Chapitre 20. I.
« Le plus beau dans un crime, c'est lorsqu'il est commis par amour. »
Meredith, première sirène des sept filles de l'Océan et de la Lune,
servante du mal.
*
Parfois, Erik voudrait avoir tort. Mieux encore, il voudrait n'avoir jamais causé de tort.
Tout le poids de ses erreurs pesait désormais sur ses épaules en un lourd fardeau. Il pouvait presque entendre la voix de la sirène persiffler à ses oreilles :
« Je t'avais pourtant dit que m'aimer était une erreur... »
Il ne savait toujours pas s'il était d'accord avec ces mots. Mais il mentirait s'il disait ne pas regretter, par moment, d'avoir aimé cette créature qui l'avait condamné à tant de souffrances...
Et voilà qu'à présent, il devait contempler tristement une conséquence de sa dernière redoutable erreur. Figé, il regardait le corps que la police criminelle amenait loin des regards. Un homme, découvert sur la plage il y a une heure à peine. Noyé. Vidé de son sang. Sans son cœur. Et avec ce coquillage gravé sur le front. Signature si macabre de l'œuvre de la plus fascinante des meurtrières.
Meredith avait frappé. Comme il l'avait prévu. Dès que l'annonce avait été faite, il s'était précipité sur les lieux. À sa grande surprise, il n'avait pas dû voguer bien loin. Le meurtre avait eu lieu en Angleterre, au nord du pays. Et à en croire les marques qui ornaient la peau de la pauvre victime, la sirène s'en était donnée à cœur joie.
Elle avait dû savourer la moindre goutte de sang, histoire de fêter dignement ses retrouvailles avec sa nature sanguinaire.
Cette macabre contemplation du spectacle morbide ne faisait que rappeler un peu plus à Erik que tout ceci était en grande partie de sa faute. Mais il l'avait juré : cela serait le dernier sang qu'elle ferait couler.
Sa poigne se referma contre les grains qu'il serrait dans sa paume. Froid, le sable le ramenait sur terre et l'empêchait de divaguer, de chercher la moindre échappatoire à ce qui l'attendait.
Le meurtre avait eu lieu sur une plage. À présence, la police tentait de dissiper les spectateurs venus s'enquérir de la raison de tout ce grabuge. Les officiers s'affairaient, s'agitant sur le rivage. Mais personne ne faisait attention à l'Immortel qui assistait à tout cela, discret. Au-dessus de sa tête, le ciel se peignait des feux du crépuscule et la nuit étendait son long manteau d'ébène sur le monde.
La Lune serait aux premières loges pour assister au combat qui se profilait.
À l'écart de la foule stupéfaite et abasourdie, Erik détourna son attention des mortels pour poser son regard sur l'océan. Aurait-il la chance de naviguer à nouveau un jour ? De manœuvrer son beau navire, de sentir à nouveau le vent gonfler la voile, de tenir la barre... Au fond de son cœur, cette question le taraudait. S'il ne doutait pas de sa propre détermination, il était certain que c'était aussi le cas de celle qu'il traquait.
Le faucheur n'était pas dupe. Andersen aurait la fin de son histoire ce soir même. Quant à savoir comme cela se terminerait... Il était prêt à tout mettre en œuvre afin de faire triompher la Mort.
Toute sa souffrance, tout son amour, toute sa peine... Tout ce qui le déchirait de l'intérieur, partageant son cœur en deux entre la profonde loyauté qu'il vouait à l'ordre et le désir qu'il ne pouvait s'empêcher de ressentir envers Meredith... Tout cela, l'ancien roi se devait de le mettre de côté, d'oublier qu'il était un être doté de sentiments pour accomplir son devoir.
Désormais, c'était à lui de jouer.
Puisse la Mort être avec moi...
Se redressant et ramassant son sac, contenant les armes qui permettraient sa victoire, il s'éloigna de la plage, s'avançant vers la falaise. Blanche, celle-ci s'élevait haut, abrupte, à la verticale. Elle projetait son ombre, de plus en plus grande, au fur et à mesure que le soleil disparaissait à l'horizon. Jusqu'à ce que les ténèbres aient tout englouti. C'est à cet instant que le mauvais temps paru se lever. Le vent s'agita, cinglant et l'océan s'anima, ses vagues venant dévorer le sable avec plus de vigueur.
À marée basse, sûrement le bas de la falaise était-il accessible. Mais à présent, la mer venait lécher les flancs de calcaire avec avidité, se heurtant à cette paroi qui se dressait vers les cieux. Les récifs et gros rochers formaient cependant une voie qui s'étendait sous les yeux du faucheur, lui offrant un chemin que son instinct le poussait à emprunter. Son instinct et le sang qui tachait les pierres, sous ses yeux.
