Chapitre 12. I.

« Sous les agitations de la surface,
Loin, loin, dans le calme des abysses,
Enveloppé de son très vieux sommeil sans rêve,
Repose le Kraken.
De faibles reflets de lumière
Frôlent ses flancs ténébreux.
Des éponges géantes, millénaires,
L'entourent.
Dans la pénombre des cavernes infinies,
D'énormes poulpes
Démêlent de leur bras la verte statuaire.
Il s'y repose depuis les premiers âges
Et toujours monstrueusement grandit,
Dévorant d'immenses vers marins,
Jusqu'à la Fin des Temps, le dernier incendie,
La rouge Apocalypse.
Alors, pour la première fois,
Il sera vu des hommes et des anges.
Il se réveillera dans l'horreur pourpre,
Il montera à la surface
Et y mourra. »

Traduction du poème Le Kraken
de Tennyson, 1830


*

Parfois, l'illusion est illusion elle-même.

Meredith était enragée. Contre lui, contre elle.

Que lui avait-il pris de dire cela à son ancien amant lors de leur retrouvaille ?

Et que lui avait-il pris à lui de lui dire cela à présent ?

Ce misérable faucheur pensait-il vraiment qu'un simple baiser convaincrait la sirène d'abandonner la Lune pour se consacrer au bien ? Était-il naïf ou fou ? Avait-il perdu la sagesse ou la raison ?

Toute trace d'humanité avait disparu dans le cœur de la terrible créature. Même là, dans le calme des profondeurs, elle ne parvenait pas à oublier le navire au-dessus de sa tête et le faucheur qui se trouvait à son bord.

À la pensé d'Erik, son cœur maléfique se trouvait partagé entre deux vives émotions alors qu'elle demeurait dans l'incapacité la plus totale à définir. Elle, la créature de l'océan, brûlait. Elle brûlait sans savoir pourquoi. Et elle voulait que le feu qui la ravageait détruise tout autour elle. Qu'il le détruise.

La Lune comptait sur elle.

Même là, loin de la surface, elle sentait l'influence de sa déesse. Elle était incapable de dire si celle-ci était furieuse ou satisfaite de ce qui s'était passé. Mais cela n'avait plus d'importance. C'était à présent que ses dons de sirènes entraient en jeu.

Elle avait fermé les yeux, laissant simplement l'instinct millénaire de l'océan lui dicter sa conduite. Sous ses doigts, le sable gris des profondeurs roulaient avec la même douceur que la caresse d'une plume de mouette... dissimulant ses promesses morbides. Meredith sentit soudain les grains fins laisser place à une surface lisse et solide sous sa paume. Un léger sourire lui échappa et d'une voix douce, elle siffla :

« Ô, créature de la mer, entend mon appel... Depuis trop longtemps, te voilà plongé dans un profond sommeil... Écoute moi, car est venu le temps de ton éveil ! »

Un instant, ses mots se perdirent dans le vide des profondeurs. Brusquement, le sol s'ébranla et le sable se retrouva projeté dans l'eau, formant un nuage obscure. Autour d'elle, il lui sembla que les abysses prenaient vie pour s'élever. L'océan étendait ses tentacules, sortant de sommeil millénaire. Un rugissement terrible se propagea dans l'ondée, plus rapide que les courants.

La sirène leva la tête alors même que le nuage de poussière se mettait à tout dévorer autour d'elle, jusqu'à ce qu'elle disparaisse elle-même. Seul son regard jaune resta un instant perceptible dans ce vortex nébuleux.

L'océan avait répondu à son appel...

*

Les vagues devenaient de plus en plus agitées, balançant La Lorelei, comme un fétu de paille dans le vent. Le faucheur s'afférait sur le pont, s'assurant comme il pouvait que son embarcation tiendrait le coup dans cette tempête à venir. Dans les profondeurs, Meredith avait déchaîné quelque chose. Une chose qui s'apprêtait à lui tomber dessus.

Et l'ancien roi ne pouvait que craindre en son cœur les ruses de la perfide sirène.

