Chapitre 2. I.

« Bien loin dans la mer, l'eau est bleue comme les feuilles des bluets, pure comme le verre le plus transparent, mais si profonde qu'il serait inutile d'y jeter l'ancre, et qu'il faudrait y entasser une quantité infinie de tours d'église les unes sur les autres pour mesurer la distance du fond à la surface. C'est là que demeure le peuple de la mer. C'est là que vivent les sirènes. »

Hans Christian Andersen – La petite sirène.

*

Le jour s'était levé au-dessus du manoir de l'Ordre des faucheurs. Le soleil filtrait au travers des rideaux qui recouvraient les grandes fenêtres. Pour certains, il était l'heure de se réveiller. Pour d'autres, d'aller se coucher après une traque nocturne. Erik ne se trouvait dans aucun des deux cas. Il n'avait pas fermé l'œil de la nuit, ne pouvant s'empêcher de songer à ce mauvais pressentiment qui ne le lâchait pas et qui soufflait au fond de lui que quelque chose allait se passer, que ça allait mal finir.

Mais il ne parvenait pas à mettre le moindre mot dessus.

Assis dans la salle commune qu'il n'avait pas quittée, il était seul. Machinalement, il mélangeait un carré de sucre dans une tasse de café. Il était trop tôt pour qu'il se mette à l'alcool. La boisson brune dans ses mains était la seule chose qui lui permettait de conserver les idées claires. Si les Faucheurs pouvaient survivre sans dormir, manger ou boire pendant plus longtemps que les simples mortels, cela leur était nécessaire s'ils voulaient conserver l'entièreté de leurs forces pour lutter contre les sbires de la Lune.

Alors qu'il profitait du calme qui régnait au manoir au lever du soleil, loin de l'agitation des combats et du danger des machinations de la Lune, il fut rejoint par Olaf qui s'assit face à lui. Sans demander la permission, le jeune homme lui prit sa tasse de café des mains et en bu une gorgée avant de grimacer.

« C'est vraiment infecte !

L'ancien roi haussa des épaules. De sa voix grave, enrouée, il interrogea :

— Bien dormis ?

— À vraie dire... Je n'ai pas vraiment fermé l'œil de la nuit, répondit Olaf, esquissant un sourire angélique que démentit aussitôt le clin d'œil qu'il lança à l'intention du brun.

Celui-ci secoua la tête avant de soupirer :

— Je n'ai pas forcément envie de savoir le contenu de ta nuit en compagnie de Jack...

— Rabat-joie ! Tu es seul depuis trop longtemps, Rik' ! Quand as-tu seulement laissé une femme entrer dans ta vie pour la dernière fois ?

— Quand il n'y avait que trois chiffres pour former l'année et non quatre.

Il avait répondit avec beaucoup de sérieux, de cet air pince sans rire et presque las. Mais malgré cela, Olaf secoua la tête, affichant un grand sourire désolé.

— Je te souhaite tellement d'être heureux, Rik'...

Erik sourit, attendrit par la déclaration de son ancien élève. Il éprouvait un certain attachement pour le jeune faucheur, différent de celui d'un père pour un fils mais semblable à celui d'un frère aîné pour son cadet...

— Je sais Olaf.

L'instant d'émotion ne dura que quelques secondes. Le tueur de sorcière retrouva son espièglerie et ricana :

— En attendant, tu as sûrement dû oublier ce que tu manques !

L'ancien roi écarquilla des yeux, prêt à répliquer quand une petite voix aigüe le coupa :

— Bonjour !

C'était le fils d'Aurore et Philippe qui se tenait dans l'entrée de la salle commune, une peluche en forme de dragon dans ses bras.

— Qu'est-ce que tu fais là, gamin ? s'étonna Olaf alors que Stephan le dévisageait de ses grands yeux emplis de l'innocence enfantine.

— Je m'ennuie. Et Maman dort.

— Je croyais qu'après avoir passé un siècle à roupiller, Aurore changerait d'activité, marmonna le blond.

Son ironie lui attira un regard sombre de la part d'Erik. Mais l'enfant, n'ayant rien saisit de la moquerie du faucheur, demanda, affichant une petite bouille adorable :

— Dis, tu veux bien me raconter une histoire ?

Cette fois, le brun fut à deux doigts de pousser un soupir de dépit. En demandant cela à Olaf, le petit garçon venait d'illuminer la journée de tueur de sorcière. S'il y avait bien une chose qu'il adorait, c'était raconter des histoires. En vérité, il était doué : il savait quand marquer des pauses pour capter l'attention de son auditoire et quel ton emprunter.

