Chapitre 9. I.

« Par moments il se faisait une telle obscurité, qu'elle ne distinguait absolument rien ; d'autres fois, les éclairs lui rendaient visibles les moindres détails de cette scène. L'agitation était à son comble sur le navire ; encore une secousse ! Il se fendit tout à fait, et elle vit le jeune prince s'engloutir dans la mer profonde. Transportée de joie, elle crut qu'il allait descendre dans sa demeure ; mais elle se rappela que les hommes ne peuvent vivre dans l'eau, et que par conséquent il arriverait mort au château de son père. Alors, pour le sauver, elle traversa à la nage les poutres et les planches éparses sur la mer, au risque de se faire écraser, plongea profondément sous l'eau à plusieurs reprises, et ainsi elle arriva jusqu'au jeune prince, au moment où ses forces commençaient à l'abandonner et où il fermait déjà les yeux, près de mourir. La petite sirène le saisit, soutint sa tête au-dessus de l'eau, puis s'abandonna avec lui au caprice des vagues. »

Hans Christian Andersen – La petite sirène.

*

« La mer est mon unique amour.

Erik avait dit cela d'un ton rêveur, fixant devant lui cette étendue bleu qui remuait lentement, d'un rythme inaltérable, sous ses yeux. Assis sur une plage, il observait l'océan, avec sérénité. Une main se posa soudain sur la sienne, le forçant à tourner la tête vers la jeune femme qui se tenait à ses côtés, elle aussi étendue sur les grains dorés. Ses cheveux de feu étaient libres de toutes entraves, agités par le vent. Le roi adorait les voir se mouvoir ainsi. Mais ce qu'il aimait le plus, c'était ces deux yeux émeraude qui le dévisageaient avec une certaine malice.

Meredith le toisait, l'air de lui demander :

— Et moi ?

Le brun sourit, portant la main de son amante jusqu'à ses lèvres. Il effleura un instant les doigts fins, enchantés par ce toucher si doux. À cet instant, il avait tout. Et elle aussi. Ils n'étaient que deux cœurs, sur une plage, sur une île. Et ils s'aimaient. Loin des guerres, des malheurs... Il l'aimait. Pour Erik c'était tout ce qui comptait. Alors, embrassant la paume délicate de Meredith, il reprit, avec douceur :

Oui, toi aussi. Vous êtes tous les deux mes amours ! »

« Meredith...

Cet appel venu d'un autre temps que celui des souvenirs dans lesquelles elle était plongée tira la sirène de son songe. De mauvaise humeur, elle revint à la réalité, oubliant aussitôt cette période où elle avait joué son rôle à la perfection, séduisant ce roi viking pour détruire sa cité. Elle toisa Melusine qui avait nagé jusqu'à elle, et l'avait interpellée.

— Quoi encore ?

Elle était profondément agacée par la venue de sa benjamine. Celle-ci, sans s'en soucier ondula jusqu'à elle, avant de s'allonger sur le sable gris, aux côtés de ton aîné.

— Maureen m'envoie te dire que si Morgane n'arrête pas de la pousser hors de ses retranchements, elle allait lui couper la langue. Et je me suis dit que tu aurais peut-être envie d'agir avant qu'elle ne se retrouve muette jusqu'à la repousse de cet appendice si précieux.

Meredith eu sincèrement envie de se pendre avec l'une des longues algues du varech qui les entouraient. S'il y avait bien une chose qui ne lui avait pas manqué lors de sa mort, c'était les chamailleries idiotes de ses sœurs. En soit, l'acte de Morgane n'était pas grand-chose. Mais c'était la fois de trop. Cette fois-ci, Meredith s'assurerait que sa cadette comprenne qu'il ne fallait pas faire l'erreur de sous-estimer sa sévérité.

