Chapitre 12. I.

« Fiez-vous toujours à votre instinct ! Il n'y a que lui que le mal ne pourra corrompre. »

Parole du « Bûcheron ».
Fin du dix-septième siècle.


*
L

es monstres étaient créés de manière à semer la terreur dans les cœurs et les esprits. En passant du croque-mitaine jusqu'à la vouivre ou la goule, ces créatures de la Lune n'avait qu'un seul but, provoquer la peur avant de tuer. Contrairement aux sorcières ou parfois aux sirènes, ces créatures ne cherchaient pas à tromper ou à séduire pour mieux détruire mais simplement à faire couler le sang. Pour cela, il leur fallait être des prédateurs contre lesquels il fallait ne plus pouvoir se défendre tant l'on était pétrifié par la terreur.

Pourtant, cette nuit, face à un loup géant gémissant et creusant le sol dans un mélange de souffrance et de fureur, Scarlett n'avait pas peur. Elle était simplement empreinte d'une compassion telle qu'elle se surprit à penser qu'elle aurait été prête à tout pour rompre ce maléfice merdique, là, maintenant, tout de suite. Malheureusement, les choses n'étaient pas si simples. Et malgré tout le désespoir de Lowell, ils ne pouvaient plus continuer ainsi, en pleine nuit, avec un monstre à leur côté. Ils devaient s'arrêter, établir un campement pour la nuit et se montrer très prudent. Ils ne devaient pas être surpris. Ni perdre le contrôle de la bête qui, abattue, maintenant la tête baissée, refusant de regarder les deux faucheurs. Cette vision brisait le cœur de la blonde mais elle ne put rien dire, incapable de formuler le moindre mot.

Face à cette situation tout ce qu'elle put, c'était caresser légèrement l'encolure du loup géant avec douceur, d'un geste d'encouragement, dans le but de l'apaiser. Elle ne sut si cela marcha car l'animal s'ébroua et s'éloigna.

« Allons-y. se contenta d'aboyer Lowell.

Scarlett hocha de la tête avec raideur avant de se tourner vers Valentin qui s'était tenu à l'écart durant la transformation du géant roux. Celui-ci capta aussitôt le message de la jeune femme. Un sourire sardonique étira ses lèvres et il secoua la tête comme s'il se retenait de faire une des remarques désobligeantes dont il avait le secret. L'immortel fit volte-face et s'engouffra à nouveau entre les arbres. Les feuilles mortes crissaient sous leurs pieds et sous les pattes immenses de la créature maudite.

Ils ne trouvèrent aucune clairière pour y camper mais au bout d'une autre heure enfin, un arbre, un immense chêne, dont les racines s'étendaient jusqu'à un ruisseau qui dévalait le flanc de la montagne dans un murmure permanant. De grises pierres plates se trouvaient entre lesdites racines. L'endroit, suffisamment dégagé, leur permettrait d'y passer la nuit.

Tandis qu'ils se dispersèrent autour du lieu de camp, la faucheuse s'approcha de Lowell qui s'était étendu aux pieds du chêne, sans rien dire. Il semblait tendu, absent. En proie au désespoir. Et la blonde était inquiète. Sans pouvoir se l'expliquer, elle se sentit poussée vers lui.

— Veux-tu que je te tienne compagnie ? interrogea-t-elle avec sa bonne humeur naturelle bien que celle-ci soit légèrement entamée par la fatigue.

Non. Je préfère être seul.

Le grognement qui résonna dans son esprit la surprit. Avec une certaine froideur, il venait de la repousser, sans état d'âme. Elle hésita soudain.

— En es-tu sûr ?

Sa question parut agacer la créature qui lâcha un grondement.

— S'il te plait Scarlett... Laisse-moi.

Lowell avait détourné son énorme gueule d'elle pour enfoncer son museau dans ses pattes, fuyant son regard. Étrangement, Scarlett se sentit profondément blessée par ce rejet. Elle eut l'impression qu'un trou béant venait de prendre place dans sa poitrine. Elle n'en comprit pas les raisons mais dû s'y faire. Hébétée, elle s'éloigna sans plus un mot, luttant contre la déception et la tristesse qui l'avaient gagnée, pour aller s'asseoir sur une roche plate, au bord du ruisseau. La mélodie de l'eau qui ruisselait entre les galets lui permit de récupérer un peu ses esprits et d'enfouir au plus profond d'elle ce qu'elle venait de ressentir, cette intense déception inexplicable.

Son regard se balada autour d'elle tandis qu'elle cherchait une diversion. À l'écart, Valentin murmurait à l'oreille d'un immense corbeau noir posé sur son poignet. La pénombre autour d'eux baignait la forêt d'une ambiance apaisante pour les enfants de la Mort qui pouvait parfois retrouver dans les ténèbres cette déesse qu'ils chérissaient tant. Cependant, inlassablement, le regard de Scarlett revenait sur Lowell qui allongé dans son coin, loin d'elle, paraissait dormir bien que ça ne soit pas le cas. Elle devinait ses tourments. Mais surtout, elle ne pouvait s'empêcher de repenser à cet homme, grand, fier, rongé par le maléfice lunaire.

Une silhouette se dressa soudain entre elle et son sujet de contemplation. C'était Valentin. Le corbeau s'était envolé et il se tenait maintenant devant la jeune femme, l'air sévère.

— Tu t'attaches Scar.

