Chapitre 8. II.

*

Il faisait sombre. Encore. À croire qu'il leur plaisait d'évoluer dans un tel environnement. Gretel – qui n'était plus seulement elle – remuait quelque chose. Cela ressemblait à une lame au creux de ses paumes. Une lame couverte de sang, une lame qui provoquait le sang. Quel sang ? Un rire sinistre lui échappa. C'était son sang qui coulait. Le long de ses bras, il ruisselait jusqu'au sol pour tomber au creux d'une étoile. Brusquement, elle se sentit bruler de l'intérieur. C'était violent. C'était puissant. Sa gorge, son cœur, sa tête, elle avait l'impression que tout s'enflammait. Cela montait, enflait, allait exploser, lui prendre tout. Et elle ressentait une telle satisfaction de celle douleur. Un râle rauque lui échappa alors que ses ongles s'enfonçèrent brusquement dans quelque chose. Un liquide poisseux couvrit ses doigts.

Soudain, la douleur, la véritable douleur, se pointa, vicieuse, et ce fut comme si un millier de poignard s'enfonçaient dans son corps. Son hurlement, grave, masculin, s'éleva dans les airs. Elle se sentit alors emplie de la fureur de son frère qui hurlait, hurlait, hurlait... Ils hurlaient. Et le sang, toujours plus de sang, coulait. Un grognement, plus animal qu'humain, empli alors l'atmosphère :

« Gretel... »

Elle se figea... Les mots lui avaient échappé, leur avaient échappé. Et alors qu'ils étaient pris de tremblements, un détail attira son attention. Une araignée montait le long de leur bras, petite, velue. Une araignée qui en appelait bien d'autres et qui reprenait le murmure...

« Gretel... »

Dans un violent sursaut, Gretel se réveilla bondissant presque de son matelas, la respiration haletante et en proie à une violente panique. Cherchant l'air, la faucheuse chercha à s'ancrer dans la réalité. Seul l'obscurité l'accueillit. Des points noirs dansaient devant ses yeux, obstruant sa vue. Battant des paupières, elle tenta d'éclaircir sa vision mais peine perdue. Des maux de tête se pointèrent alors à l'orée de sa conscience. La faucheuse n'osait pas bouger de peur de causer la moindre catastrophe. Elle ne pouvait se défaire des images et des sensations de son rêve, de sa projection. C'était terrible, c'était poignant, c'était fou. Il fallait qu'elle se sorte cela de sa tête.

Cherchant une distraction, elle observa son environnement, passant des ombres que formaient les meubles à sa comparse qui dormait sur le canapé tandis qu'elle occupait un matelas au sol. Son regard se posa sur la silhouette de Ielena. Assise en tailleur sur le sol, au seuil de la porte qui menait à sa chambre, la sorcière la fixait d'une étrange façon, un plis soucieux entre ses deux sourcils, n'aténuant en rien son élégance presque sauvage dûe à sa nature.

« Tu as rêvé ?

Dans la bouche de la blonde, le mot rêver ne pouvait avoir qu'une seule signification. Les sorcières ne rêvaient jamais outre leurs dons de vision qui leur permettait alors de se projeter ailleurs en songe. Raidement, Gretel hocha de la tête.

— Qu'as-tu vu ?

La voix de l'immortelle semblait ne pas vouloir sortir, bloquée dans sa gorge, comme pour taire ce que son esprit ressassait avec une ferveur malsaine. Qu'avait-elle vu ?

— Je...

— Tu étais ton frère, n'est-ce pas ? Gretel, je ne pense pas qu'il soit judicieux de t'y projeter...

— Mais je ne choisis pas ! protesta-t-elle, la voix plus éraillée que d'ordinaire.

C'était vrai. Jamais elle n'avait voulu s'y retrouver. Cela la déchirait... D'un côté, il y avait ce sentiment de plénitude lorsqu'ils étaient enfin réuni – bien que cela soit en songe – et qu'elle pouvait le sentir vivant. De l'autre, il y avait toutes ces horreurs qui s'y passaient. Elle se perdait alors entre réalité et monde onirique, entre vérité et illusions. Cette déconnexion brutale nourrissait la folie qui planait à l'ombre de son esprit.

Préférant changer de sujet, Ielena lâcha avec douceur :

— Tu as déjà rêvé auparavant.

Ce n'était pas une question. Gretel papillonna des paupières avant de murmurer :

— Une ou deux fois depuis que je suis dehors.

— Et durant ton enfermement ?

Un rictus tordit les lèvres de la faucheuse.

— Je ne sais plus. Sûrement...

Durant cette période il lui avait été impossible de faire la différence entre ce qui était la réalité et ce qui ne l'était pas. Tout était mélangé, tout cohabitait et s'enchaînait avec une telle violence qu'elle n'avait jamais pu ni répondre, ni même se poser vraiment la question. Qu'est-ce qui était réel ? Qu'est-ce qui ne l'était pas ? Déstabilisée, Gretel se leva pour de bon. Les tâches qui obstruaient sa vision avaient enfin disparu et elle observa autour d'elle, se passant une main dans son épaisse chevelure grise emmêlée. Qu'est-ce qui était réel ? La question se bousculait dans son esprit, troublant sa perception tandis qu'une boule se logeait dans sa gorge. Qu'est-ce qui était réel ? La voix brisée, elle chuchota :

— Es-tu réelle ?

Ielena saisit la détresse de son ancienne amante et se releva à son tour pour lui saisir les mains avant de les serrer fortement.

— Aussi réelle que toi, ma petite faucheuse.

Son pouce caressa un instant le dos de la main de la faucheuse avant de la lâcher.

— J'ai senti la présence d'un homme autour de toi ? Un homme qui n'était pas ton frère.

