Chapitre 1. II.

Les deux faucheurs s'étaient éloignés de la côte, rejoignant une grande forêt, vaste et presque sauvage. Aucun véhicule n'avait pu les conduire entre les arbres aux larges troncs qui peuplaient le bois, ainsi évoluaient-ils parmi eux depuis une petite heure déjà, alors que la nuit était déjà bien avancée. Ils n'avaient nul besoin de lumière pour avancer. Ils s'éloignaient toujours plus de la civilisation. Loin des vagues et de l'océan, Erik se sentait moins à sa place, pourtant il savait qu'en empruntant ce sentier, il rejoignait son second chez lui, sa seconde maison. Un lieu sans tempête ni mouettes mais qui l'avait accueilli pendant plus d'un millénaire.

« Quoi de neuf, depuis mon départ ? s'enquit-il tranquillement, alors que l'herbe asséchée par la chaleur d'été craquait sous son pied.

Olaf sauta par-dessus un tronc d'arbre qui se dressait sur sa route avec enthousiasme avant de répondre.

— Stephan a fêté ses six ans il y a deux jours. Je te laisse imaginer l'état de Philipe... Jamais je n'avais vu un tueur de dragon aussi ému par un mioche qui souffle sur des bougies.

Le brun esquissa un sourire à l'évocation du célèbre couple devenu parents. Cela était rare chez les Faucheurs. Mais lorsque cela arrivait, les Descendants – c'est-à-dire les enfants des personnages de conte de fée – étaient toujours destinés à suivre les traces de leurs parents. Ils étaient en quelque sorte les petits protégés de l'ordre jusqu'à qu'ils se voient eux aussi gratifiés par la Mort de l'immortalité après leur première chasse, que ce soit de sorcières ou de créatures de la Lune. Pour Stephan, tous se demandaient s'il allait suivre la voie de son père, traqueur de monstre, ou celle de sa mère, tueuse de sorcière. La remarque de son ancien élève amusa le faucheur.

— Voyons Olaf, si un jour tu devenais père, ne penses-tu pas que tu serais dans le même état ?

— Je ne suis pas prêt de le devenir ! De un, je m'estime toujours trop jeune, de deux, difficile de faire un enfant lorsque l'on aime les hommes et de trois, l'adoption n'est vraiment pas conseillée chez les faucheurs.

— D'ailleurs, comment va Jack ?

Jack était ce qui s'approchait le plus d'un compagnon pour Olaf. S'ils ne formaient pas un couple à proprement parlé, lui et le tueur de géant entretenaient une relation depuis plus de cinquante ans déjà.

— Bien. Il a hâte de te revoir.

Erik sourit vaguement. Ses mains s'agrippèrent plus fermement à la lanière du sac qu'il portait sur son épaule, chargé de ses armes, dont son harpon, et de ses objets personnels.

— Et du côté de la Lune ?

— Je ne sais pas trop... Le Patron semble préoccupé mais il ne dit rien.

Le Patron était l'homme à la tête de l'Ordre des faucheurs, celui qui décidait de tout. Le descendant du tout premier faucheur, disait-on. Le tueur de monstre le connaissait depuis longtemps, mais il n'avait jamais réellement discuté avec celui-ci. Il conservait sa distance avec tous les faucheurs.

Pour qu'il soit préoccupé, c'était qu'un véritable danger couvait à l'horizon. Erik était songeur quant à cette idée. Qu'avait donc bien pu encore préparer la déesse malveillante à l'encontre de ses ennemis de toujours et de l'humanité ? Quel plan sordide avait encore pu germer dans son esprit maléfique ?

Il fut soudain tiré de sa réflexion.

Devant eux, les arbres avaient laissé place à une clairière. En son centre, se dressait un immense manoir, d'un style gothique, presque semblable à un château. Ses tourelles étaient recouvertes par du lierre grimpant et la façade, parsemée de fenêtres. Dans l'obscurité de la nuit, il projetait des ombres effrayantes sur le sol forestier. Le bâtiment était imposant, non seulement par son aspect mais également par les ondes qu'il dégageait. Protégé par des centaines de runes magiques, il était impossible ou presque pour quiconque ayant de mauvaises intentions de s'y infiltrer.

Erik sentit son cœur se réchauffer à la vue du manoir qui abritait l'ordre des faucheurs depuis sa fondation, il y a des millénaires. Il avait assisté à nombreuses de ses transformations.

