Chapitre 6. I.
« Les petits poissons dans l'eau,
Nagent, nagent, nagent, nagent, nagent,
Les petits poissons dans l'eau,
Nagent aussi bien que les gros... »
Comptine pour enfant.
*
Lorsqu'Erik arriva enfin devant le manoir des faucheurs, il avait l'impression que le sang dans ses veines s'était changé en sève, ralentissant ses mouvements, et qu'une brume avait pris possession de son esprit. Il se sentait incapable de pénétrer dans la vaste demeure et d'affronter les autres.
Tout ce à quoi il pouvait penser, son poing serré autour de son harpon qui ne lui avait servi à rien, c'était à Meredith. Et seulement à Meredith.
Le temps de rentrer, il avait eu le temps d'encaisser tous les évènements, tout ce qu'il avait ressenti... Peut-être avait-il mal encaissé mais au moins, le choc était passé. À présent, la sirène et ses grands yeux jaunes le hantaient sans que ce ne soit plus l'effet d'un quelconque envoutement. Ce regard séducteur et mauvais à la fois restait gravé dans son esprit, derrière ses paupières, tant et si bien qu'il n'avait pas pu fermer l'œil de tout le trajet du retour.
Les paroles de la créature de la Lune tournaient en boucle dans sa tête au rythme de son cœur qui s'était remis à battre.
Boum Boum !
« Je n'avais pas l'intention de te tuer, beau marin. Jamais. » avait-elle dit. Et en effet, elle ne l'avait pas tué. Elle l'avait charmé, séduit et... pendant une saison entière avait vécu à ses côtés. Alors qu'elle aurait pu exécuter ses sombres projets dès le troisième jour.
Boum boum.
« C'est la Lune... Voilà une dizaine d'années qu'elle m'a ramenée... Ma maîtresse a de grands projets ! Et tu en fais partie ! »
Mais quel intérêt pour la Lune, de la ramener ? Ce n'était qu'une sirène, qu'une créature des profondeurs qui n'avait jamais eu la moindre importance. La déesse maléfique avait toujours préféré ses sorcières à tous ses autres monstres. Et lorsque ce n'était pas ces femmes aux pouvoirs maléfiques, elle se choisissait des élus qu'elle corrompait jusqu'à l'anéantissement de toute humanité en eux.
Alors pourquoi Meredith ? Pourquoi cette sirène ?
Et pourquoi n'était-il pas parvenu à la tuer ?
Cette question, parmi toutes, le tourmentait. On la lui poserait s'il entrait. Le Patron, les autres... Ils voudraient savoir comme la mission s'était déroulée et pourquoi n'avait-il pas réussi à la réaliser.
Et sans réponse, le Faucheur ne pouvait pas pénétrer dans le repère de l'Ordre.
Erik se rappela soudain ce regard qu'il avait croisé avant de quitter le manoir deux jours plus tôt. Il s'était promis d'aller la voir. Ne serait-ce que parce qu'il pensait que cela l'aiderait peut-être à comprendre cette situation ou tout de moins, à retrouver un semblant d'équilibre.
Plutôt que d'entrer dans le manoir afin de rejoindre ses amis dans la salle commune ou même sa chambre, il resserra les pans de sa veste autour de lui et contourna l'immense bâtisse. À l'arrière, dans la cours, après une série de carrés de potager ou des herbes aromatiques poussaient, se dressait une petite dépendance. Le bâtiment, ancien, se tenait à la lisière de la bulle que formait les sortilèges de protection autour du manoir. Sur la porte d'entrée, une rune était même gravée. Cet endroit possédait ses propres barrières.
Le faucheur toqua à la porte. Mais connaissant la propriétaire, elle ne l'avait sûrement pas entendu. Alors, il entra. L'intérieur ressemblait à un repère de chaman. L'encens embaumait tant qu'il enivrait. D'immenses tentures empêchaient la lumière de réellement y pénétrer.
Mais outre l'atmosphère presque irréelle du lieu, ce qui captura aussitôt l'attention de l'ancien roi, ce fut la femme qui était assise à une table, au centre de la pièce unique.
Son visage possédait des traits typiques amérindiens dégageant un charme insaisissable, presque envoûtant : le teint hâlé, foncé, des yeux en amande bruns, presque noirs, un front large et lisse... Quant à ses cheveux d'un noir corbeau, ils étaient tressés, mêlés de plumes et de perles en bois. Cette aura mystique qu'elle dégageait était accentuée par les vêtements aux motifs traditionnels qu'elle portait.