Les yeux de Gretel s'éclaircirent, laissant place à un bel argenté, tandis qu'un sourire vague se peignit sur ses traits.

— Valentin...

— Qui est-ce ?

— Le fils du Patron.

— Pour que sa présence t'englobe de cette manière, vous deviez être proches.

Le rire étranglé de la faucheuse lui répondit tandis qu'elle lâcha, visiblement amusée :

— Pour être proches, nous l'étions : il a été mon amant après toi. Et ce jusqu'à... Ce qui est arrivé. Soit près de deux siècles.

La sorcière écarquilla les yeux, surprise. Pour peu, cette annonce pourrait la laisser sans voix.

— Et... Tu l'aimais ?

Gretel secoua négativement de la tête ce qui intrigua encore un peu plus son interlocutrice.

— As-tu seulement aimé quelqu'un après moi ?

L'immortelle ne répondit pas. Aimer ? À l'exception de son frère et des premiers élans qu'elle avait ressentit pour la sorcière, jamais aucun sentiment n'avait été aussi fort. Pas même son attraction pour Valentin. Les sentiments empiraient les choses, empoisonnaient sa conscience et mettait en danger les personnes aimées elle-même. Gretel portait malchance. Plus elle aimait, plus les choses allaient de mal en pis. Ce qui pouvait, métaphoriquement, lui briser le cœur quand elle pensait à la quantité d'amour refoulé en elle. Son attachement si fort pour Blanche pouvait parfois lui faire mal tant elle craignait de la blesser. Alors que son regard se baladait dans la pièce, il s'attarda un peu trop longtemps sur la silhouette de son amie, endormie. Un détail que Ielena ne rata pas. Un petit rictus sur les lèvres, la sorcière sussurra :

— Elle est jolie n'est-ce pas ?

La faucheuse fronça des sourcils, intriguée par la remarque de la sorcière qui lui lança un clin d'œil. Si Blanche était jolie ? Bien sûr qu'elle l'était ! L'harmonie de ses traits, la grâce de ses gestes, son teint de porcelaine qui contrastait avec sa chevelure ébène... Tout cela faisait de la princesse un modèle de beauté. Mais à cela s'ajoutait sa gentillesse sans faille, sa douceur, son courage... Tant de qualité que Gretel admirait de tout son cœur. Un cœur qui s'emballa avec violence dans sa poitrine. Levant à nouveau son regard sur son ancienne amante, elle se fendit en un sourire attendri avant de souffler, une pointe de mélancolie perçant dans son ton :

— Ce n'est pas ce qui compte. Cela n'a jamais compté. »

*

Au petit matin, la petite maison était déjà en pleine effervescence. Les deux faucheuses s'apprêtaient à partir. Sur le palier, la sorcière et la jumelle faisaient leurs adieux.

« Un dernier baiser passionné d'adieu te tente ? Puisque nous allons mourir toutes les deux...

Cette tentative d'ironie venant d'Ielena arracha un rire peiné à Gretel qui hésitait au fond d'elle. L'idée de céder à la tentation et d'étreindre une dernière fois la sorcière était alléchante. Profiter une ultime fois de son contact, de la magie douce qu'elle dégageait... Mais les deux femmes avaient changé. Ielena avait beau toujours être une novice, elle n'était plus si innocente. Quant à Gretel, rien n'était plus comme avant. Alors plutôt que d'illustrer ses propos, la blonde saisit le visage de la faucheuse pour déposer un rapide baiser chaste sur ses lèvres. Au moment où elle se recula, Blanche arriva. Bien plus détendue que la veille, la brune – manifestement ravie à l'idée d'enfin partir – remercia la sorcière pour son aide, un sourire resplendissant aux lèvres. Alors qu'elle s'éloignait, la jumelle se tourna une dernière fois vers Ielena. Celle-ci la fixait, le regard brillant. Un regard qui lui rappela d'autre adieux, bien des siècles plus tôt. Un étrange sourire aux lèvres, la faucheuse inclina la tête avant de souffler :

La revedere Ielena.

La revedere petite faucheuse. »

Elles se toisèrent une dernière fois. Un dernier regard, un dernier sourire. Puis, sans plus se retourner une seule fois, la jeune femme à la chevelure cendrée, s'en alla rejoindre sa comparse. Qu'importait la nostalgie qui s'emparait d'elle et le poids qui s'abattait sur ses épaules au fur et à mesure qu'elle s'éloignait. Qu'importait tout le reste. Son frère l'attendait.

Alors que les deux femmes redescendaient en direction du village, Gretel leva le visage vers le ciel. Un corbeau tournoyait au dessus de leur tête avant de se poser sur une branche, posant son regard obscure sur elle. La faucheuse s'arrêta aussitôt, laissant Blanche avancer. Sans quitter l'oiseau de geais des yeux, elle s'approcha de lui. Son tatouage dans son dos lui brûlait soudain comme si l'encre cherchait à s'en détacher. Sans se laisser distraire par sa marque qui faisait des siennes, la jumelle se planta sous la branche sur lequel le corbeau était posé. Elle pencha la tête sur le côté et il l'imita, gonflant son plumage avant de croasser d'une telle manière qu'on aurait pu croire qu'il posait une question. Il se pencha alors vers Gretel avant de claquer son bec à quelques centimètre de son visage comme pour la menacer.

Pas le moins du monde effrayée, elle tendit la main vers l'oiseau qui se laissa caresser un instant, frottant sa grande tête noire contre la petite paume de la faucheuse. Puis il sautilla en arrière, croassa à nouveau et déploya les ailes. L'immortelle recula d'un pas tandis qu'il décollait, disparaissant dans les nuées, tâche sombre sur le ciel gris. Avec un étrange rictus, Gretel secoua la tête.

Sacré Valentin...

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