Chapitre 18. II.

Amadeus observait par la fenêtre de son bureau la nuit se lever et étendre son voile obscure sur le ciel. La Lune, en maîtresse céleste, trônait, souriante. Voilà longtemps qu'elle convoitait le bois protégé par la Mort dans lequel les faucheurs avaient élu domicile. Un mauvais pressentiment parcourut l'austère homme qui se crispa. Les murmures de sa déesse s'étaient tu, et il ne parvenait plus à entrer en contact avec elle. Abandonné, son ambition et sa poigne d'acier s'étaient retrouvées fragilisées par les doutes qui l'avaient gagné.

Son propre fils n'avait fait qu'empirer les choses alors qu'ils venaient de se disputer une nouvelle fois. Valentin n'avait pas manqué de lui renvoyer à la figure certaines des erreurs qu'il cherchait tant à étouffer. Agacé, le Patron avait fini par hausser le ton et par menacer à nouveau le tueur de sorcières. Ce dernier prenait trop de liberté et s'arrogeait trop de droits, en particulier celui de remettre en cause les décisions de son père. L'amour qui liait l'homme et son descendant ne faisait plus le poids face à leurs dissensions.

« Tu as sur la conscience la mort de nombreux faucheurs. Et tu aurais pu éviter tout cela si tu n'avais pas fait une si malheureuse erreur. Nous vivons des temps obscurs et tu nous mèneras à notre perte. »

Voilà les mots que lui avait crachés le beau jeune homme, au comble de sa fureur. Des mots qui sonnaient comme une terrible prophétie, qui n'étaient pas sans rappeler celle qu'avait murmurée la Mort quelques jours plus tôt. Amadeus le sentait. Son pouvoir déclinait. Et l'Ordre s'apprêtait à connaître un événement sans précédent.

Soudain, il sentit peser sur sa nuque un regard perçant. Or, il venait de renvoyer Valentin. Ce n'était donc pas son fils. Son instinct se hérissant, il fit volte-face.

Le Patron se figea imperceptiblement à la vue de cette femme, adossée tranquillement à sa porte et qu'il n'avait pas entendu arriver. Elle se contentait de l'observer de ses yeux jaunes brillant d'un éclat prédateur qui n'échappa nullement au faucheur. D'un ton posé, sans craindre réellement cette apparition de mauvaises augures, il constata, d'un ton qui n'attendait pas vraiment de réponse :

« Tu es la sirène.

Lentement, elle acquiesça avant de se redresser et de refermer la porte du bureau, sans dire un mot. Tout dans sa manière d'être évoquait la créature séductrice qu'elle était. Ses gestes, félins, calculés, ne laissaient pas douter de sa nature meurtrière. Pourtant, elle continuait d'afficher un certain calme, comme si elle ne venait pas de s'enfermer avec l'homme qui dirigeait les troupes de la déesse mortelle dont elle était l'ennemie.

— Et vous êtes le grand Patron.

Sa voix était basse, murmurée dans un souffle traînant, chargé de tension. Pourtant, le Patron ne se laissa pas distraire. Gravement, il siffla :

— Je sais ce que t'as demandé ta déesse.

Son ton froid n'ébranla même pas la créature marine qui pencha la tête sur le côté avant d'esquisser un sourire narquois.

— Défendez-vous dans ce cas...

L'homme la toisa avant de hocher de la tête.

— C'est ce que je compte faire.

Soudain, un long sabre se matérialisant dans ses paumes, jaillissant de nulle part, il bondit sur elle. Mais déjà elle s'était volatilisée. Amadeus fit vivement volte-face. Elle se tenait derrière lui, assise sur son bureau avec nonchalance, les jambes croisées. Sa posture, volontairement provocatrice, mettait en valeur ses courbes tentatrices. Mais le faucheur ne tomberait pas dans son piège. Se redressant, il esquissa un rictus, presque amusé par ce petit jeu qu'il était certain de gagner. Ce n'était pas une simple sirène qui mettrait un terme à son existence si dangereuse.

Meredith rejeta la tête en arrière craneusement, avant de susurrer, mielleuse :

— Raté...

Un instant, un grognement attira l'attention de la sirène, la coupant dans son élan de mesquinerie. Celle-ci pencha la tête en apercevant un lynx sur sa gauche, en train de la menacer de ses crocs affûtés, ramassé sur lui-même.
Un nouveau ricanement moqueur lui échappa alors qu'elle leva un sourcil.

— Un lynx pour totem, comme c'est intéressant !

— N'était-ce pas ce que tu cherchais ? Le Lynx ? Ou plutôt, l'homme qui a un Lynx pour Totem.

