Chapitre 17. I.

« Un secret n'en est un que lorsqu'il n'est connu que d'une seule personne. Sinon, ce n'est plus un secret : c'est une rumeur. »

Valentin, fils du grand Patron et faucheur.

*

Il était des fois où la chance semblait s'être envolée pour de bon. D'autres où elle était matérialisée sous la forme d'une bonne étoile qui jamais ne quittait ceux qu'elle baignait de son bienveillant éclat. Alors, tout obstacle semblait repoussé. Croire en la chance était rare chez les faucheurs. Pourtant, Scarlett y croyait en cet instant. Il lui semblait que sa bonne étoile scintillait suffisamment fort en ce soir-là, même si elle ne pouvait la voir : à l'exception de la créature de la Lune qui les avait attaqués plus tôt dans la journée, ils n'avaient croisé aucun autre monstre. Le bois aux sorcières semblait désert.

Un glapissement, semblable au hululement d'une chouette retentit, troublant le silence de la forêt. La nuit était tombée, plongeant dans l'obscurité les trois compagnons. Le chemin qu'ils empruntaient désormais était plutôt compliqué. La pente devant eux leur semblait presque à la verticale et il serait compliqué d'y évoluer alors même que la luminosité faiblissait à chaque instant et que Lowell avait repris sa forme bestiale, bien trop imposante pour l'étroit sentier. La Montagne se retournait contre eux désormais. Et au-dessus d'eux, la Lune poursuivait sa route dans le ciel, presque ronde, presque pleine, rappelant cruellement que le temps leur était compté.

« Mieux vaut ne pas continuer, grimaça Valentin.

Scarlett acquiesça et se tourna vers la bête qui contemplait la route devant eux. Les ténèbres qui les entouraient étaient épaisses, dissimulant ce qui les attendait réellement. Le maudit se résigna à son tour et hocha sa lourde tête animale de haut en bas, en ce geste si humain qui avait troublé la faucheuse la première fois qu'elle l'avait vu l'esquisser. Avisant le pied d'un arbre couvert d'une mousse un peu plus avenante que celle qui bordait le sentier, ils décidèrent d'y dresser le camp.

Le fils du patron ramassa quelques buches, dressant un petit brasier. Jetant un coup d'œil à ses deux compagnons de route qui l'observaient en silence, il esquissa un sourire fier en coin avant de claquer des doigts. Son don de pyrokinésie s'enflamma, allumant un feu qui éclaira leur camp improvisé. Scarlett s'en approcha aussitôt pour apprécier la chaleur des flammes. Par la Mort elle-même, jamais elle n'avait connu un tel soulagement à l'idée de s'arrêter. Ses muscles étaient endoloris, et bien qu'elle le cachât comme elle le pouvait, cette marche continue commençait à user sa patience. Elle était épuisée mais elle ne pouvait pas fermer l'œil. Cela lui était impossible pour le moment.

— Je prends le premier tour de garde, lança-t-elle à la cantonade.

Personne ne lui répondit. De toute façon, ce n'était pas une question. Elle avait décidé. Un point et c'était tout. Elle se laissa tomber sur une racine, près du feu, attentive à ce qui l'entourait et au bruit suspect de la forêt. L'étrange hululement retentit à nouveau mais le son lui parut lointain, si bien qu'elle se détendit quelque peu. C'est à cet instant que Lowell se décida de la rejoindre.

De sa lourde démarche bestiale, le monstre se laissa tomber aux pieds de la jeune femme. Même allongé, il faisait presque sa taille. Sa longue queue velue balayait la terre du sol, soulevant un nuage de poussière. Mais la blonde ne s'en soucia pas. Sans se déconcentrer, elle posa son regard sur le faciès animal de la créature qui la fixait de ses yeux laiteux, en silence. Ainsi, il ne lui faisait vraiment plus peur. Elle avait face à elle un animal blessé, perdu. En proie au désespoir aussi. Mais ce désespoir était contré par une lueur d'espoir qui brillait dans le regard sans iris ni pupille de la bête. Un espoir qui s'était rallumé, sans qu'il n'en ait conscience. Et il la fixait avec une telle insistance, une telle admiration qu'elle devinait bien malgré elle, qu'elle en était désolée. Elle ne méritait pas un tel sentiment à son égard. Elle ne méritait pas qu'il la regarde telle une sauveuse. Certes, elle avait fait beaucoup de bien. Mais ses erreurs étaient irréversibles et marquées à jamais dans un coin de sa conscience. Elle n'était pas agneau de pureté. Elle avait été humaine. Elle avait fait preuve de bêtise et en avait payé un prix sanglant. Le rouge de ses erreurs, le rouge du sang, le rouge de sa cape.