Il se maudissait pour l'avoir laisser s'échapper, pour ne pas avoir su la retenir... Il était parvenu à toucher la créature de la Lune, à creuser une faille dans son armure de cruauté, à déjouer, rien qu'un instant, ses plans morbides. Erik le savait. Il avait été à deux doigts de réellement parvenir à quelque chose avec la sirène.

Bon sang ! Il avait découvert qu'il l'aimait encore. Et qu'au font d'elle, la sirène conservait quelque chose envers lui, loin d'être de la haine. Sa réaction une fois qu'elle avait découvert ses projets en avait été la preuve.

Elle craignait qu'il puisse la ramener sur une voie qu'elle souhaitait ne jamais emprunter.

Et pourtant, il lui avait offert cette possibilité. Et bien plus encore. Il savait qu'en décelant ses projets, elle avait également décelé cet amour qu'il enfouissait au plus profond de son être.

Mais Meredith... Meredith avait été fidèle à elle-même. Elle avait une fois de plus rejeté les sentiments pour ne suivre que ses instincts meurtriers. Et à présent, il était incapable de dire ce qu'elle pourrait bien faire. Il l'avait braquée. Elle n'aurait plus aucune limite.

Partagé entre son appréhension et ses regrets, le faucheur tentait de manœuvrer son bateau sur cette mer bien trop agitée. Au-dessus de lui, la Lune était gibbeuse. Il imaginait sans peine la déesse maléfique se rire de lui, de son échec, et le condamner à force de sortilège à une souffrance éternelle.

La Mort lui parut soudain bien lointaine... et paradoxalement si proche.

Soudain son embarcation heurta quelque chose et s'ébranla avec tant de violence qu'il faillit passer par-dessus bord. Ce n'est qu'en s'agrippant à un cordage que l'ancien roi parvint à rester debout. Entre la nuit dont l'obscurité dissimulait tout et l'agitation de l'océan qui l'empêchait de voir correctement, il était incapable de dire ce qu'il avait bien pu heurter. Mais son instinct lui hurla que les choses allaient dégénérer. Il se tenait au bord d'un précipice. Et rien ne pourrait empêcher sa chute.

La mer se calma un instant. Même le vent tomba. Des nuages plus noirs que la suie avaient couvert le ciel et dissimulé l'astre malveillant. Seules les ténèbres s'offraient à lui.

Puis, brutalement, un tentacule perça la surface, projetant une gerbe d'eau glacée autour de lui, arrosant le faucheur de gouttes glacées. Celui-ci eu un mouvement de recul alors que l'océan s'était mis à gronder, se soulevant autour de la forme monstrueuse qui jaillissait hors de l'eau, au milieu de l'écume furibonde.

Erik ne put qu'assister avec un vif sentiment de répulsion la silhouette toute droite sortie des enfers qui se dessinait sous ses yeux. La longue tête plate qui se découpait dans la nuit mesurait plus de trois mètres, avec à sa base deux yeux d'un blanc scintillant, était l'image et l'expression même d'une voracité sans limite. La représentation même du néant ravageur. Et enfin huit tentacules gigantesque, dont le diamètre était semblable à celui du tronc d'un solide arbre. Un calamar gigantesque se dressait sous le regard inquiet de l'Immortel dont les doigts se refermaient de nervosité autour de la barre de son navire.

Un kraken...

Voilà ce que son ancien amour lui avait réservé. Le désespoir se mêla à un vif sentiment ironique. Il était partagé entre l'envie de rire ou de vomir. Le monstre sous ses yeux était digne de la plus grande garce qu'on ait pu le faire. Même le Léviathan, réputé comme le plus grand monstre marin, devait faire pale figure à ces côtés. Meredith avait sorti le grand jeu. Il n'en avait jamais combattu de tel. Celui-ci était gigantesque. Monstrueux. Il semblait tout droit remonté à la surface pour déclencher l'apocalypse comme le murmuraient de nombreuses croyances. Cette fois-ci, le brun dû se rendre à l'évidence.

La créature ne ferait qu'une bouchée de lui.

