Chapitre 8. II.
« Erik... Je suis surpris de te revoir, s'exclama le vieil homme, un sourire aux lèvres.
L'ancien roi le dévisagea un instant, sûrement tout aussi surpris que celui qui venait de prendre la parole. Hans Cristian Andersen... Le Faucheur avait croisé l'écrivain au Danemark lorsque celui-ci approchait de la trentaine. C'était un jeune homme intelligent, et très imaginatif. Il avait déjà écrit plusieurs nouvelles. C'est en étudiant les contes d'autres auteurs et de la tradition orale qu'il avait ensuite mis le doigt sur un indice qui l'avait poussé à découvrir la vérité sur les Faucheurs. À force d'enquête, il s'était rendu compte que ces histoires qui se murmuraient le soir s'avéraient être inspirées d'événements réels et qu'un autre monde cohabitait avec le sien.
Andersen s'était jeté à la recherche d'un de ces hommes ayant survécu à ces histoires. C'est ainsi qu'il avait rencontré la route d'Erik par un miracle que le faucheur ne s'expliquait pas. L'écrivain voulait absolument découvrir la vérité et bien vite, les deux hommes s'étaient liés d'amitié par leurs caractères semblables. Hans Cristian était généreux, courageux, et surtout, discret. À la recherche de nouvelles histoires à conter. Et c'est ainsi que l'ancien roi lui avait révélé la sienne.
Ils s'étaient cependant quittés et plus jamais, Erik n'avait revu son ami. Il avait été peiné d'apprendre sa mort, quarante années plus tard.
Se ressaisissant, ses lèvres s'étirèrent en un sourire amusé alors que l'auteur danois l'invita à entrer dans sa petite maison. Ébahi, il murmura :
— Je pensais qu'il ne s'agissait que d'une rumeur.
— Et que ton vieil ami était bel et bien mort d'un cancer du foie ? Pourtant, on prétendait bien que j'étais devenu immortel et vivait reclus.
— C'est ce qui se murmurait, en effet.
— Tu n'as jamais pris la peine de vérifier, rétorqua le vieil homme.
Mais nulle trace de reproche dans sa voix. Juste la joie de revoir cet ancien ami qui s'excusa :
— Cela aurait voulu dire venir au Danemark. J'étais quelque peu occupé.
— Pendant deux siècles ?
— Ils peuvent s'en passer des choses en deux siècles... répondit sobrement le faucheur. Mais raconte-moi ! Comment cela se fait-il que tu aies survécu ?
Ils prirent place dans un petit salon, dont les murs étaient dévorés par les livres et les étagères. L'endroit était en bazar. Hans était autant désordonné aujourd'hui qu'il ne l'avait été jadis. S'asseyant dans un fauteuil confortable, il s'attela à s'expliquer :
— La maladie dont j'ai souffert était en réalité l'œuvre d'un maléfice. La Lune n'a pas dû apprécier mes œuvres. Une sorcière en était responsable.
Erik fronça des sourcils, une pointe d'inquiétude s'emparant de son cœur. Nerveux, il passa une main dans ses courts cheveux noirs.
— Tu as brisé le maléfice ?
— Grace à ce que tu m'as raconté, toutes ces fabuleuses aventures, j'ai pu retrouver la sorcière responsable de cela et lui faire payer.
— À soixante-dix ans... impressionnant !
Et il était honnête. La plupart des faucheurs étaient jeunes. Les plus âgés, du moins physiquement, avaient acquis l'immortalité alors qu'ils approchaient des quarante années. Parfois, le corps continuait un peu à vieillir, ce qui était le cas lorsqu'on devenait immortel alors qu'on n'était encore qu'un enfant. Les effets secondaires de ce vieillissement étaient alors visibles à travers des particularités physiques. Erik avait connu une faucheuse ayant affronté une sorcière alors qu'elle n'avait que neuf ans et dont les cheveux étaient devenus gris alors qu'elle avait continué à grandir tout en étant immortelle.
Face à l'air impressionné de son ami, Hans haussa des épaules, lui offrant un sourire taquin.
— On a du sang de viking ou on n'en a pas.