Elle surprit soudain sur elle le regard perçant de Melissandre, allongée derrière le varech. Seul le mouvement des algues dû aux courant marins lui permirent de distinguer de temps à autre sa cadette qui la toisa un instant avant de se détourner. Mais son regard jaune et sournois s'était suffisamment imprimé dans l'esprit de la sirène pour qu'elle ne s'en soucie pas.

Meredith agrippa soudain la chevelure soyeuse de sa cadette, la forçant à la regarder droit dans les yeux. Celle-ci se fendit en un sourire adorable qui faisait peut-être fléchir les plus braves des héros, mais certainement pas son aînée qui susurra à l'oreille de la plus jeune :

— Dis-moi, Melusine, ne saurais-tu pas ce que prépare notre sœur ?

— Laquelle ?

Melusine la fixait avec une telle candeur simulée que Mer se demanda soudain comment un homme avait-il pu lui résister en ce monde. Cependant, elle ne perdit pas de vue ses objectifs et répondit :

— La seule qui soit assez sournoise pour préparer quelque chose sans en avoir la flemme la plus totale.

— Donc tu ne parles pas de Megane.

Elle secoua négativement la tête.

— Je ne parle jamais de Megane.

— Melissandre ne m'a rien dit. Ou je serais venue te voir, tu le sais.

La sirène roula des yeux, terriblement agacée. Melusine ne mentait pas. L'aînée desserra légèrement sa poigne, effleurant du bout des doigts les écailles de la sensuelle créature avant de lâcher, mesquine :

— Tu es inutile.

— Mais tu m'aimes quand même !

Cette affirmation lancée avec malice arracha un sourire à Meredith. Elle se pencha un instant au-dessus du visage trop parfait, même sous forme de sirène, de sa benjamine effleura ses lèvres des siennes en un salut tendre avant de s'écarter et de relâcher Melusine qui laissa un échapper un petit rire clair, lançant un clin d'œil à son aîné avant de rejoindre ses autres sœurs. La plus jeune avait toujours été sa favorite parmi toutes ses garces de sœur. Non pas qu'elle se distinguait par une quelconque qualité mais au moins ne faisait-elle pas preuve d'un défaut qui ternirait la médiocrité de sa nature. Marina était d'un ennui mortel, et Megane également, bien qu'elle le soit d'une manière différente. Morgane était une horripilante créature, Maureen, n'était qu'une envieuse et Melissandre... Melissandre était Melissandre.

Cela se passait de commentaire !

Melusine, quoique très portée sur les plaisirs de la chair, était la moins agaçante de toute.

Meredith savait que si quelqu'un assistait un jour à leur vie qu'elles partageaient à sept, il se demanderait comment des personnes se haïssant autant pouvaient ainsi être des sœurs. Cet idiot, en plus de finir noyé au milieu des poissons, ne comprendrait tout simplement pas que dans le royaume de la Lune, l'amour était différent. Plus sauvage, plus délicieux, plus mortel. Poussé à ses extrêmes. Les crimes passionnels étaient monnaie courante sous l'œil complice de l'astre. C'était la déesse qui s'insinuait dans les amours humaines afin de les pervertir et de les pousser au pire. C'était un amour éternel. Éternellement infernal.

Ce qui liait les sept sirènes était le sang. Le sang qu'elles possédaient dans leurs veines et le sang qu'elles faisaient couler. Voilà une éternité qu'elles étaient ensemble. Durant des décennies, des siècles, et jusqu'à sa mort, Meredith avait toujours vécu en banc, avec ses six calamités.

Elles avaient partagé massacres et horreurs, s'étaient baignées ensemble dans la luxure et le meurtre. Ce que l'une vivait touchait les autres. Elles s'appartenaient toutes, formaient cette famille malsaine autour du noyau qu'étaient les abysses et sous la garde d'acier de Meredith. Sans elle, les six plus jeunes avaient erré. Depuis son retour, elles retrouvaient leurs grandeurs.

