Chapitre 6. II.

Bien loin du manoir des faucheurs, bien loin des terres, dans les profondeurs des océans, le silence régnait, lié à l'obscurité. Peu de lumière parvenait à traverser la masse immense d'eau, et cette lumière se perdait bien avant d'atteindre le fin fond des abysses. La vie, ici, était cruelle, froide. Les rares êtres vivants, des poissons tous plus terrifiants les uns que les autres s'écartaient sur le chemin de la véritable prédatrice de ces profondeurs.

Meredith, sa longue nageoire aussi noire que le charbon ondulant dans l'eau, s'enfonçait toujours plus profondément, loin de la surface et du monde humain.

Le froid de l'océan s'était emparé de son cœur et de son corps alors qu'elle abandonnait peu à peu la moindre trace d'humanité pour redevenir le monstre qu'elle était. Un sourire sur les lèvres, elle ne cachait pas sa fierté face à cette première victoire.

Elle avait pu revoir Erik. Et se sortir vivante de cette entrevue. Mieux encore, elle avait réussi à susciter plus que de la haine chez le Faucheur. Elle exultait rien qu'à l'idée de reprendre ce petit jeu avec lui. Un jeu tordu, malsain... Mais par la Lune, qu'elle aimait ce jeu !

Bientôt, elle atteignit une forêt de varech. Les algues montaient si haut et étaient tant épaisses qu'elles semblaient être un filet destiné à piéger quiconque s'y perdrait. Mais Meredith ne le craignait guère. L'ex amante du Faucheur était habitué à ce « bois aux sirènes » comme il était souvent considéré, en comparaison aux bois aux sorcières sur la terre-ferme. C'était son chez-elle. Son repère. Et il n'y avait rien de mieux que ces étranges lianes pour dissimuler les crimes de son espèce. Sans la moindre crainte, elle s'y enfonça, disparaissant entre les goémons. Dissimulé sous cet amas végétal sombre, de nombreuses épaves se dressaient, vestiges de leurs repas passés. Des épaves de navires datant de bien diverses époques. Ils se dressaient là, tels des fantômes éventrés, servant d'abris aux plus sinistres créatures de l'océan...

« Melissandre, Morgane, Maureen, Megane, Marina, Melusine, sortez tout de suite de votre cachette ! ordonna sèchement la sirène, l'eau portant l'amertume de sa voix à travers toute la forêt de varech.

Un instant, il n'y eu aucun mouvement, comme si les paroles de la créature de la Lune était tombée dans le vide des abysses. Soudain, les varechs s'agitèrent, balancés par les remous de l'eau. Puis ils s'écartèrent, laissant se dévoiler, petit à petit, venu des profondeurs, une sorte de clairière de sable noir et de roche. Et c'est là qu'apparurent six autres sirènes, les six sœurs de Meredith, filles de l'Océan et servantes de la Lune.

Elles se ressemblaient toutes, la peau grisâtre, une chevelure obscure flottant autour d'elles, tantôt tressée, tantôt ornée de perles ou de coquillages, tantôt laissée aussi libre que le vent et les courants marins. Quant à leurs yeux jaunes, ils luisaient dans la pénombre des abysses.

Elles étaient toutes aussi effrayantes que leur aînée, se partageant cette apparence maléfique, monstrueuse et fascinante. Sauf peut-être la dernière, Melusine, dont les traits étaient marqués d'une étrange beauté et d'une insolente candeur, en un véritable appel à une luxure à laquelle personne ne pouvait résister.

Six paires d'yeux étaient désormais posées sur celle qui était leur aînée, droite et fière, au milieu des immenses algues qui montaient sur des mètres, tels des serpents vicieux.

— Notre sœur est de retour... ricana l'une d'elle, Marina, sortant des ténèbres.

— Notre sœur semble agitée, renchérit une autre, Megane.

— Notre sœur a revu son beau prince ! minauda Melissandre, dissimulée derrière le varech.