Elle poussa un profond soupire, avec l'étrange sensation de se débarrasser quelque peu du poids qui pesait sur son cœur. Soudain, la voix grave et humaine du maudit résonna dans son esprit :

Est-ce à ton fardeau que tu penses lorsque tu es ainsi silencieuse, à fixer l'obscurité ?

— Mon fardeau ?

D'un grondement, Lowell acquiesça.

Tu en as parlé il y a quelques jours. Qu'est-ce qui peut bien peser sur ta conscience ?

Elle soupira, hésitant à se confier. Mais après tout, qu'avait-elle à perdre ? Tout le monde était déjà au courant de ses fautes. Le petit chaperon rouge n'avait pas été un modèle de vertu, enfant. Mais comme lui avait répété maintes fois le bûcheron, le passé appartenait au passé. Si elle le laissait la dévorer de l'intérieur, alors autant se jeter dans les bras de la Lune. Après un soupire las, elle entreprit de conter au loup géant la face cachée de l'histoire.

— Je suis responsable de la mort des miens. Et de tout un village. Femmes, hommes, enfants... Tu connais le conte n'est-ce pas ? Le petit chaperon rouge s'est fié au loup et celui-ci l'a trompée pour mieux la manger, elle et sa grand-mère. Mais la vérité est pire. Dans ma stupide candeur, j'ai renseigné non pas un loup mais toute une meute de loup-garous sur l'existence de mon village, ses défenses et ses protections contre les créatures qui hantaient les bois. Tandis qu'un des leurs me tendaient un piège chez ma mère-grand, les autres sont partis détruire les maisons et tuer tout le monde. Je suis la seule à avoir survécu au massacre.

Grâce au bûcheron ?

La faucheuse eut un léger sourire, un de ceux que l'on esquisse seulement lorsqu'un souvenir tendre à notre cœur est évoqué. Face à cette expression à la fois joyeuse et mélancolique, le monstre sentit son cœur d'homme battre à nouveau, malgré le maléfice lunaire.

— Je lui dois tout. Ce que je suis, qui je suis devenue, mes capacités... Et même ma recette de confiture !

Scarlett rit, doucement, plongée dans les souvenirs de cette période heureuse. L'évocation de cet homme si important dans sa vie, un père de substitution, un guide, un ami, provoquait toujours chez elle ce sentiment qu'il était près d'elle, pour toujours, que jamais il ne l'abandonnerait, même au royaume des morts.

Le bûcheron avait été celui qui l'avait tiré des ténèbres pour la mener vers la lumière.

Et aujourd'hui elle désirait faire la même chose pour Lowell.

— Dis-moi pourquoi est-ce que tu as passé ce pacte, murmura-t-elle d'une voix si douce qu'il sembla un instant à la créature qu'elle avait rêvé.

La fourrure rousse du loup géant se hérissa à l'idée d'en parler. La peur du jugement de la faucheuse mais aussi la crainte de replonger dans ces douloureux souvenirs... Il lâcha un glapissement animal, à en fendre le cœur. Scarlett sentit sa gorge se serrée et instinctive, elle perdit sa main dans le poil rêche de la bête, en une caresse qu'elle voulut apaisante.

— Je ne jugerai pas, promis.

Face à la sincérité qu'il décela chez elle, Lowell craqua et se résout enfin à se confier, libérant les secrets qui obstruaient son monstrueux cœur.

Je vous ai dit que mes parents étaient morts. Mais je n'ai pas précisé comment. Ils ont été tués par des créatures de la Lune, des monstres qui les ont assassinés sous mes yeux alors que j'étais enfant.

La jeune femme écarquilla des yeux mais ne dit rien et n'interrompit pas le maudit dans son récit malgré la peine et la compassion qu'elle ressentait.

Les malheurs auraient pu s'arrêter là. Mais plus tard, elle s'en prit de nouveau à ceux que j'aimais : elle tua les amis que j'avais, des amis de toujours. Un accident de voiture a-t-on dit. Mais je savais que c'était elle. Que c'était cette déesse qui nous haïssait et voulait notre souffrance. Mais le pire était à venir.

Sans cesser les gestes circulaires sur la fourrure du monstre, l'immortelle écoutait patiemment, son récit, appréhendant déjà la suite. Qu'est-ce qui pouvait être pire que cela ?

Lors de mes vingt-quatre ans, j'ai rencontré une femme merveilleuse. Elle s'appelait Maria. Tu vas sûrement rire mais je l'ai rencontré à la boulangerie. Nous nous y croisions tous les jours et puis, une fois, j'ai osé l'aborder. C'était une très belle femme. Grande, brune, elle avait des origines latines je crois.

