Chapitre 2. II.
Il n'y avait pas eu d'attaque de sirènes depuis... Des dizaines et des dizaines d'années... Qu'elles réapparaissent aujourd'hui stupéfiait Erik. Non pas qu'il craignait de se lancer dans cette chasse, au contraire, cette perspective éveillait en lui les plus noirs penchants des faucheurs, ceux de l'attrait de la chasse et de la satisfaction de la mise à mort de l'ennemi. En lui, il sentait déjà sa nature profonde gronder à l'idée d'accomplir sa mission. La Mort l'encourageait dans cette voie. Cependant, quelque chose dans ces meurtres qu'il avait sous les yeux le perturbait. Un détail le tourmentait sans qu'il ne sache ce qu'il en était réellement.
À ses côtés, le jovial Olaf affichait un air trop sérieux pour ses traits de chérubin. Les sourcils froncés, le brun très clair de ses iris s'étaient assombris. La venue de Valentin avait refroidit grandement l'atmosphère. Un souffle hivernal balayait désormais les faucheurs, annonciateur d'un futur troublé.
« Quand vas-tu partir ?
Erik marqua un temps avant de répondre.
— Je ne sais pas...
— Tu comptes accepter la mission ?
— Ai-je le choix ? Le patron compte sur moi.
Le brun se gratta un instant sa courte barbe, nerveux. Songeur, il tentait de démêler le fil de ses pensées et de mettre la main sur l'élément qui le perturbait dans ce dossier.
— Erik, tu ne dois surtout pas te perdre en chemin.
Face à l'inquiétude de son ancien élève, l'Immortel releva son regard des papiers pour plonger dans celui d'Olaf.
— Que crains-tu ? Que je me laisse envahir par mes émotions et que je me noie ?
Le blondinet grimaça, se retenant de répondre. Erik sentit un bref pincement au cœur à cette idée. Quelle image pouvait-il bien renvoyer de lui pour que son jovial compagnon soit aussi tendu ? Il se força à sourire et le rassura, affichant plus de maîtrise de lui-même.
— Ne t'en fais pas ça n'arrivera pas.
— Ne laisse pas la Lune te troubler avec de mauvais souvenirs.
— Voyons Olaf, tu me connais. Suis-je du genre à me laisser faire ainsi ? J'ai bien plus d'expériences que bon nombres de faucheurs ici.
Le tueur de sorcière secoua la tête avant de se détendre légèrement.
— Excuse-moi Rik', mais entre l'air inquiet du Patron, le comportement plus suspect que d'ordinaire de Valentin, le retour des sirènes et ton passif... Il y a de quoi se faire du mouron.
— Gamin, nous vivons dans un monde peuplé de monstres et de sorcières, déchiré entre deux déesses qui se font la guerre depuis des millénaires. Crois-moi, il y avait de quoi se faire du souci bien avant ça !
Olaf ne put qu'acquiescer. Son mentor avait raison. Instinctivement, il se gratta la nuque, décalant quelques mèches blondes, révélant un petit tatouage représentant une mouette. Le symbole d'encre noire tranchait étrangement avec sans peau pâle, semblable à celle des enfants et sans la moindre imperfection, au contraire de celle d'Erik, abîmée par la mer et marquée par ses multiples tatouages.
Le plus jeune des deux hommes finit par soupirer :
— Réfléchis-y quand même ! Il y a plein d'autres monstres qui n'attendent que toi et Sindbad pourrait très bien s'occuper de celui-là.
Erik ricana.
— J'attends ça depuis très longtemps et tu le sais très bien.
— Tu es obsédé par les sirènes Rik' ! Ça va se retourner contre toi un jour !
L'Immortel avait raison, et l'ancien roi en avait pleinement conscience. Les sirènes étaient pour lui ce qu'étaient les loups pour le petit chaperon rouge, ou la pomme pour Blanche Neige. Un fléau. Leur fléau.
Il entendait leur chant venimeux dans ses rêves, cet appel aux profondeurs, cette damnation mélodieuse ! Leurs baisers étaient à ses yeux la pire des malédictions. Et leur monstruosité... Elle n'avait d'égale que leur étrange et hideuse beauté.
Son regard se posa à nouveau sur les fichiers entre ses mains. Les informations étaient suffisantes afin qu'il se lance dans une traque. Les mots dansaient devant ses yeux. Il tourna une des pages afin de mieux examiner les données.
Soudain, Erik se figea, et pâlit encore plus qu'il n'était possible. Olaf s'en inquiéta aussitôt.