Le sourire de la sirène était fourbe, railleur. Seconde dans cette sororité, elle était la plus maline de toutes, et peut-être la plus sournoise également. Toisant sa sœur, Meredith balaya les fonds marins de sa nageoire, éparpillant les ossements qui y trainaient, mais ne répondit pas à la provocation de sa cadette. Ce fut une autre de ces viles séductrices qui rétorqua :

— C'est un roi, Melissandre, un roi.

La benjamine de toutes, âgée seulement de quelques dizaines de siècles, allongée langoureusement sur une pierre, susurra, rêveusement :

— J'aimerais bien en avoir un, moi aussi. Mon petit roi personnel... Mon jouet !

— Melusine, petite traînée, cesse de rêver à des rois. Que veux-tu donc encore ? Un dieu ? L'océan en personne ? Tout ce que tu auras, c'est un pauvre marin.

— Tu es cruelle, Morgane.

— Et toi, tu es une idiote.

La benjamine haussa des épaules, retournant à la contemplation lascive de sa longue nageoire qui pendait au-dessus de sa tête. Une autre sirène prit la parole, songeuse :

— Quelle tristesse que cette époque ! À l'exception de leur navire ! Ils sont si gros qu'en les coulant nous avons de quoi nous nourrir pour... quelques années.

— Marina, ton appétit est si gros qu'en une semaine tu as déjà tout fini.

Cette fois-ci, Meredith, agacée par les bavardages mesquins de ses semblables, explosa. Froidement, elle interrompit les piques que se lançaient ses sœurs :

— Taisez-vous, bande d'écervelées ! Morgane, cesse de t'en prendre à tes sœurs ! Et toi Melusine, arrête de laisser ta libido te conduire.

La principale concernée fronça des sourcils à l'attente de ces mots, l'air piquée au vif mais la sirène poursuivit sa remontrance, avec mépris :

— Oubliez-vous ce que nous faisons là, quelle est notre mission ? Et ce n'est ni un prince, ni un roi. C'est un faucheur. Ce qui signifie que cette mission est d'autant plus risquée car nous allons avoir la Mort sur notre dos.

Un instant, le silence accueilli sa réprimande amère. En tant qu'aînée, elle possédait un certain pouvoir sur ses cadettes, mais durant tout le temps où elle était morte, celles-ci avaient oublié à qui elles devaient obéissance. La plus effrontée était peut-être Morgane qui, tout en conservant cependant une certaine prudence car son aînée était loin d'être accommodante, s'enquit :

— Tu as peur de te retrouver avec une dague dans le cœur à nouveau, chère sœur ?

— Ne sois pas idiote, ricana Marina. Mer' craint simplement de ne pas réussir à le remettre dans son lit.

Se tournant brutalement vers sa sœur, la principale concernée lui jeta un tel regard que Marina recula légèrement. L'expression de la créature en aurait fait défaillir plus d'un. C'était un mélange de détermination et de colère froide, mêlé à un brin de folie qui cingla lorsqu'elle lâcha :

— J'y parviendrais.

Elle n'en doutait pas le moins du monde. La Lune l'avait dotée d'atout et de dons supérieurs à tout ce qui pouvait exister. Même les sorcières ne possédaient pas un tel pouvoir d'attraction sur ces misérables humains. Si Erik pouvait résister à ses illusions, il demeurait bien plus faible face à la réalité, une réalité qu'il avait enfouit en lui. Il avait aimé la sirène. Réellement. Et un tel amour ne s'oubliait jamais.

Meredith comptait bien l'exploiter jusqu'au bout.

Maureen, restée à l'écart jusque-là, interrogea, les yeux plissé, scrutant la plus âgées des sept sirènes avec attention :

— Est-il toujours aussi beau ?