Occupée à écrire à l'aide d'une immense plume de corbeau, noire comme les ténèbres, dans un grand livre dont les pages semblaient abîmées par l'âge, elle traçait de grandes lettres dans une calligraphie soignée, à côté d'une illustration représentant une femme drapée d'un rouge profond qui se tenait debout, aux côtés d'une bête hirsute, la dépassant de quatre têtes. Le dessin était de qualité, l'ancien roi ne pouvait le nier. Se décidant enfin à annoncer sa présence, il avança d'un pas.
« Bonsoir, Conteuse.
Erik ne connaissait pas son nom. Comme celui du grand patron, il restait secret, connu de quelques rares personnes qui n'en diraient jamais mot. L'ancien roi soupçonnait par exemple Valentin de le savoir. Mais malgré une certaine curiosité, le Faucheur n'avait jamais demandé. Il respectait le silence de l'amérindienne, ses réserves. Il savait que parfois, certaines choses faisaient mieux de rester cachées...
La conteuse, sans se tourner vers lui, s'enquit :
— Que me vaut ta visite, Erik de Sÿlt ?
Sans prendre des pincettes et sans s'embarrasser de la moindre précision, il soupira, amer :
— Elle est de retour.
La femme ne parût pas le moins du monde surprise. Tout juste leva-t-elle un sourcil, l'air ennuyé avant de lâcher un banal et interrogatif :
— Oh ?
Erik s'affala dans un des fauteuils, observant la conteuse alors que celle-ci était accaparée par son activité.
Sur les étagères, des encres en tout genre reposaient. Certaines étaient destinées à l'écriture, d'autre à un autre genre de marquage. Car c'était la conteuse qui était chargée de tracer les tatouages des totems sur la peau même des faucheurs. Ses étranges pouvoirs l'aidaient à construire ce lien si puissant entre le faucheur et son guide animal.
C'était également elle qui avait tracé tous les autres tatouages que l'ancien roi possédait sur ses bras, sur son corps. Erik était habitué à se rendre dans son petit salon, éclairé par des lampions décorés de symboles tribaux. Sur les murs, des attrapes rêves se mêlaient aux totems et aux amulettes.
La conteuse avait été, jadis, une puissante chaman. Presque une sorcière, murmurait-on. Mais les sorcières ne pouvaient guère devenir faucheuses.
Puisqu'Erik semblait ne pas vouloir reprendre la parole, l'Immortelle interrogea, sans se départir de son calme, replantant sa plume dans l'encrier :
— Tu l'as tuée ?
— J'ai échoué.
Un léger rire moqueur lui répondit.
— Cela reste à voir.
— Comment ça ?
— Il existe d'autres façons de réussir qu'en ôtant la vie. Ce n'est pas à toi que je l'apprendrai.
En un millénaire, Erik avait eu le temps d'assister à de nombreuses atrocités. La plupart du temps, si une vie avait été épargnée, les choses auraient pu bien mieux se finir. Mais la situation était différente... Les lèvres de l'ancien roi s'étirèrent en un rictus. Se penchant en avant, croisant les mains sur ses genoux, il soupira :
— Connaîtrais-tu un moyen d'empêcher une sirène de tuer et de nuire ? D'arrêter la Lune ?
— Si je le connaissais, le monde serait bien plus beau, Erik de Sÿlt.
Le brun chassa les paroles évidentes de la tatoueuse d'un geste vague de la main avant de se mettre à scruter ses tatouages sur ses bras. Le phoque semblait prendre vie sur sa peau alors qu'il se sentait gagné par une certaine fatigue.
— Comment peut-elle être en vie ? murmura-t-il, plus pour lui-même que pour son interlocutrice.
Cependant, celle-ci répondit tout de même :
— Les plans de la Lune sont occultes et mystérieux. Je ne peux te dire pourquoi elle a ramenée Meredith à la vie.
Il en avait conscience mais cette situation ne l'aidait pas vraiment à conserver l'esprit clair. Seul s'enfuir en mer pourrait réellement l'aider à se débarrasser de ses tourments mais il ne pouvait décemment pas disparaître pendant quelques jours sur La Lorelei, son bateau, alors qu'une sirène anthropophage se baladait dans la nature, bien décidée à semer des cadavres partout où elle passerait comme Hansel et Gretel semèrent leurs cailloux.
Erik passa une main dans ses cheveux, dépassé par les événements. Il lui sembla presque qu'il se retrouvait à nouveau sur ce balcon, à regarder sa cité disparaître sous les flots sans parvenir à comprendre pourquoi tout avait ainsi dégénéré. La situation lui paraissait semblable aujourd'hui. Meredith avait dérobé la clé qui protégeait son être des fureurs de la Lune et avait causé un raz de marée destructeur en son sein en réapparaissant. Le seul moyen d'y mettre fin à nouveau serait de reproduire l'histoire, de lui planter cette lame dans le cœur. Mais il s'en sentait incapable.
