Chapitre 15. II.
Le silence nocturne ne pesait pas sur les épaules de Scarlett. Elle savourait le bruit du vent dans les feuillages sans cesser de surveiller les environs. À ces instants de calme, ses pensées s'envolaient vers le Bûcheron. Qu'aurait-il pensé, lui, de cette folle aventure ? Aurait-il approuvé réellement les actions de sa protégée ? Ou l'aurait-il condamnée comme le ferait probablement l'Ordre ? La faucheuse savait qu'en s'engageant sur cette voie, elle risquait beaucoup. Mais pour Lowell, elle était prête à le faire. Même si elle ne pouvait se l'expliquer. Même s'il lui arrivait de douter de son choix bien qu'elle le dissimulât.
Maintes fois, il lui arrivait de se demander si elle n'aurait pas mieux fait d'écouter Valentin. Puis son instinct reprenait le dessus, lui rappelant que cela faisait partie de son devoir d'aider le maudit. Et ensuite, c'était son cœur qui finissait d'enterrer son ennuyeuse raison, la poussant toujours plus dans sa détermination.
Un craquement tira la blonde de sa réflexion. Elle reporta son attention sur le campement au bas. Lowell dormait. Mais plus Valentin.
C'était à son tour de monter la garde. Il vint remplacer Scarlett, sa démarche silencieuse ne faisant aucun bruit sur le sol tapissé de feuilles de la forêt. Il grimpa sur la branche sur laquelle était perchée la faucheuse, et qui offrait un bon point de vue sur ce qui les entourait. Se hissant aux côtés de la jeune femme qui l'observait, il glissa :
« Va te coucher. Tu as une tête à faire peur !
— Ca n'est pas très gentil ça, Val !
Il haussa des épaules.
— Dors bien, Scar'. »
Scarlett esquissa une petite moue avant de se redresser et de sauter agilement de la branche. Elle atterrit au sol, agile comme un félin, presque sans un bruit. Elle leva les yeux vers le fils du Patron qui l'observait, l'air sévère. Ses yeux bleus étaient presque lumineux dans l'obscurité. Pour une fois, la blonde grimaça à la vue de ces prunelles magnifiques... Elle en était certaine, il y avait quelque chose d'anormal chez Valentin, quelque chose de différent de ce qu'on pouvait trouver chez les autres Faucheurs. Malheureusement, elle était aussi sûre que jamais elle ne saurait de quoi il en retournait vraiment. Alors, sans plus un mot, elle s'adossa à la fourrure de Lowell qui continuait de dormir, sa puissante respiration de monstre soulevant son poitrail bestial.
Bien qu'un peu sur les nerfs, elle se détendit vite. Après tout, elle était dans une forêt des plus normales, dans le monde des Hommes. Ils ne craignaient pas grand-chose ici. La fatigue se fit sentir avec plus de force, alourdissant ses paupières et embrumant son esprit et au bout d'une dizaine de minutes, elle avait sombré dans les limbes du sommeil.
Du haut de son perchoir, Valentin continuait de surveiller d'un œil la jeune femme, tout en étant attentif aux bruits que faisait la vie nocturne. Une chouette hululait gaiement, et il entendit un renard se faufiler entre les buissons. Rien à craindre du côté de la forêt. Il reporta son attention sur la voûte nocturne. Étrangement, elle n'était plus parvenue à prendre le contrôle du loup géant. Il commençait à deviner pourquoi. Chaque jour lui en apportait la preuve. Il n'avait qu'à observer sa comparse et la créature...
Un instant, le faucheur ferma les yeux, adressant une prière muette à la Mort.
« Faîtes que Scarlett ne paie pas trop cher le prix de son attachement. »
*
Une belle chaumière se dressait au cœur du village. La fumée s'échappait de la cheminée, et un parfum de galette s'envolait à travers les fenêtres charmant l'odorat des passants et éveillant leurs appétits. Tout le monde savait que Mara, la femme qui habitait cette chaumière, faisait de meilleures galettes que qui-que-ce soit au village.
Veuve, elle était courtisée. Mais personne jamais n'avait réussi à prendre ce cœur scellé entièrement réservé à sa famille. Mara, sa mère, et sa fille formait un cercle fermé, de chants, de rires et de secrets. La vieille vivait dans une clairière dans les bois, mais la fille, un petit ange blond, était aimée de tout le village.
Scarlett le savait. Elle en jouissait énormément. Gâtée pas sa famille, chérie par les villageois, son destin lui semblait aussi limpide que du cristal et aussi joyeux qu'un jour de fête.
C'était le cas, maintenant qu'elle se tenait devant sa mère qui remplissait un petit panier avec une galette, de la confiture et un petit pot de beurre. Emmitouflée dans son petit chaperon rouge dont le capuchon retombait sur sa chevelure d'or, elle patientait sagement que sa mère lui dise ce qu'elle attendait d'elle.
« Va voir comment se porte ta mère-grand, car on m'a dit qu'elle était malade. Porte-lui ce panier. Mais méfie-toi du loup qui rode dans les bois. Le bruit court que ces monstres sont de retours... »
Scarlett acquiesça, gardant le silence sur le fait qu'elle ne craignait pas de croiser le loup. En fait, elle n'en avait jamais vu, mais elle était certaine qu'elle reconnaîtrait cette créature qu'on lui décrivait comme étant servante du diable. Elle avait arpenté le bois tant de fois qu'elle n'avait pas peur des dangers qu'il renfermait. Mais elle savait aussi que sa mère lui ferait la leçon si elle osait exprimer ainsi son courage.
