Chapitre 19. II.

Lentement, hissé par deux faucheurs robustes, le cercueil blanc, scellé à tout jamais, descendait dans le trou qui lui était réservé. Dans le cimetière de l'Ordre, situé dans les bois, non loin du manoir, les pierres tombales n'étaient plus les seules à se dresser dans la brume. Désormais, tous les faucheurs, hommes, femmes, enfants, tueurs de monstres et de sorcières, combattant de la Mort, s'y tenaient, endeuillés. Si le Patron n'avait jamais été un homme proche de ses guerriers, il avait tout de même été leur guide durant des dizaines de siècles. Tous le respectaient. Tous déploraient sa mort.

Valentin, dans une attitude digne, dirigeait la cérémonie funéraire. Le nouveau Patron de l'Ordre des faucheurs prêta serment, comme son père, un millénaire et demi auparavant, avant d'enfiler autour de son doigt la chevalière qui avait appartenu à Valentinus l'ancien, premier des faucheurs et fondateur de l'Ordre. Ainsi, c'était lui qui dirigerait dorénavant. Toute la charge de la mission que la Mort leur avait confiée reposait sur lui.

Erik assistait à tout cela, absent. Sa discussion avec le tueur de sorcière tournait en boucle dans son esprit, mêlée à ses doutes. Mais à chaque seconde qui passait, ses pensées devenaient plus claires et il distinguait de plus en plus la seule voie qui s'offrait à lui, le seul chemin qu'il devrait emprunter. Bien qu'il soit entouré, son écrasante solitude l'isolait dans une bulle où il se trouvait seul, face à ses propres démons. Face à son monstre du placard. Un monstre qu'il allait devoir affronter... Et à cette idée, une vive douleur paralysait son cœur et incendiait sa poitrine.

D'un geste, Olaf, qui se tenait à ses côtés, le tira de ses songes. Était venu le moment où chaque faucheur se devait de lancer une poignée de terre pour recouvrir le cercueil. Valentin fut le premier. Puis, chacun s'avança, laissant les grains bruns glisser entre ses doigts. Quand ce fut au tour de l'ancien roi, il ne put s'empêcher de murmurer un « pardon » que seul lui put entendre. En laissant la terre s'écouler, il eut l'impression de laisser s'envoler les dernières poussières qui l'entravaient.

Puis, d'une voix claire comme le cristal, une immortelle rompit le silence cérémonial, entamant le premier couplet de l'hymne des faucheurs, le chant sacré de l'Ordre. Un hymne vieux d'un millénaire, chantés jadis dans les campagnes en tant que berceuse mais dont le sens échappait à tous ceux qui n'avaient pas connaissances des secrets de la Mort et de la Lune. Les premières paroles s'envolèrent dans l'air froid du cimetière, se mêlant à la sinistre atmosphère.

« Quand vient la sombre nuit,
La lune des maux s'élève,
Son éclat sur nos lames bénies
Maudit son règne qui s'achève.

Ô, toi fille de la mort,
Combats le mal, l'horreur...

À cet instant, tous les faucheurs reprirent en cœur, d'une même et unique voix, entamant à leur tour cet hymne au rythme répétitif si lent et si poignant, qu'ils connaissaient tous par cœur.

- La déesse dansera ce soir,
Ses flammes brûleront, nues,
Purifieront un monde perdu
Dans les mains des cauchemars.

Erik ferma les yeux. Le sens des paroles le frappèrent de plein fouet, avec la même puissance qu'une vague scélérate. Le serment qu'il avait prêté en gagnant l'immortalité et en rejoignant l'ordre lui revenait en mémoire, supplantant les mots de l'hymne, l'étreignant avec une vigueur que même lui ne pouvait affronter. Il sentit son être intérieur tanguer, tel une minuscule barque en proie aux éléments déchaînés. Le faucheur connaissait désormais le même déchirement qu'avait éprouvé Meredith ces derniers jours. Mais la sirène avait choisi sa déesse. Et il devait en faire de même. Que la Mort lui pardonne son hésitation. Désormais, il s'en remettait à elle. Entièrement à elle.

- Ô toi fils du mauvais sort,
Rejoins nous, deviens faucheurs.

En dépit de son amour, de ses rêves, de ses espoirs... Erik avait pris sa décision. Aussi douloureuse fût-elle, il devrait s'y tenir.

- Et la cruelle lune se complaît
À bénir ses sorcières,
Elles nous promettent l'enfer,
Des souffrances, des méfaits.

Il n'avait plus le choix...

- Brûle le mal, brûle le mauvais,
Débarrasse nous des sorcières.

Il n'y avait plus d'autres alternatives.

- Quand vient la sombre nuit,
Le courage seul suffit
À combattre les torts futurs
Que sèment les créatures.

Il devait la tuer. Et il la tuerait.

- Brasier ardant, brasier parfait
Exauce toutes nos prières... »

Tournant des talons, quittant cette cérémonie qui ne faisait que lui rappeler le poids de sa terrible erreur, il s'éloigna d'un pas hâtif, ignorant les regards se posant sur lui. Il avait une sirène à retrouver. Il avait une sirène à détruire. Et elle ne l'attendrait pas éternellement.

*

« Rik !

Le faucheur, qui remplissait son sac précipitamment et avec détermination, se figea un instant en entendant Olaf pénétrer dans sa chambre, avec prudence. Faisant volte-face, il toisa son ancien élève qui resta près de l'entrée, une mine désolée sur le visage.

- Tu t'en vas ?

- J'ai une chose à régler.

- Tu es sûr de vouloir le faire ?

