Chapitre 3. I.

« Brulez les ! Brulez les toutes ! Vengez les innocents morts à leur place et renvoyez en enfer les diablesses venues prendre vos vies, vos familles et vos enfants. »

Appel à la vengeance de l'Ordre des Faucheurs.

1487.

*

La brume entourait le majestueux manoir anglais de l'ordre des faucheurs, conférant un aspect fantomatique à la demeure perdue en pleine forêt du sud de l'Angleterre. Les tourelles projetaient des ombres inquiétante sur la grande cour sous la lumière d'un pâle soleil d'hiver.

Sur son perron, quelques silhouettes se dessinaient. Il y avait bien évidemment le Patron et son fils, que seul l'âge du premier parvenait à différencier, Blanche, qui aiguisait la pointe de ses flèches et enfin Gretel. La faucheuse fixait le bois sombre face à elle, avec un mélange de fascination et de crainte. Cela faisait quatre cent ans qu'elle rêvait de pouvoir à nouveau flaner entre les arbres sauvages, bercer par le chant du vent, les murmures des créatures sylvestres et les caresses des esprits qui hantaient les fourrés.

À présent qu'elle avait goûté à la liberté, elle ne voulait plus y renoncer. C'était plus fort qu'elle. Elle rêvait de voyager, de découvrir, de vivre...

Le Patron l'observait sévèrement, de son regard de vieux lynx, mais la jeune femme n'en avait cure. Elle tressait ses cheveux gris tandis qu'il la sermonnait sur l'importance capitale de sa mission - elle devait absolument ramener son frère ! Un discours bien inutile; Mais même sans cela, Gretel l'aurait fait. Après tout, il s'agissait de son jumeau, de sa moitié. Elle était prête à tout pour lui, même à mourir. 

Agacé par le manque d'attention de la faucheuse qui affichait une expression neutre quoique lassée malgré l'impatience qui suintait de ses moindres gestes, l'homme finit par lâcher d'un ton menaçant :

« N'oublie pas Gretel... Tu n'as plus droit à l'erreur. Tu sais aussi bien que moi qu'avec la malédiction qui plane, tout peut être fatal. Tout peut t'être fatal. Prends garde, petite faucheuse.

Elle leva sur lui ses prunelles grises et cette fois-ci, un petit sourire se dessina sur ses lèvres. Elle battit des paupières et de sa voix traînante, elle affirma :

— Je ne vous décevrai pas. Pas cette fois-ci.

Le Patron revit un instant la jeune femme brune aux mèches grises assise nonchalamment sur une table derrière son frère qu'elle était lorsqu'ils avaient intégré l'Ordre des faucheurs, les yeux rieurs et l'air déterminé à se battre. Cette image se superposait à celle d'une Gretel en sang qui hurlait à s'en arracher les cordes vocales. Tant d'efforts, tant de malheur... Tout cela pour en arriver là aujourd'hui... Il n'y avait plus aucun doute : la terrible faucheuse qu'elle avait toujours été était de retour. Sans se laisser envahir par un quelconque sentiment, il hocha la tête.

— J'espère bien.

Il se détourna finalement pour s'approcher de Blanche, la laissant enfin en paix. Valentin s'avança alors vers Gretel, ravi du départ de son père. Elle leva le menton en le voyant s'approcher et sourit à nouveau. Elle semblait paisible, lucide. Lui rendant son sourire, le jeune homme s'inclina et murmura, l'air presque désolé pour le comportement de son géniteur :

— Il est sévère mais sans lui, l'ordre aurait déjà disparu depuis longtemps.

— Je sais bien. Crois-moi, je le comprends d'une certaine façon.

Silencieux, le faucheur la détailla du regard un instant avant de s'avancer encore un peu et de saisir les pans du long manteau qu'elle portait. Alors qu'il l'arrangeait correctement, la faucheuse profita de sa proximité pour souffler :

— Tu as changé, Valentin. Tu n'es plus si insupportable et teigneux.

— Laisse-moi prendre ça pour un compliment.

— Comme tu le souhaites !

Il lui adressa un clin d'œil et étonnamment la jeune femme le lui rendit. En sa présence elle se sentait presque aussi bien qu'avec Blanche. Si elle n'aimait pas le fils du Patron d'amour, elle s'imaginait mal ne plus jamais le revoir. Les deux siècles qu'ils avaient passé ensembles les avaient liés pour toujours. Elle était suffisamment consciente pour s'en rendre compte. Une question pourtant occupait son esprit et toujours sur le ton de la plaisanterie qu'elle avait adopté, elle interrogea :

— Ta relation était-elle toujours tendue avec mon frère en mon absence ?

— Et bien... C'est compliqué...

Son ancienne amante esquissa une moue avant de l'inciter du regard à plus lui en dire. L'Immortel céda vite. Après tout, il ne pouvait rien lui refuser...

— Le premier siècle, il est devenu pire que moi, se lançant à corps perdu dans la traque aux sorcières. Il ne parlait à personne et s'était fermé à tout. Le deuxième, il s'est un peu calmé. Il s'est alors approché de Blanche et moi mais conservait une distance avec les autres. Je suppose qu'il trouvait en nous l'ultime lien qu'il lui restait avec toi... 

La jumelle se tendit. Son frère avait tant souffert... Et tout cela par sa faute. Elle se haïssait pour ce qu'elle lui avait infligé. Elle se haïssait et ne pouvait le haïr lui. Sans doute le fils du patron comprit ce à quoi elle pensait car il reprit, lui confiant dans un murmure presque inaudible :

— Il est resté très solitaire par la suite. Je crois qu'il s'en voulait pour ce qu'il t'avait fait.

— Il ne m'a rien fait ! protesta Gretel trop vivement pour que cela soit réel.