Erik sourit. L'homme qui lui faisait face était peut-être bien plus courageux que certains vikings qu'il avait connu dans sa jeunesse... L'écrivain reprit son récit :
— Ta déesse m'a alors offert l'immortalité. C'est un cadeau empoisonné. J'ai dû me faire passer pour mort et j'ai fuis quelques moments. Je suis trop vieux pour lutter encore.
— Tu es bien plus jeune que moi, Hans.
— On ne dirait pas pourtant.
Nouveau sourire de connivence. Pourtant, le faucheur n'oubliait pas la raison de sa venue. Et face à lui, son interlocuteur semblait être conscient que l'ancien roi n'était pas venu le trouver simplement pour une visite de courtoisie. Récupérant un certain sérieux, il interrogea, plus grave :
— Trêve de bavardage. Qu'est-ce qui t'a donc poussé à revenir me voir ?
Il scrutait attentivement le visage du tueur de monstre. Celui-ci soupira. Il ne savait pas où commencer son récit. Il lui faudrait parler de la mission, des meurtres et puis d'elle... Mais Hans Cristian était au courant de l'histoire dans son entièreté. C'était peut-être cela qui poussa le brun à lâcher, dans un soupire, sans passer par quatre chemins :
— Meredith est revenue.
— D'entre les morts ?
— Pour en causer des nouvelles...
Le vieil homme jura en danois. Toute joie dans son regard venait de s'envoler.
— Tu la traques ?
— Oui, mais elle m'a échappée.
L'expression de Hans s'assombrit plus encore. Tout comme Olaf, il savait pertinemment quel était l'état d'esprit d'Erik en ce qui concernait son ancienne amante. L'inquiétude se mêlait à un certain désarroi à l'idée de ne savoir comme alléger le poids qui semblait peser sur les épaules du faucheur depuis qu'il avait découvert qu'elle était de retour.
— Comment puis-je t'aider ?
— Peut-être pourrais-tu m'aider à comprendre ? Il se murmure qu'en plus de l'immortalité, tu as reçu un curieux don. Pas tout à fait de la divination... Mais plus de la connaissance.
— Curieux don, en effet.
L'Immortel solitaire esquissa un sourire las avant de plisser les yeux, l'air de se concentrer.
— Raconte-moi plus en détail, cela me permettra de mieux cerner la situation.
Le tueur de monstre acquiesça. Bien que devoir remonter au début, afin de narrer tout ce qui était survenu depuis que Valentin avait interrompu sa discussion avec Olaf pour lui donner cette mission, enserrait sa gorge en un étau douloureux, il s'y appliqua, conservant un masque de neutralité stupéfiant. À la fin de son récit, le vieil homme réfléchit quelques instants avant de prendre la parole.
— Si la Lune l'a ramenée, c'est qu'elle a de grands projets, tu t'en doutes bien. Elle ne ferait jamais cela, sinon. Méfies-toi, Erik, l'attrait du chant des sirènes est puissant, d'autant plus quand on y a déjà goûté.
— Je doute que la Lune l'ait ressuscité uniquement pour que Mer ait sa vengeance.
— Il serait prétentieux de croire l'inverse.
— Mais alors ?
Le romancier danois secoua la tête, songeur.
— Ce doit être un plus gros poisson qu'elle vise. Mais je ne puis te dire lequel. Il n'y a que la sirène qui le sait. Il n'y a qu'elle qui puisse te révéler l'entière vérité.
Erik se retint de soupirer d'agacement. Meredith ne le lui dirait jamais. Pire encore, elle s'amuserait à tisser de nouveau une toile de mensonge autour de lui. Tentant de ne pas céder à la lassitude, il interrogea :
— Que peux-tu me dire d'autres dans ce cas ?
— Meredith n'est plus tout à fait celle qu'elle était autrefois, tu sais ? Elle est certes revenue à la vie mais elle n'obtiendra la bénédiction de la Lune que lorsqu'elle aura rempli sa mission. En attendant, son sort ne dépend que du sang qu'elle fera couler.
— Qu'est-ce que cela change ?
— Si elle veut récupérer la bénédiction de sa déesse, elle n'aura que très peu de choix. Rien, ou presque, ne l'arrêtera dans sa route pour regagner ce qu'elle a perdu. Il sera difficile de la contrer.
