Chapitre 8. I.
« Le don de vision est un don passif et courant chez les sorcières. Il s'exerce de différentes manières. Les plus importantes sont répertoriées ici :
- Au travers de la mémoire d'un objet, d'un lieu ou d'une personne, perçue par un contact direct. Ne montre que des images du passé.
- Par projection à l'aide de résidus de magie sur un objet, un lieu ou une personne qui permettent au visionneur de se projeter jusqu'à l'objet de sa recherche. Ne montre que des images brèves et floues du passé ou du présent (tout dépend du résidus).
- Par rêve de projection (le visionneur se projette dans une personne ou un objet le temps du rêve afin de voir et de sentir tout ce que voit et ressent le réceptacle). Ne montre que des images du présent.
- Visions et rêves prémonitoires. Ne montre que des images du futur. [...] »
Extrait du Répertoire de la sorcellerie depuis le commencement à nos jours par Valentinus, premier du nom et fondateur de l'ordre des faucheurs, Chapitre VI. Pouvoirs courrants.
*
Ielena s'affairait dans sa petite cuisine sous le regard songeur de Gretel, assise sur le plan de travail, ses jambes se balançant mollement dans le vide. Aucune des deux ne parlaient. De temps à autre, la jumelle jetait un coup d'œil dans le petit jardin de la maison de la sorcière où Blanche s'était rendue – « histoire de prendre l'air » avait-elle dit.
L'esprit de la faucheuse aux cheveux gris était occupé par l'annonce que lui avait fait la sorcière et ressassait sans cesse ses paroles, peinant à croire qu'elle retournerait là où tout avait commencé. Elle pouvait encore voir leur petite chaumière à la lisière de la forêt, non loin d'un petit village allemand, son père couper du bois avec l'aide de son frère tandis que sa belle mère nourrissait les oies et chassait le chat à coup de balais. Elle pouvait encore sentir le parfum des pins, du feu dans l'âtre, de la mousse sur les murs, le goût du bouillon fade qu'elle mangeait tous les soirs et des noisettes qu'elle ramassait en s'aventurant dans le bois. Elle pouvait encore entendre les hululements des chouettes, les croassements des corbeaux, les hurlements des loups, le bois qui craquait en temps de tempête... Elle pouvait s'accrocher à ces souvenirs comme elle l'avait fait durant sa captivité quand la solitude devenait trop pesante. Elle était tenté de le faire, de s'accrocher à ces bribes de mémoires et de s'y complaire. De s'y perdre même pour ne plus avoir à souffrir. Cependant, la voix de son ancienne amante interrompit le flot de ses pensés nostalgiques, lâchant avec une décontraction déconcertante :
« J'ai senti ton don de vision.
Sans cesser de couper ses carottes d'un geste expert, Ielena leva la tête vers Gretel qui la fixait à présent d'une étrange manière.
— Tu l'as... senti ?
— Il vibrait sous tes paumes et cherchait à s'échapper. Tu le brimes. Pourquoi ?
— C'est un pouvoir de sorcières, maléfique et mauvais.
— Aucun pouvoir n'est bon ou mauvais, c'est l'usage qu'on en fait qui l'est. Regarde, je suis restée une novice tout en possédant ces dons que tu juges maudits !
La sorcière semblait sûre d'elle et ne faillit pas face au regard perçant de son ancienne amante. Au rictus de celle-ci, elle pouvait facilement deviner la réponse qui allait suivre et qui ne tarda d'ailleurs pas à venir. L'Immortelle pencha la tête sur le côté.
— Ton cas est particulier, Ielena. Il l'a toujours été... Et tant que tu ne verseras pas le sang, il le restera.
— J'ai fait vœux de ne jamais ôter la vie à qui que ce soit. Tu me l'as fait promettre, rappelle toi : « ne tue jamais ou...
— C'est moi qui te tuerait », compléta Gretel et ses mains se serrèrent sur le rebord de son perchoir.
— La lune ne m'aura pas de sitôt dans ses filets.
La jumelle le croyait. Elle avait confiance en la sorcière, chose qui pourrait sembler improbable, mais elle n'y pouvait rien. Ni l'une, ni l'autre ne voulait que la faucheuse ait tenir sa promesse. Ni l'une, ni l'autre ne voulait que leur histoire se finisse ainsi. Dans le sang et la mort. La Lune n'aura pas ce plaisir. pensaient-elles amèrement.
La blonde qui continuait la préparation de son bouillon ralenti son mouvement de découpage dans un silence léger avant de prendre une grande inspiration et de lâcher, curieusement :
— Tu ne m'aimes plus.
Ça n'était pas une question, ni même un reproche. Une simple constatation lâchée avec tendresse qui fit papillonner les paupières de Gretel. Ses lèvres se tordirent en un sourire empli de douceur qui contrastait avec son regard hanté tandis qu'elle répliquait :
— Toi aussi.