La blonde tenta de visualiser cette Maria. À l'écoute de cette description, elle ne put s'empêcher de grimacer intérieurement. Cette femme était tout son contraire physiquement. Mais elle ne put s'éterniser sur la question, la bête poursuivit son récit :

Je l'ai aimé. Énormément. Nous nous sommes fiancés. Malheureusement, mon amour m'en avait fait oublier la Lune. La veille du mariage, elle l'a tué.

— Par tous les diables !

Le juron échappa à la tueuse de monstre. L'idée même de perdre ainsi un être que l'on aime... Elle comprenait à présent les horreurs qu'avait vécues Lowell. Valentin avait parlé d'un prix à payer. Le roux en avait déjà fait les frais.

Mais Maria n'était pas tout à fait morte. La Lune m'avait tendu un piège. Elle me proposa un pacte. Si je choisissais de la servir, de devenir un des siens, alors elle sauvait la jeune femme et promettait de ne plus s'en prendre aux gens que j'aimais. Il me suffisait simplement de lui prêter allégeance. À jamais.

Scarlett frissonna. La simple perspective d'être dans le camp de la Lune lui donnait la nausée. Lowell le comprit à son expression choquée. Il ressentit le besoin de se justifier :

J'étais prêt à tout, même à disparaître dans les obscures cachettes de l'astre si cela me permettait de sauver ce que j'aimais. La Lune a rempli sa part du contrat. Ce fut à mon tour.

— Que devais-tu faire ?

Faire couler le sang d'un innocent en sacrifice.

Cette-fois, la jeune femme ne put s'empêcher de reculer sous le coup de l'horreur. Au loin, Valentin tourna le visage vers eux, surpris. Elle le rassura d'un regard. Le fils du patron leva les yeux au ciel avant de retourner à ses réflexions, pas le moins du monde dérangé d'avoir été mis de côté. L'immortelle reporta son attention sur Lowell et s'enquit, la voix rouée :

— L'as-tu fait ?

Si j'y étais parvenu, je ne serais pas là. J'avais échoué, mais mon pacte me liait déjà à la Lune. Je lui appartenais. Je me suis enfui, dans l'espoir de lui échapper. Mais je me suis retrouvé dans le bois aux sorcières de la forêt d'Abernethy... Et c'est là qu'Elle m'a transformé en cette chose immonde et hideuse que tu as devant toi.

Sur ces dernières paroles, Lowell se releva sur ses quatre pattes avant de bailler, ouvrant sa grande gueule dévalant ses crocs meurtriers et sa langue noirâtre. Il semblait vouloir clôturer la discussion, mettre fin à l'avalanche des mauvais souvenirs. La tueuse de monstre respectait cela. Rassérénée, elle était prête à le laisser s'en aller, ne serait-ce que pour qu'elle puisse elle aussi digérer toutes ces révélations. Pourtant, avant qu'il ne s'écarte pour de bon, Scarlett l'interpela :

— L'aimes-tu encore ?

Qui donc ?

— Maria.

L'espace d'un instant, elle crut apercevoir sur le visage de la bête une toute nouvelle expression humaine. Cela ressemblait à de la surprise. Un étrange ronronnement échappa au monstre, ressemblant à un rire.

Non. Tout ceci, c'est le passé. La bête a pris trop de fois le dessus. J'en ai oublié les émotions humaines, leur goût, leur saveur... Depuis, je n'ai plus jamais rien ressenti de tel... jusqu'à aujourd'hui. Aujourd'hui, je ressens à nouveau... Des émotions, des sensations si humaines... Et je te le dois à toi.

Ces dernières paroles troublèrent plus que de raison la jeune femme qui se mordit la langue pour ne pas sourire béatement. La situation ne s'y prêtait pas. D'autant plus quand, juste avant de s'éloigner pour de bon, la bête gronda, secouant son immense gueule pour se débarrasser de la poussière :

Je me suis toujours demandé pourquoi cet acharnement de la déesse à notre encontre... Je le sais maintenant, c'est parce que nous descendions de Valentinus l'ancien, le premier des faucheurs. Elle cherchait à se venger.

Le ton du maudit était sombre, grave. Son dernier mot résonna dans l'être entier de la faucheuse. La vengeance était la motivation de tous faucheurs qui se respectaient. Son goût était semblable à celui du nectar divin. Scarlett y avait goûté. Mais elle savait qu'il pouvait se révéler empoisonner. La Lune cherchait à détruire pour de bon Lowell. Qu'à cela ne tienne ! Une nouvelle détermination brûlait en l'immortelle. À voix-basse, elle gronda, si doucement que même Lowell peina à l'entendre.

— Cette fois-ci, elle échouera, j'en fais la promesse. »

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