Surprenant l'expression de douceur qu'avait un instant affiché son ancien mentor, Olaf sourit de plus belle avant de s'esclaffer :

— Bon retour à la maison, Rik' !

L'immortel ne répondit pas et se contenta de pénétrer dans l'enceinte de l'immense manoir. L'intérieur était plus moderne que ce à quoi un étranger aurait pu s'attendre.

Lorsqu'ils arrivèrent dans la salle commune où une vingtaine de personnes étaient installées, tous saluèrent le marin. Erik avait plus ou moins toujours fait partie du paysage de l'Ordre, la plupart de ceux étant présents ayant rejoints l'ordre bien après l'arrivée de l'ancien roi. Un instant, ce dernier détailla tous ces faucheurs qui formaient désormais une famille à ses yeux.

Il y avait bien évidemment Philipe et Aurore, la sublime femme étant en train de jouer avec son petit garçon tandis que son époux semblait absent, mais également, Cybèle – affectueusement surnommée Belle –, Jack qu'Olaf avait rejoint, Sindbad, un autre marin comme lui, et bien d'autres hommes et femmes. Dans cet immense manoir, ils étaient un peu moins d'une centaine et tous se connaissaient. Il avait vu défiler les faucheurs, certains étaient restés, d'autres avaient péris au combat.

Nombreux d'entre eux avaient inspiré les contes de fée les plus célèbres sur cette Terre. Parfois, l'histoire restait relativement fidèle. Parfois, et c'était le cas d'Erik, elle s'en éloignait énormément. Dans le conte issu de sa mésaventure, il y avait peu de ressemblance avec la réalité, à commencer par un détail des plus basiques. Son âge. Le conte lui en donnait seize, faisant de lui un jeune prince, là où le faucheur était roi depuis des années déjà et avait une trentaine d'années, passant dès lors pour un homme mur et plein de sagesse.

C'était son tempérament posé, sa sagesse, sa détermination qui faisait qu'il était apprécié de tous. Malheureusement, il avait lui aussi son lot d'erreurs, son fardeau sur ses épaules. Personne n'était blanc comme neige. Encore moins parmi les Faucheurs.

S'asseyant sur un fauteuil aux côté d'Aurore, la princesse ayant inspiré le conte de la Belle au Bois-Dormant, il sourit.

« Bonsoir Aurore.

— Bonsoir Erik !

La femme à l'apparence si jeune et aux cheveux d'un blond si pâle qu'ils en paraissaient presque blancs lui rendit son sourire, une expression emplie de douceur sur son beau visage.

— Où est passé Philippe ?

— Le Patron l'a envoyé en mission.

— Où ça ?

Elle fronça des sourcils avant d'esquisser une petite moue.

— Je crois que c'était en Espagne... À moins que ça ne soit en Italie ? Je n'ai pas trop suivit.

— Quelle épouse formidable tu fais !

Ce n'était pas Erik qui venait de lui répondre mais une autre faucheuse, blonde elle aussi. Son physique était singulier : elle arborait deux yeux varions et une cicatrice lui barrait la joue gauche, ayant évité de peu l'œil. Dans ses mains, elle tenait quelques pots de confiture qu'elle étiquetait. Aurore se contenta de hausser des épaules avant de rétorquer :

— Le jour où Lowell te demandera en mariage, tu auras le droit de te moquer de moi, Scar.

Cela eu le mérite de faire taire la blonde qui se contenta de lui tirer la langue.

— Alors Rik', comment s'est passé ta chasse, ou plutôt ta pêche devrais-je dire ? interrogea Jack.

— Fructueuse. La mer était calme.

— Tu as de la chance. Sindbad m'a envoyé un message pas plus tard que ce matin pour me dire qu'il rentrerait bredouille...

Celui qui avait pris la parole venait d'arriver dans la salle commune et de rejoindre le petit groupe. Kamel, un descendant. À ses traits orientaux et son regard malin, il ne pouvait descendre que d'Aladdin, le maître des génies. Un frère d'arme qu'Erik avait vu mourir. Jetant un sourire charmeur à Scarlett, la petite blonde au pot de confiture, Kamel demanda :

— Dis ma belle, tu n'aurais pas un peu de confiture pour moi ?

La faucheuse partie en un éclat de rire cristallin.

— Tu crois que je ne t'ai pas surpris en train d'essayer de voler dans mes réserves ?

— Que veux-tu, j'ai ça dans le sang... Alors ?

Son regard s'était fait encore plus enjôleur. Un grondement guttural sorti de la gorge du grand roux qui se tenait près de la blonde.