Meredith s'autorisa à sourire. Elle ne mentait jamais à ses sœurs, peu importe si celles-ci étaient des garces qu'elle s'imaginait parfois arracher leurs écailles. Mais la vérité était là : Erik était vraiment beau, de son charme nordique. Et depuis que cette aura de dangerosité planait autour de lui, sombre et austère... La sirène ne rêvait que de le charmer à nouveau. La séduction était dans son sang. Et le Faucheur était un défi à sa taille.

— Toujours.

— Je l'envoûterai bien...

— Pas touche, Melusine, il est à moi.

La sirène écarquilla un instant les yeux avant de sourire et d'abdiquer :

— Je te le laisse chère sœur. Les Faucheurs sont des brutes. Je n'en veux pas.

— Comme si eux auraient pu vouloir de toi, se moqua Morgane.

Melusine la fusilla du regard avant de ricaner :

— Siffle, siffle, le crapaud qui n'atteint pas la belle anguille.

Ces paroles, quoiqu'étranges, enragèrent sa sœur qui voulut se jeter sur elle. Mais leur aînée s'était déjà dressée entre elle et avec une force phénoménale repoussa la revêche sirène.

— Morgane, cesse de t'en prendre à ta sœur. Tu es la plus laide d'entre nous et donc jalouse d'elle, nous le savons. Ferme-là, maintenant !

Face au ton acerbe de la plus âgée, la concernée se tu immédiatement, dévoilant ses canines en un geste menaçant. Mais Meredith n'en avait que faire, insensible aux caprices des plus jeunes. Morgane elle-même ne pouvait rien faire de plus que de jeter ses menaces en l'air. Son aînée était la plus puissante d'entre elles. Elle ne pouvait se dresser contre elle. La seule fois où elle l'avait fait, elle avait fini embrochée sur un harpon qui traînait dans les profondeurs des océans.

La mort ne changeait rien aux terribles règles qui régissaient cette famille.

Megane, allongée à même le sol, parmi les os, se redressa légèrement sur ses avant-bras.

— Alors ? Que comptes-tu faire, chère sœur ?

— L'attirer dans mes filets, ma douce.

— Pauvre garçon, se moqua sa cadette, rampant presque sur le sable gris. Je suis certaine qu'il aurait préféré ne jamais retomber sur toi. Tu as tout détruit la dernière fois. Il doit te haïr.

L'ex amante du Faucheur haussa des épaules, rétorquant :

— J'en doute.

— Ah oui ? Et pourquoi cela ?

Meredith s'autorisa une pause, faisant grimper le suspens alors qu'elle avait désormais toute l'attention de ses sœurs. Face à leurs regards inquisiteurs et curieux, elle finit par lâcher, faisant mine d'arranger une perle dans sa chevelure d'ébène :

— Il n'est pas parvenu à me tuer...

Un rire satisfait s'échappa de la gorge de Melissandre alors que les sirènes se regroupaient autour de leur sœur aînée. Celle-ci, mesquine, susurra :

— Vous savez ce que cela signifie, n'est-ce pas mes chères petites anguilles ?

Elles hochèrent affirmativement de la tête, oubliant cette fois-ci toute forme d'effronterie ou d'espièglerie. Mieux encore, Melusine dévorait Meredith du regard avec une telle fascination que celle-ci ressentit presque un élan d'affection sororale pour sa benjamine. Presque.

Certains pourraient dire que ces sept sœurs s'aimaient à leur façon. Si l'on s'en prenait à l'une, les autres réagissaient aussitôt, se vengeant avec la hargne de la folie. Malgré leurs disputes et leurs sournoiseries, elles étaient liées entre elles, au-delà de tout. Mais leur amour si fort était empoisonné par la Lune.

Un sourire cruel étira les lèvres maudites de la sirène alors qu'elle releva le visage vers l'immensité de l'océan, au-dessus de sa tête, s'imaginant l'éclat argenté de l'astre malveillant, qui serait bientôt plein, traverser les ténèbres marines. Son regard jaune obscurcit par le mal, elle murmura pour elle-même mais suffisamment fort afin que toutes l'entendent :

— Notre mission peut commencer. »

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