— Que se passe-t-il ?
Pour toute réponse, le faucheur lui désigna une des photos qui composait le dossier. On y voyant le corps noyé d'un homme, les lèvres bleues à cause de la suffocation et le teint cadavérique dû à l'absence de sang. La mise en scène était assez dramatique, étendu de tout son long, les bras écartés, son cœur avait été arraché. C'était une chose habituelle, souvent, les sirènes emportaient les cœurs de leur victime en tant que dessert. Mais ce qui frappa le jeune homme, plus que le poignard se trouvant actuellement à la place du cœur, fut le symbole dessiné à même la peau sur le front de la victime : un coquillage. Glauque à souhait. Malheureusement, cette trace ne leur était pas inconnue.
Elle réveillait chez Erik des souvenirs qu'il avait enfouit au fond de lui.
Il se rappelait ce visage angélique qu'il avait aperçu sur la plage, alors que son drakkar avait coulé dans une effroyable tempête et qu'il avait échoué sur la plage. Cette voix cristalline, ces yeux d'un vert profond et cette chevelure flamboyante. Il se rappelait le rire délicieux qui franchissait la barrière de ses lèvres alors qu'elle semblait lui échapper, les rares mots qu'elle lâchait de temps à autre, lui rappelant qu'elle n'était pas muette comme tous semblaient le croire. Il se rappelait son cœur battant plus fort qu'au cœur d'un combat, appartenant déjà tout entier à celle qui serait l'amour de sa vie. Il se rappelait à quel point il avait eu l'impression d'être heureux.
Malheureusement, il souvenait également de la douleur foudroyante en retrouvant celle qui était sa femme, celle qui partageait sa vie depuis longtemps, une fille d'un clan voisin, la gardienne des clés de sa ville à défaut d'être celle de son cœur, une dague plantée en pleine poitrine, morte. Et cette souffrance plus grande encore, presque indescriptible quand tout ce qu'il avait battit, fut détruit, quand il perdit tout ce qu'il avait aimé. L'amer goût de la vengeance lui revint en bouche, cette sensation de satisfaction mêlée au désespoir de ceux qui n'avaient plus rien...
Erik secoua la tête, s'arrachant à ces souvenirs morbides. Ses traits étaient crispés tandis qu'il luttait face à la vague d'affliction qui le gagnait. Dans sa poitrine, son cœur pulsait douloureusement et le sang qui se déversait dans ses veines était gelé. La haine se mêlait à la souffrance. Ce ne fut que lorsqu'une douleur faible se fit ressentir au niveau de ses paumes qu'il se rendit compte qu'il serrait les poings si fort que ses ongles venaient d'entamer sa chair et que ses phalanges étaient plus blanches que l'écume des vagues.
Il s'obligea à prendre une grande inspiration pour retrouver son calme.
Mais son état n'échappa guère à Olaf qui écarquilla les yeux, comprenant tout de suite ce dont il en retournait, faisant vite le lien. Il secoua la tête de gauche à droite, avec une étrange frénésie, stupéfait.
— Ça ne peut pas être elle !
— Pourtant, c'est bien son signe... Chaque sirène a en quelque sorte sa marque de fabrique... Ce dessin, c'est le sien. Et regard ce poignard ! Elle a emporté le cœur mais laissé son arme...
— Et alors ?
— C'est un message Olaf, murmura l'ancien roi. C'est bien elle. Elle est de retour...
Il lui avait planté un poignard en plein cœur, elle se vengeait.
Un silence lourd s'abattit sur les deux hommes. Si Olaf dévisageait son mentor avec horreur et consternation, celui-ci affichait une mine bien plus sombre que ce que son élève ne lui avait jamais vu. Erik ne comprenait peut-être pas comment cela pouvait être possible, mais ça l'était. Il n'en doutait guère. Ce meurtre le replongeait dans des souvenirs atroces, datant de si longtemps qu'ils lui semblaient parfois être des rêves. L'eau grondante, les habitations dévorées par l'océan furieux, les hurlements, et le fracas des vagues alors que toute une cité disparaissait.
« Regarde ton royaume sombrer dans le chaos et la désolation. Regarde le finir dévoré par les flots... »
L'ancien roi secoua la tête, chassant cette voix chantante et mauvaise qui s'amusait à le tourmenter dans ses cauchemars. Le ton plus sombre, il lâcha, l'amertume le dévorant tout entier :
— Et elle veut que je la poursuive... »
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