Chapitre 11. II.

Remettre les pieds en France fut étrange pour Scarlett. Elle avait évité ce pays depuis la mort du Bûcheron, tué par la bête du Gévaudan, bête qu'elle avait elle-même anéanti par la suite. Durant ses multiples missions, elle avait été envoyée le plus souvent dans les pays nordiques puis sur d'autres continents combattre toutes créatures de la Lune présentant des similitudes avec des loups. Jamais elle n'avait pensé revenir dans ce fier pentagone, bordé par l'eau et la Terre.

L'avion se posa sur une petite piste d'atterrissage au bas de la vallée de Cauterets. Autour d'eux, la montagne se dressait, haute et fière, couverte d'arbres, des cimes jusqu'aux ravins et semblait s'étendre à perte de vue. La Faucheuse marqua un temps d'arrêt en descendant du jet privé de l'ordre des Faucheurs que Valentin avait réussi à détourner. Sa position en tant que fils du Patron amenait de nombreux avantages et la blonde s'estimait grandement heureuse de l'avoir pour allié. Elle voyait mal comment elle aurait pu voyager avec Lowell sans que celui-ci n'ait aucun papier sur lui. Voilà six ans qu'il était considéré comme porté disparu. S'il avait ressurgit ainsi, cela aurait suscité des interrogations. Allez donc expliquer à des mortels qu'il était envoûté et se transformait en monstre à la nuit tombée.

En parlant de nuit, le trio espérait atteindre les bois avant que le soleil ne disparaisse à l'horizon et que le Maudit ne se transforme. Il ne leur restait plus qu'une heure.

Tandis qu'un taxi les avait déposés sur une route forestière, non loin d'un chemin qui grimpait sur la montagne, Scarlett surprit les regards curieux du conducteur. Il fallait le comprendre après tout. Le trio détonnait de par leurs vêtements, peu conventionnels, mais aussi de par leurs apparences : Valentin était beau comme un dieu là où Lowell ressemblait à un ours roux. Quant à la jeune femme, elle était habituée à intriguer les passants de par ses yeux vairons et sa cicatrice. Aux interrogations muettes de l'humain, elle adressa un sourire superbe qui lui fit baisser les yeux. Une fois la course payée, la voiture s'éloigna et les faucheurs ainsi que l'homme maudit purent s'engager dans les bois. Il n'y avait aucun sentier balisé. Demain, ils chercheraient le bois aux sorcières, laissant la Mort les guider. Pour le moment, ils devaient absolument trouver un endroit où camper la nuit. Il était évident qu'avec la transformation en bête féroce de Lowell, jamais ils n'auraient pu passer la nuit en ville.

Il marchait depuis une bonne dizaine de minutes et la nuit ne tarderait pas à se lever. Déjà le ciel peint des feux de l'Aurore s'obscurcissait à grande vitesse. L'appréhension grandissait chez Scarlett avec l'ampleur d'un raz de marée. Et s'ils perdaient le contrôle ? Si tout dégénérait ? Si tout cela n'était qu'une vaste erreur ?

Puis elle secoua la tête, reprenant ses esprits, et se baissa pour éviter une branche, suivant Valentin de près, Lowell fermant la marche. Un instant, elle se tourna vers lui alors qu'il montrait des premiers signes de fatigue et de lutte contre l'attraction grandissante de la Lune. Une sensation étrange gagna la jeune femme, à mi-chemin entre la compassion et la tendresse. Elle avait envie de lui parler, de l'aider. D'alléger le poids qui semblait vieillir le jeune homme de trente et un an. L'Immortelle ralentit le pas pour l'attendre. À force d'observer le visage à moitié dévoré par sa barbe ocre, Scarlett commençait à reconnaître certaines expressions du maudit. Et elle était certaine qu'il avait des questions à poser.

Armée de sa bonhomie habituelle qui ne la quittait jamais vraiment, elle lui glissa, d'un ton doux :

« Dis Lowell, puisque nous sommes de supers amis à présent, tu sais que tu peux tout me dire ?

— Pourquoi me dis-tu cela ?

Il parut surpris par son entrée en matière et s'était quelque peu refroidit, méfiant. La jeune femme se mordit la lèvre inférieure, consciente que même pour un mortel ayant baigné dans le monde surnaturel depuis plusieurs années et ne maîtrisant plus forcément les règles de la politesse, ce genre d'interpellation avait de quoi surprendre. Aussitôt, son deuxième grand trait de caractère prit le dessus sur sa jovialité : la maladresse.

— Heu... En fait... Je veux dire que si tu as quelque chose à dire... ou à demander... Ben tu peux !