Pourtant ce fut le cas, il y a longtemps. La jumelle pencha la tête sur le côté. Elle s'était un jour demandée ce qu'avaient bien pu lui trouver Valentin et Ielena. Gretel était loin d'être une beauté, ses traits se fondaient dans la masse au contraire de sa chevelure grisonnant déjà à l'époque. Force lui était de reconnaître que ce qui avait dû séduire et la sorcière, et le faucheur, c'était son caractère. Aujourd'hui cependant, celui ci n'était que trop impacté par le chaos qui régnait dans son esprit. Un chaos que Ielena percevait facilement. Ses gestes se firent plus hachés tandis qu'elle massacrait les légumes sur son plan de travail. La jumelle se surprit à avoir pitié de ces derniers alors qu'ils subissaient le changement d'humeur de la sorcière qui lâcha, d'un ton presque menaçant en désignant du menton la tête de la jeune femme aux cheveux gris.
— Ça gronde là dedans, ma douce Faucheuse. Ça gronde tant que lorsque la vérité éclatera, je ne suis pas sûre que tu y survivras.
Gretel sauta de son perchoir et intercepta soudainement le poignet de la sorcière pour faire cesser ses hachures effrénées et répliqua d'une voix rauque :
— De quoi parles-tu Ielena ?
— Parfois l'araignée tisse si bien sa toile et son piège qu'il devient impossible de s'en défaire sans que l'apocalypse ne se déclenche.
La jumelle sentit ses paumes fourmiller et elle frissonna à l'évocation de l'arachnide. Pourquoi employer cette comparaison ? Le ton de sa voix se fit menaçant :
— Ielena...
— Ton cœur bat pour deux personnes, reprit précipitamment la sorcière pour apaiser la Faucheuse. Mais seule l'une survivra à toute cette folie.
La femme au visage poupin se figea à l'entente de ces mots. Elle n'y comprenait rien. Rien. Rien. Rien. Rien. Rien. Alors que Ielena posait à nouveau sa main sur l'épaule de la jumelle, elle la retira prestement avant de s'exclamer :
— Tu m'as brûlée !
— Désolée...
Mais durant ce bref contact, la sorcière avait eu le temps de voir de nombreuses choses, même si ce fut involontaire. À voix basse, elle s'indigna :
— Tu as été seule durant ces quatre siècles ?
— Toi aussi.
— Ce n'est pas pareil. Je me cachais dans ces montagnes tandis que toi, tu as été enfermée dans une chambre forte destinée à te maintenir isolée et prisonnière pour l'éternité sans que jamais personne ne puisse venir te voir.
La sorcière fronça soudain des sourcils, intriguée. Quelque chose clochait dans cette histoire.
— L'éternité, c'est trop long. Ils n'avaient aucun intérêt à te conserver vivante pour toujours.
Le rire cynique de son interlocutrice trancha l'atmosphère soudain lourde. Gretel grimaça et semblait avoir toute sa tête lorsqu'elle ricana :
— En voilà une qui comprend enfin ! Beaucoup l'ont oublié mais je rappelle qu'une prophétie pèse au dessus de moi, de mon frère, de nous. Quand tu m'as touchée tout à l'heure, tu l'as vu. Tu as vu ce qui nous attends. S'ils ne m'ont pas tuée, c'est qu'un autre en a l'exclusivité.
Ielena secoua la tête. Elle n'y croyait pas. Elle avait vu les jumeaux en action et qu'importe ce qu'elle avait vu, elle n'y croyait pas. Rien ne pouvait séparer ces deux là. Ni l'amour, ni la haine, ni la magie. La lune avait échoué et la Mort n'y ferait rien non plus. Elle protesta :
— Jamais il ne te tuerait. Je connais ton frère, je vous connais et jamais il ne le ferait. Il n'y survivrait pas, tu es une partie de lui. Ça reviendra à... Se poignarder lui même. Gretel, écoute moi, il ne faut pas que tu laisses cette prophétie vous détruire.
— Mais tu n'as pas encore compris ? Il est déjà trop tard.
Le silence accueillit ses derniers mots comme pour approuver la sentence. Le couteau reprit ses mouvements répétitifs, taillant à nouveau les légumes dans un bruit régulier.
Crak, crak, crak... Le bruit se mélangeait à celui de l'horloge murale, déstabilisant brusquement la faucheuse.
Gretel recula de quelques pas avant que son regard ne fuit vers Blanche. Elle éprouva soudain le besoin de sortir la rejoindre. Pourtant, avant de s'exécuter, elle se tourna une dernière fois vers son ancienne amante.
— Si tu as senti mon pouvoir, c'est que tu tirais dessus. Pourquoi ? Pourquoi avoir besoin de puiser ailleurs ce que tu as en toi alors que tu es puissante ? Pourquoi, Ielena ?