— Mais avec plaisir petit ! Connais-tu l'histoire des Trois Vagues ? Certains diront que c'est un conte basque mais en réalité, il est également Norvégien.

Ravi, le petit garçon s'assit à même le sol, la tête renversé en arrière prêt à écouter le blond qui s'était redressé, gonflant le poitrail et roulant des épaules, endossant son rôle de conteur. Lorsqu'il prit la parole, sa voix avait changé, devenait plus douce et plus grave à la fois, plus audible, et surtout plus posée, affichant un calme que son mentor lui avait rarement vu :

Il était une fois, près d'un port norvégien, un petit garçon, nommé Olaf qui vivait avec ses parents. Son père était marin. Un jour, il disparut en mer et ne revint plus jamais, son navire ayant coulé mystérieusement. Afin d'assurer leur pain quotidien, Olaf se fit marin. Il s'engagea sur un navire. Il aimait tellement rire, et tellement travailler que l'équipage le prit en amitié. La veille du grand départ, il déambulait sur les quais, lorsqu'il entendit trois mouettes noires comme des corneilles dont les mots résonnaient à son oreille avec des voix de sorcières.

« Personne ne sait que nous sommes sorcières et que nous détestons les matelots !

- Et, quand nous serons en mer, nous lancerons contre eux trois vagues et ils seront engloutis dans les eaux !

- Ils ne sauront pas que, pour se sauver, il leur suffirait de lancer une stère de bois de bouleau hors du bateau, sur chacune de ces vagues... »

Le lendemain matin, Olaf embarqua mais fit charger sur le bateau trois stères de bois de bouleau. Et le vaisseau prit la mer...

Erik cessa d'écouter le récit à ce moment-là. Il connaissait cette histoire presque par cœur à force d'avoir entendu son ancien élève la raconter encore et encore. Olaf n'en n'avait que faire : son auditoire, qui se résumait à un enfant de six ans, l'écoutait avec tant d'attention que cela l'amusait.

Ils naviguèrent et naviguèrent sans que rien de fâcheux n'arrivât. Mais, brusquement, une nuit, le vent se leva et la mer s'agita. Une vague énorme déferla sur le navire... Les matelots s'attendaient au pire, mais Olaf leur ordonna de jeter contre cette vague phénoménale un stère du bois qui était dans la cale. Ainsi fut fait et, stupéfaits, les marins virent les flots se calmer. Ils entendirent le vent s'essouffler et une voix de sorcière crier:
« Aie! Aie! Aie! Je vais couler... »

Un sourire satisfait étira les lèvres de Stephan, et le brun qui assistait distraitement à la scène ne put s'empêcher de se dire qu'il avait là une bonne graine de faucheur s'il était déjà enthousiaste à la mort d'une sorcière à cet age-là.

Le bateau continua d'avancer. Il navigua sans incident jusqu'à l'instant où le vent se mit à souffler et la mer à s'agiter plus encore que la première fois.
« Écoutez-moi! Attachez tous les objets qui risquent d'être emportés et jetez un nouveau stère de bois de bouleau hors du bateau ! ordonna Olaf à ses compagnons. »
Sans chercher à savoir pourquoi, les marins s'exécutèrent. Aussitôt, le vent et les flots se calmèrent et on entendit à nouveau une voix de sorcière crier:
« Aie! Aie! Aie! Je vais couler... »
Et le navire poursuivit son chemin jusqu'au lendemain matin. Là, une tempête d'une violence inouïe, brusquement, s'abattit sur lui. Une vague comme n'en avait jamais vu aucun équipage s'éleva entre la mer et les nuages...
« Nous allons être tous engloutis! hurlèrent les matelots.
- Faites ce que je vous dis... leur conseilla Olaf aussitôt. Attachez-vous au bateau pendant que je jetterai à l'eau tout ce qu'il reste du bois de bouleau. »
Et les marins s'exécutèrent. Le vent et les flots se déchaînèrent. La vague étendit ses grands bras écumeux tandis que les hommes, de tous leurs vœux, appelaient l'île légendaire qui sauvait les naufragés de la mer. Quand Olaf eut lancé le dernier morceau de bois, on entendit une voix:
« Aie! Aie! Aie! Je vais couler... »
Alors la tempête s'arrêta. Le vent violent se calma. Et les matelots purent se détacher pour voir flotter, au milieu des bûches de bois de bouleau, quelques grandes plumes noires...

C'était une bien belle histoire. Mais la vérité était qu'elle avait été énormément simplifiée. Le rôle qu'Olaf avait joué dans celle-ci était d'autant plus compliqué qu'il avait bataillé pour se faire croire de l'équipage, pour parvenir à les sauver, pour ne pas passer pour un fou. Il avait brisé chaque envoûtement des sorcières avec acharnement alors qu'il n'était encore qu'un adolescent.