Il semblait sincèrement perplexe face à elle et elle eut envie de se frapper le crâne contre le tronc d'un de ces immenses arbres qui se dressaient autour d'eux. Quitte à y aller, autant y aller les deux pieds devant. Relevant le menton dans sa direction, slalomant entre les fourrés et prenant garde à ne pas trébucher contre une racine, elle lança :

— C'est que tu sembles avoir une question à poser et ne pas oser le faire. Alors je t'écoute.

Il la toisa un instant avant de s'adoucir. Se balançant d'un pied à l'autre, il marmonna dans sa barbe :

— Cela va te sembler bête.

— Mais non ! Je peux t'assurer avoir déjà entendu quatre-vingt-dix-neuf pour cent des choses les plus étranges en ce monde.

— Je t'aurais prévenu.

Lowell semblait soudain un peu plus hésitant et la jeune femme se demanda ce qu'il allait bien pouvoir lui demander. De plus elle craignait de ne pas avoir la réponse et de se ridiculiser. Ce qui était son genre, bien évidemment. Fébrile elle aussi, elle attendait qu'il s'exprime, prenant garde à ne pas perdre la trace de celui qui menait leur groupe et qui se trouvait une dizaine de mètre plus loin. Les feuilles sèches crissaient sous leurs pas. Aussi attentive qu'elle l'était, les mots du géant roux à ses côtés ne lui échappèrent pas lorsqu'il interrogea, sur la réserve :

— Est-ce que vous... Est-ce que toi et Valentin êtes ensembles ?

À l'entente de cette question, la blonde manqua de s'étouffer. Ses yeux s'écarquillèrent lui donnant l'air d'une chouette éberluée tandis qu'elle fixant l'homme qui lui faisait face, sans un mot. Cela finit par le déstabiliser puisqu'il se racla la gorge.

— J'ai dit quelque chose qu'il ne fallait pas ? grimaça Lowell, sa mâchoire se contractant.

Scarlett secoua vivement la tête de gauche à droite.

— Non, non ! Absolument pas. Mais... Valentin et moi ? Beurk ! Jamais ! C'est le un pour cent que je n'avais jamais entendu.

Elle parlait vite et son expression était tellement scandalisée que cela arracha un sourire au maudit. Il n'y avait pas que de l'amusement chez lui. Une certaine expression avait gagné ses traits, un mélange de douceur et de... de soulagement. La jeune femme s'en rendit compte puisque sa moue choquée fut vite remplacée par un sourire resplendissant tandis qu'elle s'exclamait, hilare :

— Où es-tu parti chercher cela ?

— Six ans sans interactions humaines, j'ai pu me méprendre sur vos liens.

La faucheuse se calma légèrement, regagnant son sérieux. Elle s'imagina vivre six ans enfermée sous l'apparence d'une bête affamée et avide de sang, dans un monde de violence et de malveillance. Il était facile de comprendre qu'après cela, certains liens humains pouvaient paraître abstraits. Sans pourtant se moquer, elle souffla :

— La méprise est de taille dans ce cas. J'ai beau être vieille, je n'ai jamais rencontré plus éloigné de mon idéal que Valentin !

Elle ne savait pas vraiment ce qu'était son idéal. Mais certainement pas le beau prince charmant que le fils du Patron semblait être en apparence ou bien le crétin arrogant qu'il était au fond de lui. Elle désirait quelque chose de plus humain, de moins... surnaturels. Mais elle ne savait comment poser des mots dessus. Tout ce qu'elle savait c'était que pour la première fois, elle avait trouvé quelqu'un qui s'en approchait légèrement. Lowell cependant semblait penser à toute autre chose qu'elle puisqu'il interrogea, soudain suspicieux :

— Vieille ?

Ses traits se tordirent en un léger rictus et Scarlett hocha la tête affirmativement.

— J'ai exactement trois-cent-quarante-sept ans ! Dans quelques mois je fêterai mes trois-cent-quarante-huit !

— Et dire que... dire que tu parais plus jeune que moi... Et de presque dix ans !

Il n'avait pas tort... Elle semblait n'en avoir qu'une petite vingtaine là où il dépassait de très peu la trentaine...

Scarlett éclata d'un rire cristallin, mais fort. Elle ne se forçait même pas. Elle se sentait de si bonne humeur lorsqu'elle discutait avec Lowell... C'était dû à ce lien inexpliqué entre eux, ce lien qui lui permettait de l'entendre lorsqu'il était prisonnier de sa forme bestiale, ce lien qui l'avait poussée à lui faire confiance, ce lien qui faisait qu'elle était troublée en sa présence. Scarlett était une solitaire pourtant elle était enthousiaste à l'idée de vivre cette aventure à ses côtés...

Et aux côtés de Valentin quoique puisse penser le faucheur. D'ailleurs, ce dernier ralentit le pas, ses doigts toujours fermement agrippés à ses lames. D'un ton intrigué, il s'enquit, promenant son regard sur le sol tapissé de feuilles de la forêt, sur la blonde hilare et sur le géant roux à ses côtés.