— Difficile, mais pas impossible, rétorqua le faucheur, le regard sombre.
Il se rappela le sourire étincelant de la sirène, son regard jaune perçant et le nœud dans sa gorge gonfla plus encore. Dans sa poitrine, son cœur protestait face à sa volonté. L'un brûlait de revoir la sirène, l'autre désirait la tuer. Erik était partagé, déchiré. Mais il ne perdait pas de vue ses objectifs. Il devait la retrouver et mettre fin à ses agissements.
L'air de changer diamétralement de sujet, Hans reprit, d'un ton bien plus léger, mais pourtant, une pointe de peine perçait au travers de ses paroles.
— L'immortalité est ennuyeuse.
— Tout dépend de comment on la vit.
L'auteur de La petite sirène ou de La reine des neiges sourit. Mais son sourire n'avait rien de joyeux. Il était fatigué, froid. C'est dans un murmure qui manqua d'échapper à l'oreille pourtant attentive du faucheur qu'il soupira :
— Je songe chaque jour à y mettre fin.
Erik tressaillit à l'entente de ces mots. Toujours avec calme, il s'enquit :
— Qu'est-ce qui t'en empêche ?
— Toi.
L'ancien roi leva un sourcil, interrogateur. Il ne s'attendait pas à une telle réponse. Mais la lassitude de son vieil ami était tant perceptible qu'il peinait à comprendre.
— Sitôt ai-je acquis mon don, j'ai su que ton histoire n'était pas finie d'être racontée... On peut évidemment considérer que tant que tu vivras elle ne le sera pas... Mais ce n'est pas ça. Il manque un chapitre à ton conte, une partie essentielle. Je ne pourrais partir en paix que lorsque celle-ci sera écrite, que ce soit sur les pages de mon carnet ou sur celle du livre de votre Conteuse.
— Tu sais pour la conteuse ?
— Je l'ai rencontrée une fois... Elle est venue me proposer d'en être un. Mais je ne veux pas avoir de rôle à jouer dans ce triste spectacle qu'offre la lutte entre la Lune et la Mort.
— Tu attends donc la fin de mon aventure pour t'en aller.
— Je t'en prie Erik, trouve vite ton dénouement, libère-moi de mon immortalité.
Avec raideur, le faucheur hocha de la tête affirmativement.
— Je te le promets.
Un instant, il en avait oublié ses propres soucis. Il n'en revenait pas d'avoir cette conversation. Il se remémorait ce jeune homme souriant qui l'avait trouvé sur le chemin d'un port et qui, sans prendre de pincettes lui avait demandé s'il était un immortel. Il se remémorait les longues discussions à la lueur d'une bougie, le pli sérieux qui se formait sur le front large du danois quand celui-ci se concentrait, son rire discret mais chaleureux... Tout ceci s'était envolé aujourd'hui.
L'éternité pouvait en effet être une malédiction.
Le regard du tueur de monstre se posa sur le petit carnet à la reliure de cuire que serrait le vieil homme contre lui, ce carnet dans lequel reposait la véritable histoire du faucheur, si différente de celle qu'on retrouvait dans son livre de conte. Erik tenait là l'occasion d'obtenir une réponse à une question qu'il s'était longtemps posée. Posant une main sur le poignet de son ami, il s'enquit :
— Pourquoi avoir tant modifié la vérité ?
Hans soupira. Ses yeux chaleureux cherchèrent un instant ceux du faucheur. La tendresse qu'ils éprouvaient l'un envers l'autre s'approchait de celle d'un père pour un fils. La tristesse dans le regard presque gris de l'auteur était sincère lorsqu'il posa à son tour une main compatissant sur celle de l'ancien roi.
— Ce que les gens veulent et ont toujours voulu, c'est de l'amour, de l'espoir, de la bonté... Ce monde est déjà pourri jusqu'à la moelle, condamné à d'éternelles souffrances... Personne n'aurait voulu lire tes malheurs... Le monde n'aime pas les malheureux.
