Chapitre 14. I.
« 1er jour de l'hiver de l'an 2.
Le monde semble perdre de son sens. C'est décidé. Ce soir je m'enfuirai, ne prenant rien d'autre que ce dont j'aurai besoin pour survivre et je rejoindrai la capitale de l'empire. Toi aussi, mon cher journal, je t'abandonnerai en cette maison qui fut la mienne pendant ces dix-sept années. Tu feras partie d'un passé dont je désire ardemment me débarrasser.
Je ne serai pas un pantin pour les déesses. Je refuse de porter sur mes épaules l'équilibre précaire d'un monde maudit par l'inhumain. Père sera furieux en apprenant mon départ. Mon frère ne comprendra certainement pas. Mais il est temps pour moi de tracer ma propre voie, loin du sang, des morts et de la magie.
Je serai un homme. Je connaîtrai la Mort lorsque viendra pour moi le moment de quitter ce monde. Que ce soit en tant que soldat dans les légions romaines, en combattant aux côtés d'êtres humains et mortels, comme moi, ou après une longue et paisible vie auprès d'une femme et de nos enfants. »
Note du journal d'Aurelius. Archive de l'Ordre.
*
L'immortalité apportait quelques avantages comme celui de ne pas avoir nécessairement le besoin de se nourrir pour survivre. Cependant, pour conserver des forces, il fallait tout de même penser à apporter de l'énergie au corps. Ainsi, même si les faucheurs pouvaient passer des jours sans ressentir la fin, ils n'étaient pas forcément au mieux de leurs capacités.
Les quelques bouts de pains que Scarlett avaient avalés lui suffisaient toutefois pour le reste de la route qui les attendait. Elle désirait ne pas perdre de temps. Il ne leur restait plus que deux jours, si elle excluait celui-là même, pour régler cette sinistre affaire avant qu'il ne soit trop tard. Il était hors de question que la Lune ne remporte cette bataille. Elle ressassait en boucle les paroles de Valentin lorsque celui-ci lui avait dit qu'en cas d'échec elle aurait à tuer Lowell. Elle le savait, elle l'avait toujours su. Mais le faucheur avait raison. Elle s'attachait au géant roux, à son parfum, ses allures d'ours grincheux, sa présence et ses rares sourires. Et elle doutait de plus en plus de parvenir à le tuer si la nécessité se présentait. C'était comme un cri du cœur, un instinct profond qui refusait qu'elle le fasse. Elle n'aurait cependant pas le choix.
La jeune femme secoua la tête pour se débarrasser de ces pensées, s'insultant mentalement pour s'être montrée ainsi défaitiste.
Reprends toi ma vieille !
Il était temps pour eux de quitter cette clairière et de mettre fin à la pause. Ils avaient encore du chemin à faire. Malheureusement, avant qu'elle n'ait pu se lever, la silhouette massive de Valentin projeta son ombre sur elle et Lowell, l'empêchant de s'en aller. Elle fronça des sourcils.
« Qu'y a-t-il Valentin ?
Le jeune homme avait une drôle d'expression qu'elle peinait à déchiffrer et à décrire. Au fond d'elle cependant, elle devina que quelque chose clochait. Elle en eut la preuve lorsqu'il lâcha, d'un ton précipité :
— Il faut que je vous raconte une histoire.
Elle ne s'attendait pas à ça. Les probabilités qu'il sorte une telle phrase de telles circonstances étaient si faibles qu'elle n'en revenait pas. Pleine de doutes, elle grimaça :
— Es-tu sûr que nous ayons le temps pour de telles choses ?
Il fusilla du regard la blonde qui leva les mains en signe d'apaisement. Elle ne comprenait pas vraiment la tension grandissant du bel homme qui leur faisait face. Certes, la situation n'était pas idéale mais ils se trouvaient dans un moment plutôt paisible. Elle ne s'expliquait pas le ton agressif et boudeur du faucheur lorsqu'il siffla :
— Toi qui es d'ordinaire si curieuse, tu ferais mieux de te taire et de m'écouter. Cela vous intéressera.
La jeune femme surprit le bref glissement du regard du faucheur jusqu'au géant roux à ses côtés. D'un tout plus sombre, il reprit :
— Cela vous intéressera tous les deux.
Face à son insistance, Scarlett ne dit plus rien. Cette-fois-ci, elle comprit qu'il était plus qu'à son avantage d'écouter Valentin. Elle s'installa correctement sur sa souche d'arbre, focalisant toute son attention sur le jeune homme qui sembla pourtant hésiter un instant à se lancer dans son récit. Malgré elle, l'immortelle était bien impatiente d'entendre ce qu'il avait à dire et lorsqu'il prit la parole, un silence religieux accueilli ses paroles.
— Il était une fois un homme, ayant combattu et vaincu son propre frère, pourri par le mal, au nom de sa déesse. Celle-ci le remercia en lui offrant en cadeau l'immortalité. Il devint ainsi le premier des faucheurs. Quelques siècles après son acte, il se maria et eu deux enfants. Deux fils. Décidé à en faire de fier guerrier comme lui, il les entraîna toute leur vie pour le moment où comme lui, ils lutteraient contre les créatures obscures au nom de cette déesse qui était la leur : la Mort.
Scarlett ouvrit la bouche, formant un O parfait lorsqu'elle comprit enfin.
— N'est-ce pas l'histoire de Valentinus l'ancien ?
— Exactement.
— Où veux-tu en venir, Val ?
— Écoute et tu le sauras.