Son sang s'enflamma dans ses veines. Réagissant au quart de tour, il vira d'un geste sec de cap pour ne pas foncer dans le monstre. Le moteur sembla rugir face à cette impulsion mais le navire évita le Kraken qui darda soudain son regard sur le faucheur.

Erik avisa aussitôt les harpons fixés sur son navire, normalement réservés à l'usage de la chasse à la baleine. Sa puissance était suffisante pour que le tueur de monstre s'en serve contre les créatures marines. Mais contre un Kraken bien plus grand, créature du chaos ? L'immortel esquissa un rictus amer. C'était le moment de voir si cela fonctionnerait.

Lâchant le gouvernail, il se précipita vers l'arme, chargeant la pointe acérée et enduite d'incandescentoria, un poison produit par l'Ordre afin d'affaiblir les créatures de la Lune. Le cœur du faucheur battait à un rythme presque insoutenable dans sa poitrine alors même que l'adrénaline se déversait dans ses veines. Malgré l'obscurité et les remous furieux de son embarcation, Erik prit une profonde inspiration, visa et puis... tira.

La lame se décocha et fusa dans l'air, sifflant, à toute vitesse. La créature ne put lui échapper alors que la pointe taillée s'enfonça dans sa chair. Le hurlement qu'elle lâcha était si effroyable que l'ancien roi aurait pu jurer n'avoir jamais rien entendu de tel. Et pourtant, il s'y connaissait en monstres des profondeurs. Il avait passé sa vie à les chasser.

Le kraken tenta de se défaire de la prise du tueur de monstre. En se débattant il provoquait des remous terribles qui menaçaient de faire chavirer le navire. Malgré le pont glissant, l'Immortel encocha une nouvelle pointe au harpon. Une vague se fracassa sur lui. Ignorant l'eau gelée et salée qui s'imprégnait de ses vêtements, lui piquait les yeux et le glaçait jusqu'à l'os, il visa avec précision le monstre et tira à nouveau. En plein dans le mille !

Cela affaiblissait la créature, l'empêchant de réduire à néant le faucheur et son navire. Mais Erik doutait que cela le retienne encore longtemps. Le sang rouge du Kraken luisait dans le noir, tâchant l'eau sombre sous la nuit. Il avait blessé le monstre. Mais cela ne suffisait pas.

Alors qu'il tira une nouvelle-fois, la créature poussa un nouveau rugissement. Ses huit tentacules jaillirent soudain de l'océan avec une puissance dévastatrice, brisant les cordages qui la maintenaient. Elle leva un de ses immenses appendices avant de le fracasser contre le harpon, brisant presque la coque du bateau.

Le faucheur bondit à temps sur le côté pour éviter de se faire engloutir par le trou béant que cela laissa. Il blêmit alors que son souffle se coupa. À moins que le kraken ne le détruise auparavant, il coulerait, son navire envahi par des vagues d'eau noire.

Il se redressa avec difficulté, toisant l'immense créature. Malgré le froid, ses muscles douloureux et les agitations catastrophiques de l'embarcation, il continuait de se tenir debout dans l'adversité. Il n'avait pas le choix. Cela ne pouvait se finir ainsi...

Les tentacules commencèrent à enserrer petit à petit le navire, s'enroulant autour de celui-ci, l'étreignant avec la force d'un étau que rien ne pouvait briser. La coque craqua, sinistrement. Erik, accroché fermement à sa barre, luttait autant qu'il pouvait. Mais la créature était plus forte que lui. Et son harpon brisé, il ne pouvait rien contre le kraken. Son sang se glaça dans ses veines tandis qu'une terreur profonde s'emparait de lui. Il prononça une prière muette à l'adresse de la Mort avant que ses pensées ne s'envolent vers Meredith. Pourtant, malgré sa situation catastrophique, il continuait de braver le géant des océans avec une bravoure et une férocité que seuls les faucheurs possédaient.

Le kraken darda sur lui son regard mauvais et apocalyptique avant d'ouvrir petit à petit son effroyable gueule, dévoilant une rangée de dent prêt à l'engloutir dans des abysses sans fin.

Erik était perdu.

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