Ses sœurs étaient à elle. Et d'une certaine façon, elle était à ses sœurs. Leur vie dépendait d'elle entièrement et elle décidait de tout. C'était elle qui décidait, elle qui choisissait, elle qui punissait... Mais en échange, elle portait sur ses épaules leur destin, et tout le reste. Et elle se devait de ne jamais faillir. Ou Melissandre, Morgane, Maureen, Megane, Marina et Melusine se précipiteraient sur elle comme un banc de piranhas pour la réduire en charpie.

Elle savait que ce n'était pas vraiment cela l'amour.

Mais c'était le seul qu'elle n'avait jamais eu.

Menteuse !

Meredith sursauta lorsque cette insidieuse pensé s'insinua en elle, l'irritant au plus haut point. Désirant absolument oublier cette idée saugrenue, elle appela sèchement à elle toutes ses sœurs. Celles-ci rappliquèrent aussitôt. Mais celle qui l'intéressait flottait légèrement au-dessus d'elle dans une attitude de pure méchanceté et de pu dédain, l'air peu heureuse d'être là, et de très mauvaises humeur. D'une voix grave et sévère, l'aînée l'apostropha :

— Morgane, je t'avais prévenu de cesser d'importuner tes sœurs. Nous devons rester unies si nous voulons survivre. Or tu fais tout pour que cela ne se fasse pas. En conséquence de quoi, tu ne retourneras pas sur Terre, tant que je ne l'aurais pas décidé et tant que tu n'auras pas retenue la leçon.

— Quoi ? Mais c'est injuste ! Ces idiotes s'en sont plaintes ? Et elles ont envoyé Melusine parce que c'est ta préférée !

Derrière, Maureen ricana, très certainement amusée par les malheurs de sa sœur. Cela n'échappa guère à Meredith qui fusilla un instant l'espiègle créature qui afficha aussitôt un faux air de saintes.

— Ça suffit, Morgane, ne discute plus.

Cela ne plus pas à la vindicative sirène.

— Pourtant, c'est la vérité, protesta-t-elle, le regard mauvais. Il suffit que cette poufiasse vienne te faire les yeux doux pour que tu te dresses contre moi !

La colère et l'agacement aveuglèrent soudain l'aînée. Morgane se trompait sur toute la ligne et elle ne se rendait pas compte de ce que son affront lui coûterait. Son sang ne fit qu'un tour et tout ce qu'elle pouvait ressentir déserta son esprit. Ne restait plus qu'une volonté de fer de faire taire cette petite garce.

— Morgane, j'ai dit ça suffit !

Le rugissement de la sirène résonna. Mais avant que sa cadette ne puisse agir, Meredith se précipita sur elle avec rage, la percutant de plein fouet. Le choc fut si brutal que sa cible s'en retrouva projetée au sol. Morgane lâcha un couinement de surprise et de douleur. Mais alors qu'elle tenta de se relever, celle qui était revenue d'entre les morts se tenait déjà au-dessus d'elle, entourant la gorge de la plus jeune de sa nageoire, serrant, serrant, jusqu'à ce que celle-ci ne puisse plus émettre le moindre son. Son teint grisâtre virait même au bleu alors qu'elle tentait tant bien que mal de se défaire de l'étreinte mortelle de son aînée. Ses longues griffes s'acharnaient sur l'étau couvert d'écailles qui enserrait sa gorge, en vain. Meredith ne la relâcherait pas tant qu'elle ne l'aurait pas voulu. Mieux que cela, elle faisait durer son plaisir, savourant les suffocations de sa cadette, avant de siffler :

— La prochaine fois que tu défis un de mes ordres, je t'arracherai les yeux, Morgane. Est-ce bien clair ?

La concernée sembla vouloir parler, dire mot. Mais toujours étranglée par la longue nageoire elle ne put que produire un râle désarticulé.

— Pardon ? Qu'as-tu dit ? Je n'entends rien !