Il avait dit cela sous le ton de la constatation, presque du reproche. Elle le toisa, sentant son indignation s'élever face à cette froideur orgueilleuse. En elle, une dualité s'était installée, lentement mais sûrement. Et si elle paraissait perdue entre sa fascination pour le loup géant et son esprit rationnel de faucheuse, elle lutta pour ne rien laisser paraître et afficher haut et clair ses positions. L'instinct primait sur la raison. Commençant à délasser son corset pour mieux pouvoir dormir, elle cracha :

— Cela te pose problème peut-être ?

— Si nous ne parvenons pas à le ramener, ce qui est le plus probable, tu ne seras pas en mesure de faire ce qu'il faudra.

— Qu'entends-tu par-là ?

— Les causes perdues sont les plus aptes à s'attirer la compassion. Mais elles entraînent la douleur.

La blonde secoua vivement la tête de gauche à droite. Elle n'était pas d'accord et elle ne se gêna pas pour le lui faire comprendre. Elle ôta le corset, le laissant tomber au sol et restant en chemise.

— Si tu pensais réellement qu'il s'agissait d'une cause perdue, tu ne serais pas là ! grogna-t-elle.

— Je suis surtout là pour m'assurer que la chose juste sera faite si tu échoues.

Il paraissait sincère, tant que Scarlett hésita. Elle savait que plus le temps passait, plus il serait difficile pour elle d'achever Lowell si la nécessité se présentait. Il avait raison. Mais elle aurait préféré qu'il ait tort. Pourtant, elle refusait de croire qu'elle ne parviendrait pas à rompre le maléfice. Lasse, elle soupira :

— Tu es véritablement insupportable parfois.

— Je le sais. C'est toi qui semble l'avoir oublié.

Le sourire en coin qu'il arborait agaça prodigieusement la jeune femme. Pourtant, elle ne pouvait rien dire. Sans lui, elle n'aurait jamais su si rapidement ce qu'il fallait faire. Il s'était montré efficace.

— Ce que je crois, Valentin, c'est que tu agis ainsi pour éviter de créer de faux espoirs.

Il ricana mais elle ne s'arrêta pas.

— Tu as peur d'échouer. Peur qu'on n'y arrive pas.

— Ce n'est pas moi qui me suis engagé le premier dans cette quête, Scar ! rétorqua le faucheur.

Scarlett leva les yeux au ciel. Elle n'était guère dupe. À force de marcher dans le bois, dans un silence religieux, elle avait réfléchit. Longuement. À Lowell mais aussi à Valentin. À ce que pouvait dissimuler l'assurance de ce compagnon de lutte au physique si parfait mais aux secrets profonds comme les abysses les plus secrets des océans. À force d'analyser elle était parvenue à une conclusion qui lui paraissait si plausible qu'elle était sûre à quatre-vingt-dix-neuf pour cent qu'elle était vraie. L'immortelle n'avait pas pensé exposer sa théorie au fils du patron si vite mais la situation était telle que les mots lui échappèrent, sur le ton du soupçon, frappant son interlocuteur avec la puissance d'une vague.

— Tu te sens obligé de nous aider et de réussir. Parce que cette histoire te rappelle trop la tienne, ou celle de tes amis morts. Si tu échouais ici, ce serait comme si tu les perdais une seconde fois. Comme une trahison envers leur souvenir et ton sentiment d'échec qui ne te quittent jamais.

Valentin se figea. Son regard s'obscurcit et son sourire se volatilisa. La tueuse de monstre comprit qu'elle était allée trop loin en parlant des anciens coéquipiers du jeune homme. Pourtant elle avait raison, elle le savait. Elle le saisit à l'expression dénuée de tous mensonges du faucheur qui désormais la dévisageait avec douleur et rage. Très vite cependant son masque se recomposa et il haussa des épaules, au grand dam de Scarlett qui avait pourtant cru atteindre du bout des doigts le temps des révélations.

— Penses ce que tu veux Scar. Je n'en ai rien à foutre.

Elle voulut rétorquer quelque chose, relancer la discussion mais ne le pu. Un mauvais pressentiment la gagna soudainement. Elle avait l'impression de plonger dans un lac gelé alors même que son instinct la poussait à lever la tête vers le ciel. Au-dessus d'elle, un trou dans le feuillage du chêne lui permettait d'apercevoir la voute obscure de la nuit, parsemée de points scintillants. Mais ce n'étaient pas ces étoiles qui étaient à l'origine du frisson d'appréhension de la jeune femme.

La Lune était à son zénith, haut dans le ciel, gibbeuse, et surtout, elle dardait son regard malveillant sur le trio et plus particulièrement sur Lowell. Un grognement échappa à la bête.

Surprise, Scarlett fit volte-face. L'immense loup rouge s'était relevé sur ses pattes. Il s'ébroua, l'air désorienté. Ses pattes s'étaient remises à creuser le sol avec ferveur tandis qu'il renâclait, reniflant la poussière et les galets. Quelque chose dans le comportement de la créature avait changé. La faucheuse ne parvenait plus à sentir l'esprit de l'homme. Et lorsque le monstre leva sur eux ses yeux laiteux, les naseaux dilatés, l'agressivité visible n'échappa guère à la blonde qui comprit aussitôt que quelque chose clochait. Hésitante, elle appela, de sa voix la plus douce possible :

— Lowell ? »

Mais celui-ci ne répondit pas. Et lorsqu'il ouvrit sa gueule dévoilant sa rangée de crocs meurtriers à la jeune femme, celle-ci blêmit. Lowell n'était plus là. La Lune avait pris le contrôle. 

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