L'intéressée secoua la tête, sa chevelure blonde méchée de blanc se décalant et dévoilant les taches brunes et les flétrissures de sa peau.
— Je vieillis, ma douce faucheuse. Je vais bientôt mourir.
Elles se toisèrent encore un instant avant que la faucheuse ne se fende en un sourire empli de douceur et de tendresse à l'encontre de la sorcière qui le lui rendit.
— Ça tombe bien, moi aussi. »
La Mort avait parfois de drôles de jeux...
*
Le froid extérieur n'atteignit pas la jumelle lorsqu'elle mit pieds dans la petite cours. La nuit s'étirait devant elle comme un draps de velours parsemé de tâches blanches. La Lune semblait la narguer de son éclat intouchable.
Hésitante, elle s'approcha de Blanche, assise sur une balancelle, qui observait elle aussi le ciel en fredonnant une chanson de sa voix clair. Gretel se figea un instant à l'entente de ce son si pur qu'elle aimait jadis écouter lors des veillées, lorsque la princesse, Valentin, elle même et son frère se retrouvaient après des missions plus ou moins éreintantes. Blanche avait la voix de la sérénité, de la paix et de la joie. Une voix qui savait calmer aussitôt les tourments de la faucheuse aux cheveux cendre. Cette dernière s'assit à son tour, le visage toujours tourné vers le ciel avant de donner une petite impulsion de son pieds. La balancelle se mit à se balancer, d'avant en arrière, dans la nuit, sans un bruit. Blanche s'arrêta de fredonner comme pour profiter de ce silence presque religieux avant de chuchoter :
« Tu lui fais confiance ?
— Est-ce que la confiance importe vraiment ?
La jumelle tourna la tête vivement vers son amie, son regard acier scintillant d'une étrange manière. Son interlocutrice se mordit la lèvre inférieur avant de hausser des épaules. Esquissant un étrange sourire, la faucheuse aux cheveux gris lâcha :
— C'est bien ce que je pensais.
Les deux immortelles se murèrent dans le silence, profitant simplement de la présence de l'autre. Blanche se sentait rassurée d'avoir Gretel à ses côtés, elle qui lui avait tant manqué. Quand à celle-ci, cet intermède lui permettait de ne pas perdre pieds. Juste elle, Blanche, la nuit et cette maudite Lune qui les suivaient partout. Il ne manquait plus que la Mort pour parfaire le tableau. La princesse se risqua à prendre la parole à nouveau, d'un ton légèrement inquiet :
— Comment vas-tu Gret ?
— Ça va.
— Vraiment, tu tiens le coup ? Ton frère, Ielena... Cela doit faire beaucoup de souvenir et...
— Je t'ai dit que ça allait !
Sa réplique avait été sèche et la brune se tassa sur son siège, culpabilisant d'avoir poser une question qui finalement ne pouvait pas causer plus de bien que de torts. Se rendant compte de la soudaine tristesse de son amie, Gretel reprit d'une voix plus douce, plus traînante, s'insultant mentalement pour ne pas avoir su maîtriser sa saute d'humeur :
— Tu n'as pas à t'inquiéter Blanche.
Cette dernière esquissa une moue avant de murmurer :
— Je m'inquiète toujours quand j'aime.
La jumelle ne sembla par entendre ses paroles. Finissant par céder à la lassitude qui la gagna soudain et s'allongea sur le dos, posant sa tête sur les cuisses de la princesse qui accueillit avec tendresse son amie en passant délicatement sa main dans la chevelure grise.
— Cette couleur est...
— Insolite, n'est-ce pas ? J'ai au début pensé que c'était à cause de la sorcière qui nous avait piégé quand nous étions petits. La première mèches grises est apparue à ce moment. La dernière sûrement durant mon enferm...
Une ombre voila son regard et elle se tu brusquement. Les sourcils froncés, Gretel se mit à marmonner des phrases sans queues ni têtes tandis que Blanche, sans relever le comportement bizarre de son amie, entreprit de tresser par petite mèche les cheveux qui s'étendaient sur ses cuisses et ses genoux. La jumelle se calma instantanément et levant ses immenses prunelles grises luisantes dans l'obscurité, elle murmura :
— Tu peux chanter ? »
La brune obtempéra aussitôt et sa voix s'éleva dans l'air, s'infiltrant dans la tête de la faucheuse allongée qui ferma les yeux, profitant de ce son si parfait qui la berçait. Et alors qu'elle s'imprégnait de la sérénité de ce moment, de la mélodie que fredonnait Blanche et des caresses qu'elle prodiguait sur ses cheveux, elle reconnu les paroles. Un rictus étira ses lèvres.
L'hymne des faucheurs.
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