En crachant ces derniers mots, Meredith relâcha brutalement sa sœur, la lançant au loin. Celle-ci s'effondra à nouveau avant de se redresser péniblement. Lorsqu'elle se redressa, relevant son visage monstrueux envers son aînée, ses yeux lançaient des éclairs mais son expression conservait tout de même une trace de la vive terreur qu'elle avait ressentie. Dans un murmure, elle finit par lâcher, amère :

— J'ai dit que je ne recommencerai plus, Meredith. Promis.

La sirène esquissa un rictus hautain avant de ricaner, dédaigneuse :

— J'espère pour toi.

Un instant, seul le silence glaçant suivit l'éclat de violence qui venait de se dérouler. Cinq pairs d'yeux jaunes fixaient Morgane et Meredith, dans un mélange de neutralité glaçante et de satisfaction morbide. S'il y avait une chose qu'elles appréciaient toutes, c'était lorsque l'orage éclatait entre elles. C'était de pouvoir s'aimer dans leur haine.

Malsaines jusqu'au bout de la nageoire ! ne put s'empêcher de ricaner Meredith, dans le secret de son esprit.

Mais très vite, la tension redescendit. Et c'est Marina qui rompit le silence, en lâchant d'un ton traînant :

— Je suis affamée... Ce spectacle m'a donnée faim !

— Tu es toujours affamée...

Ce n'était pas Morgane qui venait de s'exprimer. Celle-ci concevant le silence depuis l'attaque de son aînée, préférant ne pas tenter le diable. C'était dans sa nature que de se montrer cruel dès lors qu'elle ouvrait la bouche, elle ne pouvait lutter contre cela. Mais elle préférant tout autant rester tranquille et ne pas finir un bras cassé ou ses écailles arrachées parce que la plus âgée de ses sœurs en aurait eu marre de ses piques.

— À quand remonte notre dernier navire ?

— Je dirais au moins une lune...

— Tant que cela ?

— Nous aurions pu aller chasser sur Terre, si Mer ne nous l'avait pas interdit, grimaça Maureen.

— Ne sois pas idiote, ricana Melissandre. Nous ne pouvions pas nous permettre de troubler la jolie piste que notre sœur a gentiment tracée jusqu'à elle, à l'intention de son beau roi.

— Mais...

— Il n'y a pas de mais ! Tu voudrais que sa mission échoue ?

Cet argument eu l'effet de souffler toute protestation. Enfin, leurs jacasseries cessaient.

— Chères sœurs ! s'interposa soudain Meredith, sévèrement, ravie de retrouver le silence.

Toutes se turent, se tournant vers elle, attendant que leur aînée prenne la parole. Celle-ci esquissa un rictus. Elle aimait posséder ainsi l'ascendant sur sa sororité, qu'elles l'écoutent, qu'elles réagissent automatiquement à ses interventions. La sirène reprit, d'un ton bien plus malicieux, toute dispute étant déjà oubliée :

— Le repas est servi, mes petites anguilles !

Elle désigna la surface d'un geste gracieux de sa main couverte d'écailles. Ses six sœurs suivirent aussitôt son geste du regard. Au-dessus d'elles, se profilait la silhouette d'un navire, ni trop gros, ni trop petit. Les lèvres de Maureen s'étirèrent en un large sourire alors qu'elle frappa dans ses mains, enjouée. Oubliées les tensions, oubliées les disputes. De nouveaux, les sœurs sirènes retrouvaient ce qui les liait tant. L'appel de la mort.

— La chasse est ouverte ! » ricana Melissandre, son ton empli de sournoiserie.

Meredith observa un instant ses sœurs remonter à la surface, leurs longues nageoires ondulant à la verticale, formant un étrange ballet mortel qui s'apprêtait à engloutir la vie. Les ténèbres de l'océan les paraient d'un voile d'encre, promesse de dissimuler le sang qu'elles s'apprêtaient à faire couler...

Un rictus étira ses lèvres et elle passa un instant sa langue ses canines affutées.

D'une impulsion, elle quitta les profondeurs aquatiques pour rejoindre la surface, rejoindre l'humanité... Et rassasier son appétit. 

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