— Tu pourrais éviter de faire du charme à ma copine devant moi tout de même !

— Désolé Lowell ! Mais la confiture de ta copine, c'est sacré ! Je suis prêt à tout pour en avoir.

Lowell n'était pas un faucheur à proprement parler. Anciennement maudit par la Lune, il avait réussi à se libérer du maléfice avant de rejoindre les rangs de l'Ordre et se mettre au service de la Mort. S'il n'était guère immortel comme tous les autres membres de l'Ordre, sa vie semblait curieusement être prolongée grâce au lien mystérieux et profond qui le reliait à Scarlett, très semblable à l'idée que l'on se ferait des âmes sœurs. Malgré son passé, il était parvenu à s'intégrer parmi cette grande famille assez rapidement – sûrement grâce au caractère joviale de sa petite amie qu'il secondait dans ses missions.

Erik, silencieux, savourait l'ambiance bon-enfant qui régnait dans ce petit groupe lorsque la Lune ne s'attelait pas à pourrir leur existence. Ces hommes, ces femmes, enfants de la Mort et tueurs, restaient des êtres doués de sentiments, capables d'aimer, de rire, de pleurer, de haïr...

Son regard balaya la salle. Grande, spacieuse, une immense cheminée se chargeait de la réchauffer en hiver. Sur les murs, des étagères étaient dressées, contenant des livres par dizaine. De nombreux de fauteuils étaient réparti dans la pièce, formant des petits îlots autour de tables basses.

Le brun croisa quelques regards amicaux. Un instant, ses yeux bleus se posèrent sur un autre faucheur. L'air jeune, beau à en damner les dieux, il arborait des boucles corbeaux et deux yeux d'un bleu plus pur encore que ceux du marin. Le visage fermé, il toisa un instant l'immortel avait de replonger dans sa lecture, ignorant tout de monde qui l'entourait.

Erik soupira. Il s'agissait de Valentin, l'un des plus anciens faucheurs de l'Ordre, un descendant plus âgé que lui. Et surtout, c'était le fils du grand Patron.

L'ancien roi ne savait pas lequel il appréciait le moins entre le père et le fils. Le Patron était un homme froid, austère et il doutait que celui-ci puisse faire un jour preuve de la moindre once de sensibilité. Valentin, quant à lui, était arrogant, orgueilleux, secret... Toujours fourré dans de mauvais coups. Et pourtant, Erik le savait, le beau faucheur était tout sauf un traître. Jamais il n'avait vu descendant plus impliqué que lui dans la chasse aux sorcières. Cela ne l'empêchait pas de ne pas aimer le fils du Patron.

Penser à cela lui rappela soudain sa discussion avec son ancien élève dans les bois et il s'enquit :

— Olaf m'a dit que le Patron semblait préoccupé...

Aurore se tourna vers celle qui était son amie depuis longtemps déjà.

— Dis-donc, toi qui t'entends si bien avec Valentin, ne t'a-t-il rien dit ?

Scarlett grimaça, passant une main gênée dans sa chevelure blonde. Si peu étaient ceux qui étaient proches du fils du Patron, elle avait une place à part. Elle était la seule qu'il avait acceptée depuis longtemps dans son cercle d'amis.

— Non. Il s'obstine à garder le silence. Mais vous vous doutez bien, j'espère, que s'il m'avait dit quelque chose, jamais je ne l'aurais répété...

— Quant à moi, soupira Lowell, j'ai beau être un très lointain descendant de son frère, le Patron semble ne me vouer qu'indifférence voire mépris.

Toute cette affaire était de plus en plus suspecte. Erik fronça des sourcils, passant une main involontaire sur le tatouage sur son poignet, une faux, symbolisant pour lui son appartenance à la Mort.

— Je me demande bien ce qui peut être en train de se préparer... » marmonna le faucheur.

Il avait un très mauvais pressentiment et l'impression que cette fragile paix ne tarderait pas à voler en éclat ne le quittait pas.

Parce qu'il savait bien au fond de lui, que l'histoire n'était jamais réellement terminée, qu'il y avait toujours quelque chose après la fin, que la lutte ne cessait pas. La vie n'était qu'une succession événements, de hauts et de bas, d'amour et de haine, de guerre et de paix. Seule la mort mettait un terme à cela. Et lorsqu'on était immortel, cela durait pour toujours.

Les fins heureuses n'existaient pas.

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Je vous souhaite à tous, en avance, une excellente année 😘 prenez soin de vous ^^

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