Le coup d'œil que lui jeta Valentin était des plus dubitatifs. Mais il n'ajouta rien car le Patron et Blanche revenaient vers eux. Alors, très rapidement il serra la jeune femme dans ses bras, contre son cœur, et chuchota à son oreille :

— N'oublie pas, au moindre soucis, fais appel à moi. Je viendrai toujours.

Elle hocha la tête tandis qu'ils se séparaient. Une séparation qui fut difficile pour chacun des deux. Gretel surprit sur eux le regard impénétrable de la brune. Ses prunelles noisettes scintillaient d'un éclat que la faucheuse ne parvenait pas à décrire. Une lueur enflammée sur laquelle il était impossible de poser des mots. 

La voix grave de l'homme à la tête de l'Ordre interrompit ses réflexions lorsqu'il lâcha, d'un ton solennelle, les mots qui lancèrent irrémédiablement cette nouvelle mission :

— Que la Mort soit avec vous. »

La tueuse de sorcière frémit. Elle ne pensait pas entendre cela de nouveau un jour. Une douce chaleur se diffusa dans son cœur, réchauffant ses membres et son cœur. Oh que oui... La Mort était avec elle !

Enfin, Blanche et elle purent partir. Et tandis que le soleil montait dans le ciel, elles s'enfoncèrent dans les bois sous les regards des deux hommes. Gretel ne jeta pas un seul regard en arrière recouvrant la neutralité qu'elle avait abandonné durant sa discussion avec Valentin, ignorant de ce fait le corbeau qui lui croassa dessus, comme pour lui parler.

Refermant le long manteau sur elle, elle frissonna. L'air froid et vivifiant de ce mois de février était piquant pourtant elle le savourait. Fut un temps où les bois auraient été perdus sous la neige, ensevelit. Gretel avait appris qu'à cause d'une chose appelée le réchauffement climatique, la quantité de poudreuse était devenu moindre, un simple tapis qui crissait sous les bottes et fondait à la venu du premier rayon de soleil. Elle n'avait pu s'empêcher de faire remarquer avec ironie qu'il suffisait qu'elle se retrouver enfermée quelques siècles pour que le monde parte à la dérive. Face à cela, Blanche avait lâché un petit rire et avait répliqué que la jumelle n'avait aucune idée d'à quel point elle était proche de la vérité.

Alors que les deux faucheuses évoluaient entre les arbres, Blanche sautillant gaiement, les guidant dans le bois, Gretel, qui traînait un peu plus des pieds afin de savourer chaque sensation, réfléchissait, tentant de démêler ses rêves de la nuit précédente. Elle savait qu'il ne s'agissait pas d'un simple songe. Son frère s'était réellement fait torturé. Elle l'avait ressenti, au plus profond de son être, comme une douleur qui la tuerait, qui les tuerait. Mais malgré cette nouvelle affirmation, elle ne pouvait empêcher la joie de circuler dans ses veines. Il était en vie. C'était tout ce qui comptait.

Elle brûlait d'en parler à sa coéquipière mais quelque chose faisait qu'elle se retenait. Ce fut cette dernière qui se retourna vers Gretel pour s'enquérir, d'un ton un peu plus brusque que celui qu'elle employait d'ordinaire :

« Qu'est-ce que cela t'a fait ?

La faucheuse aux cheveux gris fronça des sourcils, ne saisissant pas où voulait en venir la princesse qui précisa :

— De reparler avec Valentin !

— C'était étrange.

— Mais encore ?

La curiosité de Blanche la perdrait un jour, Gretel en était persuadée. Pourtant pour une raison qu'elle ignorait elle se confia :

— Je craignais qu'il ne m'en veuille de ne pas l'aimer.

Sa compagne se figea brusquement et s'étrangla presque.

— Qu'as-tu dit ? éructa-t-elle.

— Je ne l'aimais pas Blanche. Comme je te l'ai dit, l'amour n'a jamais compté.

La grimace qu'exécuta la belle immortelle était indéchiffrable et plongea dans la perplexité son amie. Pourtant la brune se reprit vite en main et reprit la route, d'un pas vif. Gretel peinait à la suivre autant physiquement que mentalement.

— Blanche ?

Soudain la princesse explosa de rire et s'exclama entre deux spasmes :

— Tu es vraiment incroyable Gret' ! Tu ne fais jamais rien comme les autres ! Tu m'as manqué... Tu ne t'imagines même pas à quel point.

Malgré les dernières paroles pourtant apaisante, la voix s'éveilla soudain dans l'esprit de la faucheuse tout nouvellement libérée. Gretel ne fait rien comme les autres. Gretel tue les autres... Qu'as-tu à répondre à cela petite garce ?

Se rendant compte que la jumelle semblait déboussolée et en proie aux voix, Blanche s'excusa, son sourire s'évanouissant comme neige au soleil :

— Désolée, je vais essayer d'être plus compréhensible à l'avenir.

Gretel secoua la tête, chassant les excuses de son amie.

— Ne t'excuse jamais pour une chose dont tu n'es pas coupable. 

Un instant, les deux femmes s'observèrent. De nouveau, il y avait quelque chose dans le regard de sa compagne qui échappait à la jumelle. Mais elle ne s'attarda pas dessus. Car le nœud qui ne cessait de grandit dans sa gorge lui rappela qu'elles avaient bien mieux à faire... Ses yeux gris se posèrent sur le tapis d'aiguille à ses pieds tandis qu'elle soupirait :

— Allons-y ! Nous devons retrouver mon frère. Par où allons-nous ?

— Suis-moi, nous devons rejoindre la ville pour nous rendre en Pologne. C'est là que ton frère a été envoyé il y a un an. »

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