Elle pinça les lèvres pour ne pas l'interrompre encore une fois, essayant de ne pas se laisser distraire par la large main de Lowell qui avait glissé accidentellement vers la sienne et qu'elle sentait frôler ses doigts. Cependant son très léger trouble fut vite chassé par l'importance de ce que révélait Valentin.
— L'un des frères ne voulait pas de cette existence, il ne voulait pas de l'immortalité. Tout ce qu'il désirait c'était vivre parmi les humains, et être mortel. Une nuit, alors qu'il était encore un adolescent, il s'enfuit, et jamais ni son père, ni son frère ne purent le retrouver. Ainsi, le destin de ces deux frères, pourtant liés par des liens plus puissants encore que le sang fut brisé et modifié à jamais. L'aîné devint un fier chasseur de créatures obscures et pendant ce temps, le second vécu sa vie, fonda une famille, mourut comme tout humain, et eut une descendance. Une descendance qui s'étendit jusqu'à nos jours.
— Attends, attends... Tu veux dire qu'il existe des descendants de Valentinus l'ancien dans ce monde qui seraient de simples humains ? Inconscients du monde immortel ?
— Exactement. Et ce que vous voyez-là – il leur désigna le petit carnet qu'il tenait dans sa main gauche – est le journal de ce second frère. Mon oncle.
La faucheuse resta muette, observant le carnet de cuir. L'air peinait à entrer dans ses poumons et son cœur battait à rompre tant elle était excitée face à tant de révélations. On satisfaisait sa curiosité naturelle avec tant d'empressement que son esprit bouillonnait déjà de millier de interrogations qu'elle ne parvenait pas à formuler. Ce journal était peut-être la réponse à toutes les questions qu'elle s'était un jour posée quant aux mystères qui entouraient l'Ordre des faucheurs et ceux qui le régissaient. Cependant, Lowell, qui ne baignait pas dans ce monde depuis aussi longtemps qu'elle, gardait la tête froide et interrogea :
— C'est une bien belle histoire mais où désirez-vous en venir ?
Le fils du Patron laissa échapper un petit rire.
— Voilà quelqu'un qui pose les bonnes questions ! Prends-en de la graine Scar.
Elle leva les yeux au ciel ce qui sembla amuser le faucheur plus qu'autre chose. Pourtant il reprit son sérieux.
— J'étais tombé sur ce papier par hasard il y a quelque temps, annonça-t-il, en brandissant une petite feuille pliée et repliée. Mon père a fait des recherches il y a une dizaine d'années sur la lignée de son frère.
Scarlett fronça des sourcils, peinant à saisir l'importance de tout ceci. Lowell semblait être dans le même état qu'elle puisqu'il s'enquit, sur la réserve :
— Qu'est-ce donc ?
— Un arbre généalogique. Avec des dizaines et des dizaines des noms, parfois des zones blanches, parfois très détaillés.
— Il recherchait de lointains parents ? Pourquoi ?
Valentin pinça les lèvres, une moue renfrognée s'affichant brièvement sur ses traits avant de s'évanouir lorsqu'il grommela :
— Là n'est pas la question, vous vous égarez.
Même lorsqu'il faisait ses révélations, il continuait à conserver ses secrets. La faucheuse ne dit rien, s'estimant heureuse d'en apprendre tout de même plus sur les Patrons. À ce jour, c'était la première fois qu'elle en savait autant à leur sujet. L'immortel continua son récit.
— Il est parvenu à retrouver une des dernières descendantes de cette lignée. Cette dernière est cependant morte aujourd'hui mais je suis certain que le nom vous intéressera grandement.
— Et bien dis-le au lieu de faire durer ainsi le suspense !
— Tu es vraiment la pire auditrice au monde, Scar ! Tu m'étonnes que ta mère ait voulu t'envoyer chez ta grand-mère ! Elle en avait sûrement marre.
Elle s'étouffa d'indignation face à cette attaque purement vicieuse de la part du jeune homme. Tous deux savaient qu'elle ne s'était rendue chez sa grand-mère que parce que celle-ci était souffrante. C'était à partir de là que tout avait commencé. Scarlett avait toujours été une enfant sage et obéissante, bien que gâtée et naïve. Sa mère l'idolâtrait. Elle ouvrit la bouche, prête à protester mais ne le put puisqu'il l'interrompit :
— Il est tombé sur une certaine Anaïs Rosenwald.
Scarlett sentit Lowell se figer violemment à côté d'elle. Elle se tourna vers lui, surprise, mais il ne la regardait pas, dévisageant Valentin, l'air pétrifié. Visiblement, elle était la seule à n'avoir rien compris puisque cette réaction arracha un sourire satisfait au faucheur qui reprit :
— Bien sûr, Lowell, vous la connaissez mieux sous le nom d'Anaïs Ayres, épouse de Jon Ayres.
Cette fois la jeune femme percuta et écarquilla les yeux, son cœur cessant de battre l'espace d'un instant dans sa poitrine. Elle crut que le ciel venait de leur tomber sur la tête. Difficilement, elle assimila tout ce que cela impliquait. Et elle semblait ne pas être la seule. Pourtant, contrairement au géant roux qui ne parvenait plus à dire le moindre son ou à bouger, comme s'il venait de croiser le regard de Méduse, la faucheuse reprit vite ses esprits et éructa :
— Tu veux dire que...
— Et oui Scar, notre cher Lowell fait partie de la lignée des patrons. Nous sommes de la même famille lui et moi. »
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