mon regard en silence un moment, puis acquiesce.

   — J'en ai. Mon père, du moins.

   — Ta mère est morte ?

   Une lueur sombre passe dans ses yeux, avant qu'il ne s'ébouriffe les cheveux, l'air mal à l'aise. Le tact, Stella, le tact...

   — Elle est en prison, souffle-t-il.

   Je me fige. Nous nous ressemblons plus que je ne le pensais, tous les deux...

   — Je suis désolée, dis-je avec sincérité.

   — Tu ne pouvais pas savoir... Et tes parents, à toi... Ils sont morts ?

   Je plonge mon regard dans le sien. En effet, nous sommes semblables, lui et moi. Mais je ne le connais quasiment pas. Je ne sais pas encore si je peux lui accorder ma confiance... Alors je décide de lui mentir, comme j'ai menti à tous les autres avant lui :

   — Oui. Ils sont morts.

   — Je suis désolée pour toi.

   Ces mots, qui m'ont toujours semblé dénués de sens, sont soudain différents avec lui. Il est différent.

   — Tu n'es pas comme les autres, je murmure.

   Il me sourit, puis recule de quelques pas, penchant la tête sur le côté.

   — Toi non plus.

   Mon coeur se fige. J'aimerais qu'il soit plus près, que je sente sa chaleur contre ma peau... Il est différent. Il est gentil avec moi. Son regard me fait frissonner, m'apporte des émotions que je n'ai jamais ressenties envers quiconque. Comment ça s'appelle ?

   J'abaisse la poignée de la porte de la chambre, troublée.

   — À demain, balbutié-je en me précipitant dans la pièce pour cacher mes joues rouges.

   Juste avant de claquer la porte, je l'entends murmurer :

   — À demain, Stella...

❄️❄️❄️

   J'aurai dû me douter que tout volerait rapidement en éclats. J'aurai dû le prévoir, l'anticiper. Mais c'est trop tard, maintenant. Trop tard...

   Nous sommes lundi matin. Et je cours dans les couloirs, à contre-sens des élèves qui se précipitent dans leur salle de classe. Mes yeux sont remplis de larmes de colère et de tristesse. Mes poings sont tellement serrés que mes jointures sont blanches. Je suis pleine de rage. Si quelqu'un tentait de me parler à cet instant-là, je pense que j'arriverais à l'encastrer dans un mur sans souci, peu importe son gabarit.

   Plus personne ne me regardera de la même manière, maintenant. Parce que j'ai menti à tout le monde. C'est ça qui me rend malade. J'avais enfin réussi à me faire des amis, j'arrivais à être acceptée des autres, et puis...tout a volé en éclats. Par ma faute. Je suis tellement bête !

   J'ai pensé que, peu importe mes mensonges, personne ne saurait jamais. C'était stupide. Maintenant, tout le monde est au courant, mais en plus, ils me regardent tous avec dégoût.

   J'essuie mon nez qui coule avec la manche de mon pull, dans un geste pas très élégant. En fait, je n'en ai rien à faire. Peu importe qui me voit, qui ira le répéter à truc, ou quoi que ce soit d'autre. Je m'en fous.

   La seule chose qui m'importe, là, c'est de trouver le meilleur moyen de trucider ma mère. Elle a tout gâché, encore une fois. Je ris comme une démente à travers mes larmes. Même alors qu'on ne se parle plus depuis une dizaine d'années, elle trouve encore le moyen de gâcher ma vie. À moins que ce ne soit moi qui me la soit gâchée moi-même... Si j'avais dit la vérité, on en serait pas là. Je n'en serai pas là.

   Je froisse l'enveloppe dans ma main droite. Oui, parce que ma chère mère, de qui je n'ai aucune nouvelle depuis plus de dix ans, m'a envoyée une lettre.

   La directrice me l'a donnée devant tout le monde, en disant que c'était de la part de ma mère, Isabella Lansay. Je me suis immobilisée sur ma chaise, alors qu'à mes côtés, mes amis s'agitaient, chuchotant à voix basse en me jetant des petits coups d'œil fréquents. Ça m'a profondément agacée. Je préfère qu'on me dise les choses en face. Malheureusement, peu de gens le font. Tous des lâches !

   J'ai croisé le regard indéchiffrable de Camille en quittant la salle en courant. Je me demande ce qu'il pense de moi, maintenant. Comme les autres, sans doute. Et je ne sais pas pourquoi, mais ça me rend triste.

   Et me voilà maintenant dans un couloir vide, ma lettre à la main. Je n'ai même pas envie de l'ouvrir. Je préfèrerai la jeter immédiatement au feu. Mais si ma mère ne m'a pas écrit en dix ans, et qu'elle s'y met brusquement, c'est qu'il doit bien y avoir une raison. Et puis je suis quand même curieuse, bien malgré moi.

   Le dernier souvenir que j'ai d'elle, c'est d'une femme ivre emmenée par la police, qui n'a rien fait alors qu'un homme s'apprêtait à me violer, parce qu'elle lui devait de l'argent.

   Je m'adosse à une colonne en riant nerveusement, passant la lettre de ma mère d'une main à l'autre. La situation de l'époque me semble invraisemblable. Totalement ridicule. Pourquoi ai-je été entraînée dans cette histoire ? Je n'ai jamais compris. La seule chose que j'ai compris à cette époque, c'était que je ne pouvais et ne pourrais jamais compter sur ma mère pour me défendre. Elle n'en a rien à faire, de Diego et moi. Et nous, tout ce qu'on cherchait, petits, comme tous les enfants, c'était son amour. Un amour qu'elle ne nous a jamais donné. Diego n'a pas eu de faux espoir. Moi, oui. Un moment, elle était aux petits soins pour moi, et un autre, elle m'abandonnait en pleine rue, ou m'oubliait dans un magasin jusqu'à ce que tante Ophélia vienne me chercher.

   Je regarde la lettre dans ma main. L'enveloppe est épaisse. Je me demande pourquoi elle m'écrit. Je n'ai pas envie de la revoir. Je me sens beaucoup mieux sans elle. C'est une mère toxique. Mais une lettre ne peut pas me faire de mal, si ? Et puis, au pire, j'en parlerai à tante Ophélia et à oncle Raphaël, ils trouveront une solution. Ils ont toujours trouvé une solution pour moi. Pour m'aider.

   Je déglutis. Lire cette lettre ne m'engage à rien. Je ne sais même pas ce qu'elle contient.

   Je prends une profonde inspiration, et retourne l'enveloppe pour l'ouvrir. Je déplie la lettre dans un froissement de papier, me mets à lire, m'appuyant contre la colonne pour avoir un peu de soutien. L'écriture de ma mère me frappe. La dernière fois que j'ai vu son écriture, c'était sur une liste de courses, il y a bien plus de dix ans. J'ai l'impression de lire la lettre d'une inconnue, et ça fait mal.

   Je reprends ma lecture, puis laisse tomber la lettre de ma mère sur le sol, estomaquée. Je me laisse glisser au sol, et me prend la tête entre les mains, le corps tremblant. Je regarde la lettre abandonnée sur le côté sans la voir, les larmes me montant aux yeux.

   Ma mère, contre toute attente, m'offre une chance. La chance de connaître enfin mon père.

À suivre...

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