— Qu'est-ce qui nous vaut cet incroyable rire de ta part, chère Scar' ?

Celle-ci ne lui répondit que par un sourire espiègle alors qu'au loin, les bruits de la route s'amenuisaient, laissant de plus en plus la place à ceux de la forêt.

— C'est un secret ! s'exclama-t-elle.

Elle vit le jeune homme lever les yeux au ciel et perçu le rire discret de Lowell. Elle avait remarqué que ce dernier avait tenté d'apaiser les tensions avec le faucheur. Cependant, une certaine froideur se maintenant entre les deux hommes et la jeune femme était persuadée que Valentin n'en était pas le seul à l'origine. D'après la question que lui avait posée Lowell il y a quelques minutes à peine, elle pourrait presque croire qu'il était jaloux.

Mais jaloux de quoi ?

Scarlett ne connaissait pas vraiment ce sentiment. Petite, elle avait été dorlotée. Une fois adulte, l'éducation qu'elle avait reçue lui avait appris à ne jamais rien envier. L'envie pouvait ouvrir des voies plus obscures encore à la Lune pour s'emparer des âmes et les corrompre. D'une certaine façon, le Bûcheron lui avait fourni une éducation plus sévère encore que celle de l'Ordre. Chaque détail était à jamais gravé dans sa mémoire et avait forgé ce qu'elle était, qui elle était.

Cependant, jamais elle n'avait été préparée à vivre ce qu'elle vivait aujourd'hui. Ni à cela, ni à la soudaine défiance dont fit preuve Valentin lorsqu'il lâcha, d'un ton tout aussi espiègle quoique empli de sous-entendu :

— Soit, après tout, tout le monde a ses secrets ici.

Il se tourna soudain vers Lowell.

— Peut-être en avez-vous un à nous confier M. Ayres ?

— Commencez par m'appeler Lowell et peut-être pourrais-je vous raconter deux, trois choses.

— Bien, Lowell.

Scarlett avait l'étrange impression de se retrouver coincée entre deux mâles dominants prêts à s'affronter. Elle ne comprenait rien à l'animosité qui s'échappait de leurs mots pourtant formels. Tentant d'alléger l'ambiance qui s'était soudain refroidie, elle s'exclama :

— Oh oui, un souvenir d'enfance ! J'en ai très peu pour ma part. Avec l'âge, la mémoire vacille ! Mais j'adore écouter ceux des gens !

Son enthousiasme sembla apaiser les deux hommes. Lowell fronça des sourcils, l'air de réfléchir, avant de grimacer :

— Je ne suis pas sûr d'avoir grand-chose d'intéressant à raconter...

— Pas même une petite anecdote ?

Elle lui lança son plus beau regard de biche. Personne ne pouvait rester insensible face à cela, elle en était certaine. Et pour preuve, le roux n'hésita pas plus longtemps.

— Et bien... Ma mère adorait me raconter des contes de fées. Je ne m'en plaignais pas, ses versions étaient toujours bien plus amusantes que celles des contes classiques. Mon histoire préférée était celle du petit chaperon rouge !

— Quelle coïncidence ! pouffa l'Immortelle. Ta mère était-elle une bonne conteuse ?

— Oui. Elle prétendait descendre des frères Grimm. Nous ne la croyions pas jusqu'à qu'elle nous sorte un vieux carnet de famille, preuve irréfutable de cette affiliation. » finit-il par confier, un léger sourire aux lèvres tandis qu'il semblait plonger dans de vieux souvenirs.

Cette petite anecdote fit sourire Scarlett qui secoua la tête, amusée. Pourtant, la réaction de Valentin ne lui échappa pas. Le jeune homme s'était figé imperceptiblement et dégageait soudain une certaine froideur tandis que son regard se faisait plus insistant. Ses prunelles bleues ne lâchaient plus le visage de Lowell qui ne s'en rendit guère compte. Contrairement à la faucheuse qui fronça des sourcils.

Elle ne s'expliquait pas la réaction de son camarade à l'entente des dires du géant roux à leur côté. Celui-ci semblait d'ailleurs à mille lieues de ses souvenirs d'enfance.

Lowell avait rejeté la tête en arrière, en direction du ciel, et son regard s'était obscurcit. Les deux Immortels l'imitèrent aussitôt et l'appréhension gagna à nouveau Scarlett l'étouffant presque. La nuit était là. Et la Lune commençait son ascension. Aussitôt, elle reporta son attention sur Lowell. Celui-ci la fixait dans un mélange de douleur et de désespoir. Déjà son regard si bleu virait au blanc alors qu'il entamait sa métamorphose.

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