— Si, tout à fait. J'avoue qu'il n'a pas été aisé de trouver de qui il s'agissait à mon arrivée. Aucun faucheur ne semblait le savoir. Mais la Lune a été généreuse et m'a facilité la tâche. Ainsi que l'esprit de ce beau Valentin qui n'a pas su se blinder assez rapidement. Votre fils devrait être plus prudent lorsqu'il croise la route d'une sirène...

La bête sur sa gauche feula, plus menaçante encore. Son agressivité et sa carrure, bien plus large que celle des autres félins de son espèce, contrastaient avec l'apparent calme de l'homme dont il était le totem. C'était la parfaite réflexion des véritables sentiments du Patron qui n'avait pas dû apprécier l'insinuation perfide concernant Valentin.

Décroisant les jambes pour s'étirer, la créature de la Lune insinua, joueuse :

— Que fait-on désormais ? Je cherche à vous tuer et vous vous défendez ou nous discutons encore paisiblement et chaleureusement de l'amour inconditionnel que nos deux déesses se portent ?

— Ni l'un, ni l'autre. Je n'ai que faire d'une sirène.

Disant cela, le Patron, claqua des doigts. Le lynx obéit aussitôt : vif comme l'éclair, il bondit sur Meredith, toutes griffes dehors, les crocs au clair, prêt à la déchiqueter.

Mais l'instinct de la sirène l'avait déjà préparée à cette éventualité et d'une agilité presque surréelle, elle glissa du bureau, atterrissant sur ses deux pieds, échappant à l'attaque du félin qui feula de frustration en se réceptionnant difficilement. Tirant la dague que lui avait donnée Erik, elle la lança d'un geste adroit. L'animal ne put éviter l'arme qui le blessa mortellement. Le totem poussa un glapissement terrible avant de s'effondrer, une mare de sang s'écoulant de sa plaie.

Meredith esquissa un rictus satisfait alors même que s'emparait d'elle l'enivrant sentiment de redevenir cette meurtrière qu'elle était auparavant. Mais alors qu'elle se tournait vers le Patron, une puissante onde de choc, provoquée par celui-ci, la projeta en arrière. L'impact contre le mur fut rude pour la créature de la Lune qui roula au sol.

Amadeus la toisait de son regard embrasé par la fureur. La mort de son totem avait été l'élément déclencheur d'une rage enfouie et mal maîtrisée. Perdre son guide était une chose douloureuse pour un faucheur... Dirigeant ou non de l'ordre des faucheurs, Amadeus ne faisait pas exception à la règle.

Un vent violent se leva dans la pièce, tempête intérieure provoquée par le Patron qui laissait libre court à toute sa magie, une magie qu'il contenait depuis longtemps déjà. Ses millénaires de lutte lui avait permis de récolter quantité de pouvoirs et la puissance dont il faisait preuve en cet instant n'était qu'un échantillon de sa véritable capacité.

Alors que des objets volaient, emporté par cette tornade inédite, Meredith se dissimula derrière le massif bureau. Sa peau commençait à laisser place à une armure d'écailles plus solides que l'acier. Un sourire mauvais étira ses lèvres alors qu'elle écoutait les pas de cet Immortel si puissant s'approcher de sa cachette. Et alors qu'il ne se trouvait plus qu'à un pas, elle jaillit comme un beau diable.

Surprit, il n'eut pas le temps d'agir. Sous la force de la sirène, ils basculèrent au sol et y roulèrent. Ses longues griffes s'enfoncèrent dans les épaules du faucheur, faisant couler le sang sur leur passage, tandis qu'ils luttaient dans un corps à corps où il était bien difficile de comprendre qui avait le dessus. Les coups du Patron se heurtaient aux écailles solides de la créature marine alors même qu'il sentait pour la première fois depuis longtemps la douleur due aux blessures d'un combat. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas lutté réellement sur le terrain qu'il ne contrôla pas sa magie. À nouveau, une onde violente se dégagea de lui, ardente, projetant son adversaire dans les airs avant qu'elle n'atterrisse lourdement au sol. La vague brûlante qui s'était propagée avait brûlé ses écailles qui disparurent aussitôt, laissant apparaître des terribles cloques sur sa chair calcinée.

Ayant réussi à se libérer, Amadeus bondit sur ses pieds. Mais la sirène en fit de même, malgré le choc de sa chute, sans se départir de son rictus confiant. Ne se laissant nullement impressionner ou décourager par les dons du faucheur, elle lécha ses griffes tâchées de sang, provocatrice. Ce fut sûrement la goutte d'eau qui fit déborder le vase.