Saisissant le petit panier, elle embrassa sa mère et sortit de la chaumière. Autour d'elle, le village était en effervescence. La moisson s'apprêtait à commencer, et tous se préparaient pour cet événement. On chantait des chansons, on se pressait autour des étals du marché, on s'affairait près du bétail... Cette vie fit sourire naïvement le petit chaperon rouge.
Soudain, elle croisa le regard d'un homme qui, debout au milieu de la foule villageoise, l'observait, calmement. Ses yeux étaient d'un vert profond, de la même couleur que le cordon de sa ceinture qui tenait sa chemise grise par-dessus ses larges pantalons. Sa peau, que ce soit celle de son visage ou de ses mains, était hâlée et marquée par de nombreuses cicatrices. Mais ce qui frappa le plus la fillette, c'était la hache qu'il tenait dans ses mains.
Un bûcheron, devina-t-elle.
Elle était troublée par l'intensité de ce regard qui ne la lâchait pas d'une semelle. L'homme était impressionnant, d'une carrure très forte. Pourtant, lorsqu'il esquissa un léger sourire plein de douceur, elle eut l'intime conviction que jamais il ne lui ferait de mal.
Scarlett fronça des sourcils avant de secouer la tête. Qu'elles étaient ces étranges pensés ? Pourquoi diable ce bûcheron lui ferait-il du mal alors qu'ils ne se connaissaient même pas ?
« Voyons, tu sais bien que c'est faux ! Comment cela se fait-il que tu ne le reconnaisses pas ? » soupira en son for intérieur la petite voix de sa conscience.
Mais la fillette ne put s'éterniser sur ce que murmurait son esprit.
« Comment t'es-tu fait cette vilaine cicatrice ? » s'écria, scandalisé, un des passants, l'arrachant de sa contemplation de cet étrange bûcheron.
Une cicatrice ? Scarlett porta une main à son visage. Là, à sa pommette gauche, elle sentit la marque infâme d'un coup qui avait blessé sa chair. Elle se tourna vers l'une des fenêtres pour observer son reflet. Le panier lui échappa des mains et roula au sol. Dans le reflet, ce n'était plus une petite fille de onze ans qu'elle voyait, mais une jeune femme, de dix-neuf ans, qui la fixait l'air sévère. Elles partageaient la même particularité, ces yeux vairons. En fait, la femme du miroir lui ressemblait comme deux gouttes d'eau, mais en plus âgée. À l'exception de cette cicatrice qui lui barrait l'œil et la pommette gauche.
La fillette resta figée devant son étrange reflet. Elle se tourna vers le passant qui l'avait interpellée, pour lui demander s'il savait ce qu'il se passer. Avant de froncer les sourcils. L'homme avait disparu, de même que le bûcheron. Il n'y avait plus personne dans les rues du village. Pas même le moindre chat ou le plus petit moineau fuyant de toit en toit. Le silence régnait. Il ne restait qu'elle.
Dans sa mémoire, confuse, Scarlett eut l'impression de se rappeler être déjà allée chez sa mère-grand, portant ce même panier.
Quelque chose clochait.
« Ce n'est qu'un rêve. »
Elle sursauta violemment à l'entente de cette voix, à la fois douce et sévère. Comme un murmure venant de l'au-delà.
Elle tourna sur elle-même, à la recherche de la personne propriétaire de cette voix glaçante mais elle demeurait seule. Soudain, sa mémoire lui revint brusquement. Cette fois, lorsqu'elle prit conscience à nouveau de sa situation, ce n'était plus seulement son reflet mais elle-même qui avait le corps d'une jeune femme de dix-neuf ans.
La voix avait raison. Scarlett rêvait. Elle grimaça. Elle était revenue au jour où l'incident avait eu lieu. Le dernier jour de bonheur de son enfance. Le dernier jour pour son village.
« Accroche-toi mon enfant...
À nouveau, cette voix. Mais cette-fois ci, Scarlett comprit alors même qu'une ombre bienveillante s'étendit sur son village natif. C'était la Mort, la déesse en personne, qui lui parlait. La tueuse de monstre se raidit avant de lancer :
— Que dois-je faire ?
Sa voix avait pris des accents désespérés. Mais la déesse lui répondit.
— Tu ne dois surtout pas abandonner. Il faut que tu vainques le maléfice lunaire... »
À ces derniers mots, le rêve se brouilla totalement autour de la faucheuse. Scarlett eut la sensation de manquer d'air alors que sa vue était totalement obstruée par la pénombre. Quand soudain, la brusque sensation de chuter dans le vide provoqua chez elle un violent sursaut.
La tueuse de monstre se réveilla brutalement, bondissant presque. Au-dessus d'elle, les feux de l'aurore brûlaient déjà. Mais elle ne s'en soucia guère.
Elle avait rêvé de la Mort. Et celle-ci lui avait parlé.
Un étrange apaisement la gagna tandis qu'elle inspira profondément. Malgré l'étrangeté de son songe, Scarlett était désormais sûre d'elle.
Elle n'abandonnerait pas. Jamais.
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