Ça avait été l'événement qui avait fait basculer sa vie. Lorsqu'il avait rejoint l'ordre, l'adolescent devenu immortel faisait encore des cauchemars dans lesquels il échouait à sauver le navire. Erik avait pris du temps à comprendre qu'en réalité, c'était parce que c'était ces mêmes sorcières qui avaient été responsable de la disparition du père du garçon et qu'il s'en voulait de ne pas avoir pu le sauver à l'époque.

— Et il est devenu quoi après, le garçon ? interrogea le petit, ses grands yeux innocents dévisageant le blond qui esquissa un sourire malin.

— Pour le remercier d'avoir débarrassé le monde des trois vilaines sorcières, la déesse de la Mort le récompensa en lui donnant un pouvoir immense : celui de vivre à tout jamais. Et il continua de combattre le mal pour elle, gagnant un second pouvoir : celui de devenir invisible !

— C'est trop bien ! Moi aussi je veux ce pouvoir !

Olaf rit. Ses yeux étincelaient.

— Pour ça, il faudrait que tu choisisses de te spécialiser en chasseur de sorcières.

— Ou que tu ne te spécialises pas du tout, intervint l'ancien roi, avec calme. C'est une option, c'est difficile, mais certains faucheurs choisissent de ne pas le faire et traquent à la fois les sorcières et les créatures.

Stephan secoua la tête de haut en bas, prenant cet air sérieux des enfants qui ont cette impression de plonger dans le monde des « grands ».

— Plus tard, je ferai les deux. Et je serai le meilleur !

Erik esquissa un sourire amusé tandis que le tueur de sorcière ne se priva pas d'éclater de rire.

— J'en suis certain, Stephan !

Un raclement de gorge les tira de leur bulle de douceur. Sur le pas de la porte, se découpait la silhouette presque parfaite du fils du Patron qui les observait de ses yeux bleus glaçant, un dossier en main.

— Navré de troubler votre joyeuse petite assemblée... marmonna-t-il.

Erik douta qu'il soit vraiment désolé mais balaya l'excuse d'un geste de la main.

— Retourne voir ta mère, gamin ! ordonna le nouveau venu.

Stephan, impressionné par le ton grave de Valentin, ne se fit pas prier. Tandis que l'enfant disparaissait, le fils du Patron tendit un document au tueur de monstre marin qui s'en saisit, méfiant. Quelque chose dans l'attitude de son interlocuteur le mettait sur ses gardes. Olaf, qui s'était également rendu compte de l'atmosphère devenue pesante, fixait son ancien mentor, fébrile.

Erik fronça des sourcils en déchiffrant le texte. Au fil de sa lecture, son regard s'obscurcissait et son visage se fermait toujours plus. Quelque chose dans sa posture, dans l'aura qu'il dégageait, avait changé. Il était soudain bien plus agressif, froid.

Relevant un visage marqué par la stupéfaction vers Valentin, le faucheur grimaça :

— C'est impossible !

— Et pourtant c'est réel. Mon père te confie cette mission.

Le bel homme marqua une pause, sembla hésiter un instant, avant de se reprendre.

— Que la Mort soit avec toi, Erik.

Le principal concerné hocha la tête avec raideur, en signe de remerciement. Sans plus attendre, le fils du Patron tourna les talons et quitta la pièce, laissant le marin et son ancien élève seuls. Olaf, qui avait compris que quelque chose lui échappait se leva et interrogea :

— Que se passe-t-il Rik' ?

L'Immortel déglutit, tentant de maîtriser la vague de panique qui le gagnait. Son cœur semblait s'être éveillé et il lui semblait presque le sentir battre dans sa poitrine. Pourtant, il demeurait immobile. L'air lui manquait et il avait la sensation de se noyer. Luttant contre sa déstabilisation, le marin souffla :

— Plusieurs cadavres ont été retrouvés dans des villes côtières des Pays-Bas. Vidés de leur sang.

Le blond commençait à comprendre. Mais il voulait en être certain.

— Un vampire en mal de vacances balnéaires ?

Lentement, Erik secoua la tête, à la négative. D'un ton sombre, si sombre qu'il en glaça le sang de son interlocuteur, il lâcha :

— Ils ont été noyés. Ils ont été noyés avant d'avoir été vidés de leur sang.

Il n'y avait plus de doutes possibles. Les yeux écarquillés, Olaf frémit. Alors, l'ancien roi ferma un instant les paupières avant de prononcer ces mots qu'il avait à la fois tant attendus et tant redoutés.

— Une sirène... »

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