Brutalement, il la plaqua contre le bureau, par la seule force de sa télékinésie. Meredith tenta de se libérer de cette emprise magique en vain. Le moindre mouvement provoquait une telle douleur que tous ses membres s'engourdissaient. Elle ne pouvait plus bouger, entièrement paralysée. Elle ne parvenait même plus à hurler. Seul un gargouillement informe lui échappa.

Ramassant sa lame, Amadeus s'approcha d'un pas déterminé de son adversaire, immobilisée, bien décidé à mettre fin à ce qu'il considérait être une vaste mascarade. La toisant de toute sa hauteur, il brandit son sabre, prêt à l'enfoncer dans le cœur de cette créature marine de malheur et à mettre fin à ses jours maudits.

Coupant court à son élan, à cet instant même, la sirène changea d'apparence. Ce n'était plus une créature de la Lune qu'il avait sous les yeux mais une jeune femme aux traits angéliques tout droit sorti de son passé. Et le regard empli de douceur qui le transperçait eu raison de lui. Son geste se suspendit alors qu'un froid glacial prit possession de ses membres. L'air lui manqua violemment alors que de terribles souvenirs lui revenaient en mémoire.

Libérée de l'emprise du Patron, déstabilisé, Meredith se redressa légèrement, consciente qu'elle venait de prendre l'avantage. Profitant de la douleur de son adversaire, elle susurra, mesquine, alors que même sa voix avait changé :

— Allez-vous vraiment la tuer une seconde fois ?

Amadeus recula vivement, s'éloignant de cette vision de malheur, bouleversé. Lui, l'homme dénué de sentiment, se retrouvait paralysé par des émotions qu'il ne pensait plus ressentir. Il dévisagea avec horreur cette apparition issue tout droit de son passé le plus sombre, le plus enfoui. Une douleur profonde s'empara de lui alors même qu'il luttait pour ne pas perdre pieds.

— Ce n'est qu'une illusion. Tu n'es pas elle, cracha-t-il, venimeux, ses yeux bleus étincelant d'une intensité rare.

La sirène laissa échapper un rire mauvais, retrouvant son apparence normale, ses grands yeux jaunes mauvais, ses écailles traîtresses et toute la noirceur de son être.

— Et vous, vous n'êtes qu'un lâche. »

À l'entente de ces mots, le faucheur bondit sur elle, animé d'une rage sans fin. Tout se déroula en une fraction de seconde.

Elle l'esquiva agilement, se retrouvant dans son dos. L'homme n'eut que le temps de ressentir une vive douleur à la poitrine, un déchirement terrible qui lui coupa le souffle brutalement. Il baissa le regarde vers son thorax duquel dépassaient les fins doigts de la sirène, tâchés de sang alors même que sa chemise se teintait d'écarlate.

Meredith avait plongé sa main ponctuée de griffes terribles dans sa poitrine pour se saisir de son cœur qui au creux de sa peau, continuait de battre, condamné.

Un spasme secoua le Patron tandis qu'il prenait conscience de la situation. Un instant, son regard chercha à s'accrocher au seul élément personnel qui se trouvait dans le bureau : un tableau de lui et de Valentin.

Puis la sirène retira sa main, arrachant l'organe vital d'un geste sec.

Amadeus s'effondra au sol, les yeux hagards alors même que la Mort l'accueillait en son royaume. Son souffle s'éteignit et son regard se figea sur un point, dénué de toute vie. L'étincelle de puissance et de force qui y luisait naguère s'était éteinte, soufflée par la Lune.

Meredith regarda le cœur encore chaud dans ses mains. Le sang coulait le long de son bras. Une fascination morbide s'empara d'elle alors qu'elle sentait la puissance de la déesse maléfique l'irradier tout entière, se déverser dans ses veines et annihiler tout le reste. À ses pieds, gisait le cadavre de l'homme le plus puissant de l'ordre des faucheurs, du descendant même de Valentinus. C'était elle qui l'avait tué. Elle avait réalisé sa mission !

La sirène tomba à genoux, la bouche entre ouverte, le souffle coupé. Dans un geste tremblant, sous l'adrénaline et l'intensité du pouvoir qui se déversait en son être, ses doigts se resserèrent convulsivement en une poigne destructrice. Au creux de ses mains, le coeur du patron fut broyé, s'évanouissant en un nuage de poussière qui glissa entre ses doigts tâchés d'écarlate.

Alors elle rejeta la tête en arrière, savourant la sensation enivrante qui s'emparait d'elle pour la traîner dans un abîme de noirceur. Les rayons de la Lune, à travers la fenêtre grande ouverte, venaient caresser son visage, la nimbant de l'éclat maudit de la magie, et la bénissant enfin, alors même que la déesse exultait, savourant sa victoire.

Amadeus, grand Patron de l'ordre des faucheurs et élu de son éternelle rivale, était mort.

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