Sans savoir s'il en reviendrait, après une dernière prière silencieuse à l'encontre de la Mort il s'y engagea. Ironiquement, c'était la Lune, haute dans le ciel, qui éclairait son chemin. Ses rayons pâles se réfléchissaient sur la roche noire rendue brillante par l'eau et le sel dans un éclat argenté. Pourtant, en plus de la présence de l'astre, il se sentait confiant, certain que sa propre déesse était à ses côtés. Si les croyances des faucheurs s'étaient amenuisées chez eux avec le temps, Erik, que son âge et son expérience avait permis de voir à quel point le monde était divisé entre les deux divinités, ne doutait pas une seule seconde de la présence de la Mort, en lui, en son cœur, qui l'aiderait à affronter son démon de toujours.
L'amour.
Curieusement, les prières qu'il adressait jadis aux dieux vikings, avant de partir en raid ou sur le champ de bataille lui revinrent également en mémoire. Les sacrifices à Odin, dieu des dieux et divinité de la guerre, les litanies silencieuses et la foi de toute une nation. Sur le chemin qui le mènerait à une lutte sans merci contre une créature de la Lune, il ne pouvait s'empêcher d'y repenser. Et presque inconsciemment, il adressa une supplique silencieuse à cet ancien dieu qu'il avait pourtant vénéré tout au long de sa vie en tant que mortel.
Pour ne pas oublier. Car l'oubli était impossible, malgré ses plus fervents souhaits.
Évoluant avec précaution tout en prenant garde aux roches coupantes et aux surfaces glissantes, il s'éloignait toujours plus de la plage, longeant la falaise. De temps à autre, une goutte de sang attirait son attention, dessinant une piste qui le menait droit à l'objet de son amour et de sa haine. Droit vers Meredith. Aucun doute n'était possible : les perles écarlates avaient été semées à dessein !
« Tu sais que j'arrive... ne put-il s'empêcher de souffler mentalement. Tu as laissé ces indices intentionnellement. Tu souhaites que je te trouve. Pourquoi ? »
Seul le silence lui répondit, sous la forme du vent qui hurlait à ses oreilles, en une mélodie sinistre, de mauvais présage. Les volontés de la sirène étaient bien mystérieuses. En l'attirant si loin, elle s'assurait que rien ni personne ne vienne interrompre leur affrontement. À priori, elle-aussi se préparait à cet affrontement dont seul l'un d'eux en sortirait vainqueur. Car il était certain qu'Erik ne faillirait pas cette fois-ci. Il s'était engagé à la tuer. Et il le ferait. Peu importe ce que cela lui coûterait.
C'est là qu'il comprit enfin les paroles de Valentin. Le choix irrémédiable dont parlait le nouveau Patron... plus que celui de Meredith, c'était le sien. Son choix. Sa décision. Car en choisissant de tuer la sirène, jamais rien ne pourrait plus la ramener. Il tirait une croix définitive sur son espoir d'un jour retrouver l'amour, la paix et un véritable bonheur. Mais cela n'avait plus d'importance. Et ça n'en aurait plus jamais.
Car soudain, le faucheur sentit une présence derrière lui. C'était furtif. Un clapotis dans l'eau, le frottement d'un pas sur la pierre, un coquillage qui roula jusqu'à lui et un souffle, aussi glaçant que brûlant. Son cœur se serra dans sa poitrine alors même qu'il eut l'impression qu'un millier d'aiguille s'y enfonçaient pour tracer à jamais la fatalité d'un amour condamné. Esquissant un sourire sans joie, il se redressa avant de murmurer, faisant lentement volte-face :
« Bonsoir Meredith.
La sirène se trouvait devant lui, droite comme un piquet, sur la roche. Sa longue crinière noire flottant autour de son visage, agitée par le vent, elle le toisait de son regard jaune, en une posture purement prédatrice. Elle portait encore la chemise et le pantalon qu'elle avait lorsqu'ils s'étaient vus la dernière fois. Mais désormais, ils étaient tâchés de sang.
Erik contempla un instant la créature face à lui. Son aura avait retrouvé toute cette noirceur et l'expression qu'elle affichait relevait de la pure méchanceté. Il le savait, la femme qu'il avait face à lui n'avait plus rien à voir avec celle qu'il avait côtoyé ces derniers jours. Meredith était redevenue celle qu'elle avait été un millénaire plus tôt. La Lune l'avait bénie. Il pouvait à présent le voir de ses propres yeux.
Un instant, elle se contenta de l'observer, impassible. Puis, lentement, les lèvres de la créature marine s'étirèrent en un rictus presque mauvais avant qu'elle ne réponde, avec nonchalance, de ce ton traînant et railleur qu'il lui connaissait si bien :
— Bonsoir Erik. »
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