Cela pouvait sembler difficile à entendre. Mais ce n'était qu'une triste réalité. Erik en avait conscience. Bien trop. Il avait beaucoup vu, suffisamment pour savoir que Hans avait raison. Dans un soupire, il acquiesça. Cependant, quelque chose le chiffonnait tout de même, lui laissant un arrière-goût amer au fond de la gorge et sur les lèvres...
— Certes... Mais pourquoi avoir fait d'elle ce qu'elle n'était pas ?
Han haussa des épaules.
— Je l'ai simplement divisée en deux, séparant la dualité de sa personne. Il y a eu la petite sirène pour cette fille que tu as aimée de tout ton cœur... et qui, je crois, t'a aussi aimé. D'une certaine façon. À la façon de la Lune.
Le faucheur eut un mouvement de recul et une vive douleur s'empara de lui et de son cœur à l'entente de ces mots. Ils résonnaient en lui, se mêlant aux paroles que la sirène lui avait murmurées lors de leurs retrouvailles. Paralysé par le maelstrom d'émotions qui le ravageait, il ne put que laisser son vieil ami poursuivre.
— Puis il y a la sorcière des mers, pour celle qui t'a trahi. Les deux ne sont en réalité qu'une seule et même personne : ta Meredith.
S'arrachant à l'emprise glaçante qui s'était refermée sur lui, il souffla :
— Et laquelle vais-je avoir en face de moi lorsque je la retrouverai ?
— N'as-tu pas compris ?
Erik conserva le silence, se contentant de toiser l'homme face à lui. Ce dernier reprit la parole, d'un ton sombre :
— Les deux. Meredith a toujours été les deux. Et elle le sera toujours... À moins que quelque chose ne parvienne à effacer l'une des deux parties, à l'étouffer, à la noyer. Que ce soit la bonne... comme la mauvaise.
Ces quelques paroles rappelèrent soudain ce que lui avait dit Amadeus avant son départ. Ses yeux s'arrondirent légèrement lorsqu'il marmonna, à la fois pour lui-même et pour son interlocuteur :
— Le grand Patron m'a dit que la Mort ne voulait pas que je la tue. Du moins, pas tout de suite.
— Alors c'est qu'elle doit espérer que tu puisses la tirer de sa voie maléfique.
— Est-ce possible ?
— Je n'en sais rien, Erik, soupira l'auteur.
Le tueur de monstre resta silencieux quelques instants, plongé dans ses réflexions. Il faisait rouler entre ses doigts une petite bille qui traînait sur la table basse de la petite maison, l'air accaparé par le mouvement de l'objet. Ses yeux d'un bleu perçant semblaient absents, loin de cette réalité, perdus ailleurs ou dans un autre temps...
Sauver Meredith du mal... Cela lui semblait utopique. Irréalisable. Impossible. Mais en même temps, dans l'univers des faucheurs, rien n'était impossible. Pour preuve, la sirène était de retour... Il mentirait s'il affirmait qu'à cette pensée, son cœur n'avait pas bondit dans sa poitrine, animé par un espoir qui l'avait depuis longtemps quitté. Mais un espoir si fragile qu'il lui était difficile d'y croire. La Mort ne voulait pas qu'il tue tout de suite la sirène. Andersen évoquait une possibilité de l'empêcher de nuire sans avoir à la détruire... Était-ce si fou que cela ?
Lorsqu'il revint à lui, il leva son regard marin sur son ancien ami avant de lâcher, un rictus narquois aux lèvres :
— Ton don semble avoir quelques disfonctionnements.
— Si tu connais un moyen de le réparer, fais-moi signe.
Nouveau silence. Erik le rompit quelques instants plus tard, alors qu'il arrangea d'un geste les manches de son manteau, révélant quelques-uns des tatouages qui couvraient son bras.
— Parfois, j'aurais aimé que la vie ne soit qu'un conte de fées, comme ceux que tu écris.
— Mais mieux que moi, tu sais que cela n'aurait pas été possible. »
Le Faucheur sourit, un mince sourire mais pourtant, sincère. Offrant une accolade chaleureuse au vieil homme, il se releva, prêt à repartir en chasse. Il avait promis à Hans Cristian Andersen qu'il le libèrerait. Et c'était ce qu'il ferait.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top