Erik tressaillit. S'il voulait le faire ? Bien sûr que non. Il allait devoir s'arracher le cœur une nouvelle fois. Il allait à nouveau se condamner à une éternité de solitude. Une solitude qui, s'il l'acceptait comme une vieille amie avant tout cela, prenait soudain le goût de l'échec et des désillusions.

Mais il devait le faire. Il avait prêté serment. Et l'homme sage qu'il avait été un jour, même s'il doutait qu'il puisse encore exister, lui soufflait que ce fût la seule chose à faire. Il ne pouvait pas vivre décemment avec l'idée d'avoir provoqué le retour d'une meurtrière sans pitié. Tout le sang qu'elle ferait couler tacherait ses mains.

Plongeant son regard dans celui de son ami, il soupira.

- J'ai commis une erreur. Non pas en ayant foi en Meredith, mais en n'ayant pas assez confiance en elle pour l'accuser. En faisant cela, nous l'avons poussée droit dans les griffes de la Lune. C'est de notre faute. De la mienne. Et désormais, il n'y a plus de marche arrière. Plus de retour possible.

- Tu vas la tuer...

Soudain, l'air surpris et peiné du blond agaça prodigieusement l'ancien roi qui, perdant de son calme, ironisa :

- C'est ce que tu m'as conseillé de faire depuis le début non ? Tu peux être heureux ! Je t'écoute à présent !

Disant cela, il lâcha un ricanement amer. Mais Olaf n'était pas dupe. Ainsi, Erik dissimulait sa souffrance. Il abhorrait l'idée de ce qu'il allait faire. Il se dégoûtait pour cela. S'il avait eu ne serait-ce qu'une autre option, il l'aurait saisi. Même s'il avait dû en payer le prix de sa propre vie. Mais cette fois-ci, il n'y avait pas d'autre échappatoire, pas de solution miracle. La vie n'était pas un conte de fées... Loin de là. Il l'avait appris à ses dépens. Et il continuait de l'apprendre.

Il n'y aurait pas de fin heureuse pour lui.

Toute sa peine, toute sa douleur, il les transformait en force, en détermination. Il étouffait le moindre sentiment pour éviter la souffrance dans laquelle la perspective de la suite le plongeait.

Chargeant son harpon, ses yeux gris lançant des éclairs, il lâcha :

- Je dois l'arrêter avec que les choses ne dégénèrent.

« Comme si tout n'était pas déjà qu'une catastrophe... » cru-t-il entendre la sirène ricaner à ses oreilles, de cette voix moqueuse et mesquine qu'elle employait pour le narguer dans ses cauchemars. Secouant la tête, pour la chasser de son esprit, il referma son sac d'un geste sec. Son bateau, tout nouvellement réparé, l'attendait.

- Comment comptes-tu la retrouver ? interrogea Olaf, quelque peu inquiété par l'attitude de son ancien mentor.

Il lui était impossible de se réjouir de la situation alors même qu'il avait l'impression que le faucheur courrait à sa perte.

- Je n'aurais qu'à suivre la macabre nouvelle d'un nouveau meurtre.

- Que veux-tu dire ?

- Meredith va tuer à nouveau. C'est certain. J'aurais aimé l'en empêcher mais si elle ne trahi pas sa position, impossible de la retrouver. Cependant, je le jure, ce sera bien la dernière goutte de sang qu'elle fera couler, clama-t-il, d'un ton inébranlable.

Rien ne semblait pouvoir le faire changer d'avis. Il le faisait autant pour lui et pour le monde que pour elle. Meredith lui avait soufflé, dans un moment de bonheur absolu, que l'idée de redevenir une meurtrière sanguinaire l'effrayait parfois. Qu'elle chérissait plus que tout la liberté que le fait d'être maîtresse de soi-même représentait.

Même si elle n'en avait peut-être pas l'impression, désormais, il n'y avait plus de délivrance possible pour elle. La Lune avait repris un contrôle sans fin et sans limite.

La seule libération possible serait la Mort. Et Erik était prêt à le faire, si cela signifiait arracher des griffes de la déesse maléfique celle qu'il aimait.

De toute façon, la Meredith qui l'avait envoûté, celle pour qui il éprouvait de réel sentiment, la petite sirène du conte d'Andersen, avait été étouffée brutalement, noyée sans pitié par la sorcière des mers. L'auteur danois avait eu raison, en dissociant la créature marine en deux dans son histoire. L'Immortel en prenait conscience désormais.

Malheureusement, ce n'était pas la bonne moitié qui avait triomphé.

Le faucheur ferma un instant les yeux. Le parfum de la sirène flottait encore dans la pièce, comme si elle n'était jamais partie, comme si elle ne s'était pas enfuie après avoir commis une atrocité de plus.

Il était prêt, à présent. La mer l'appelait. Et Meredith l'attendait. Se tournant une dernière fois vers Olaf, il lâcha, un étrange rictus au bord des lèvres :

- Cette fois-ci, seul l'un de nous deux en ressortira vivant. »

Erik jeta son sac d'arme sur son épaule avant de se diriger d'un pas déterminé vers la sortie. Il sentait peser sur lui le regard inquiet du tueur de sorcières. Pourtant, sans se retourner une seule fois, il s'éloigna, les traits crispés et les muscles tendus. Il était prêt à se battre.

Plus personne ne pouvait l'arrêter.

Il ferait ce qu'il devait faire.

« Pardonne-moi Mer... Parfois, l'amour ne suffit pas. »

~

On se retrouve lundi pour la première partie du tout dernier chapitre 🙃 La fin est prévue pour Samedi prochain... Saurez-vous éviter le naufrage d'ici là ?

Aerdna.

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