Ses forces l'avaient abandonné...
Les ténèbres qui dansaient dans son regard durent alarmer la conteuse car celle-ci repoussa une des plumes qui ornaient sa chevelure pour dégager son visage, avant de prendre la parole :
— Si tu veux comprendre, ce n'est pas moi que tu dois aller voir. Je ne fais que retranscrire ce que vous, faucheurs, daignez me raconter sur vos véritables histoires. Détrompe-moi si j'ai tort, mais prédire l'avenir ne fait pas parti de mes dons. Je suis gardienne du passé, non du futur.
— Mais parfois, comprendre le passé aide à connaître son futur.
Elle esquissa un sourire léger, cessant son activité. Ses grands yeux noirs se posèrent sur l'ancien roi, lourd de silence, et elle susurra :
— Tu es sage, Erik de Sÿlt. Cela te sauvera peut-être.
— Me sauver ?
— Ton histoire n'est pas encore achevée. Le point final n'a pas encore été posé. C'est à toi de l'écrire. C'est à toi de survivre.
Le Faucheur se rencogna dans le fond de son fauteuil, saisissant une plume qui trainait à portée de main. La douceur de l'objet contre ses mains calleuses provoqua en lui des frissons. Inconsciemment, il se mit à jouer avec elle, un geste qui l'apaisa quelque peu.
— Nos histoires connaîtront-elles réellement un jour une fin ? Par notre immortalité, ne sommes-nous pas condamnés à toujours devoir l'écrire ?
— Cela seulement si tu considères que seule la mort peut mettre un terme à ton histoire.
— Quoi d'autres alors ?
— N'as-tu donc pas lu les contes et leurs fins heureuses ?
Il secoua la tête négativement alors qu'un rire sans joie lui échappa.
— Les fins heureuses ne sont pas éternelles.
La mystérieuse femme se fendit en un sourire presque peinée alors qu'elle dévisageait l'homme, dont la morosité et l'abattement embaumaient la pièce. Elle semblait lire à travers la peine d'Erik, à travers sa lassitude, à travers ses tourments. Elle paraissait tout deviner. Ce qui mettait l'Immortel quelque peu mal à l'aise. Mais il était trop fatigué pour seulement vouloir barricader ses sentiments et maintenir le masque d'impassibilité. La conteuse finit par rompre le silence, avec douceur :
— C'est vrai. C'est pour ça qu'il existe plusieurs histoires et non pas seulement une.
Retrouvant une expression neutre, loin de cette étrange nostalgie qu'elle affichait l'instant d'avant, l'amérindienne se redressa quelque peu, choisissant une nouvelle plume et une nouvelle encre. D'une voix monocorde, elle annonça :
— Tu ne trouveras tes réponses que chez Andersen.
Le tueur de monstre se figea, ses sens soudain en alerte. Méfiant, il se tourna vers la bibliothèque recueillant tous les livres de contes existant que l'Immortelle possédait.
— Le recueil ?
La conteuse secoua lentement la tête, de gauche à droite. De son ton traînant elle rétorqua, tournant lentement les pages du livre qu'elle tenait dans ses mains :
— Tu sais très bien ce que j'ai voulu dire par là, Erik. »
Il acquiesça lentement, jouant encore quelques instants avec la plume dans sa main. Ses pensées s'envolèrent un instant vers Meredith. Il sentit à nouveau la frêle caresse des lèvres de la sirène, la froideur de ses écailles...
Oui, il savait.
Il se releva, saluant la conteuse. Se penchant une nouvelle fois par-dessus son épaule pour admirer son travail, il se rendit compte que la page qu'elle s'occupait à tâcher de noire se trouvait à la suite de son histoire à lui. Et l'illustration qui dansait à côté des mots, dans une encre argentée, le frappa en plein cœur.
Une immense tâche d'encre sombre s'étendait sur tout la page, représentant des abysses sans lumières. Et tranchant avec la pénombre de cette tâche, à l'encre d'argent, une multitude d'écailles avaient été dessinées, poursuivant le buste d'une silhouette de femme. La précision des détails de cette créature était captivante. Ses deux yeux jaunes étaient formés par une goutte d'encre dorée, scintillante, tranchant avec le noir des eaux et l'argenté des écailles, conférant à l'image un aspect irréel. Erik s'attendait presque à voir l'encre s'animer pour donner vie au dessin.
La sirène, sur la feuille, plongeait dans les profondeurs de l'océan, s'enfonçant toujours plus dans l'obscurité, loin de tout ce qui pouvait représenter l'humanité.
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