Chapitre 18. I.

La mort dansera ce soir,
Ses flammes brûleront, nues,
Purifieront un monde perdu
Dans les mains des cauchemars.

Extrait de l'hymne des faucheurs, 1004.

*

Se penchant par-dessus un vieux grimoire, Hansel tourna avec minutie les pages. Il connaissait désormais le rituel sur le bout des doigts. Il brûlait d'enfin pouvoir l'employer. D'un ton pressé, il interrogea la sorcière qui se tenait en retrait, dans un coin de la petite bibliothèque :

« En es-tu bien certaine ?

—  Oui monseigneur. C'est ce soir qu'il faut passer à l'action. La lune sera pleine. Cette nuit, elle saignera pour vous.

Une lune rouge. Ce phénomène astrale amplifierait le pouvoir des sorcières et donnerait une puissance innée au rituel. Aucun doute, le moment était venu. Dans quelques heures, les ténèbres vaincront.

—  Bien, va dire aux autres de se préparer et de se tenir prêtes. Vous aurez enfin ce pourquoi vous vous êtes toujours battues. Une puissance inégalée. La Terre vous appartiendra mes chères complices. Je vous l'offre en don à la lune. Le royaume de la Mort ne sera plus.

La sorcière esquissa un sourire hébété, son regard émerveillé dévisageant l'élu du mal. Enfin, le pouvoir serait leur. Elles prendraient leur revanche sur le monde. Les humains perdront leur domination. Le règne de la Magie débuterait. Le temps était venu. Elle s'inclina profondément face à son roi qui affichait une expression glorieuse. À mi-voix, ne pouvant dissimuler sa joie, elle ricana :

—  Que comptez-vous faire monseigneur ?

—  Rendre visite à ma chère sœur. Il est temps pour nous de nous préparer. »

*

Les ombres bougeaient. Pourquoi les ombres bougeaient-elles ? Elles se précipitaient sur Gretel qui fermait les yeux dans l'espoir de ne plus les voir. Mais les ombres étaient derrière ses paupières... Elles envahissaient son esprit, vicieuses.

La jumelle se replia sur elle-même, ses jambes blotties contre sa poitrine. Même la pierre froide et dure dans son dos ne parvenait à la ramener sur Terre. La réalité s'obstinait à lui échapper pour venir la frapper avec plus de violence.

« Par ta faute Ielena est morte ! » Ielena ? La sorcière ne vivait-elle pas paisiblement dans sa petite montagne ? Non, non, ça n'était pas réel. Qu'est-ce qui l'était alors ? Gretel se rappelait d'un corps sur la neige. Du sang partout. Non pas de sang ! Une auberge, des poignards et des hurlements. Des flammes aussi. Une auberge, du sang et... Ielena ? Il n'y a jamais eu d'auberge.

La douleur, elle, était réelle. Qu'est-ce qui était réel ? Qu'est-ce qui ne l'était pas ? Plus elle cherchait et plus elle se perdait. Plus le brouillard s'épaississait et plus elle voyait clair. Un sourire tordu, un regard peiné, un cœur brisé ? L'amour n'a jamais eu de l'importance. Jamais. Pourtant, elle avait le cœur brisé. La faucheuse le sentait. Quelque chose d'irrémédiablement abîmé. Un sourire, un corps sur la neige, la trahison.

Gretel écarquilla des yeux.

Un corps sur la neige, la trahison, un sourire tordu. Un corps sur la neige... La neige blanche et pure... Blanche !

Blanche étendue au sol, Blanche morte, Blanche et son cœur brisé.

Les ombres se précipitèrent aussitôt sur la Faucheuse et elle se mordit la langue jusqu'au sang pour ne pas hurler sous l'impitoyable souffrance qui venait s'imposer en elle, détruisant tout sur son passage.

Pourquoi les ombres bougeaient-elles ?

Un ricanement lui échappa. Pas le sien. Mais il sortait de sa gorge.

Pour faire souffrir.

La jeune femme plaqua ses mains contre ses oreilles, les yeux exorbités. Ses battements de cœur affolés étaient supplantés par une mélodie sinistre. Celle de murmures maudits. Entamant un mouvement de balancier, se penchant d'avant en arrière pour se bercer et se calmer, Gretel se mit à prier. Une prière pour que tout s'arrête. Une prière pour que la douleur disparaisse. Pour que la Mort vienne, qu'elle la délivre et lui permette de retrouver enfin Blanche.

Les ombres continuaient leur danse. Si belles, si terribles. Elles refermaient leur piège à la lueur des flammes. Si réelles, si horribles...

Qu'est-ce qui était réel ? Qu'est-ce qui ne l'était pas ?

Soudain, un courant d'air glacé parcouru la pièce, éteignant chaque torche, étouffant peu à peu la lumière jusqu'à l'anéantir pour de bon. L'obscurité fut, engloutissant les ombres qui disparurent aussitôt, avalée par ces ténèbres douces. L'atmosphère parut se figer hors du temps, s'emplissant de sérénité. Gretel cessa son mouvement de balancier, reconnaissant cette étrange sensation, ce frisson sur sa peau, cette impression de mourir et de renaître en même temps. Les ombres avaient disparu, les voix aussi.

La Mort s'était emparée du lieu, elle avait entendu son appel.

La déesse glissait dans le noir absolu, tel un fantôme. Sa présence à la fois lourde et légère s'étendait au sein du petit caveau pour devenir omnisciente. Privée de sa vue, la faucheuse pouvait sentir son souffle sur sa peau. Un souffle gelé et pourtant porteur d'une nouvelle vie. Un souffle d'espoir. Gretel, immobile, n'entendait plus rien hormis les battements de son cœur. Bam bam bam. Puis, un second cœur se mit à battre, près d'elle. Des battements plus légers, artificiels. Bam bam bam. Tout cela était on ne peut plus réel.

Quand la déesse referma son étreinte sur la jumelle, celle-ci se laissa totalement emportée par la douceur du moment. La Mort possédait un parfum. Un parfum qui lui évoquait la terre. Une terre humide, la terre d'un bois après l'orage. Lorsque tout était paisible, l'espace de quelques instants. Quelques instants hors du temps. Un parfum qui lui évoquait l'hiver, lorsqu'une haute couche de neige recouvrait le sol. Une neige si pure, si brillante, si blanche... Blanche comme Blanche.

L'Immortelle ferma les yeux pour se laisser porter par l'étreinte de la déesse mortelle. Celle-ci était venue. Comme toujours. Elle venait toujours. Elle aimait ses enfants. La Mort était douce. Et la vie bien trop violente. La présence de la déesse ressemblait à des excuses. Gretel aurait juré entendre la voix de l'entité murmurer à son oreille. « Désolée pour tout ce qui t'arrive, mon enfant. » paraissait-elle dire. Peut-être même le disait-elle réellement ? Le chuchotement ampli d'amour résonnait dans son esprit, apaisant celui-ci. Nous nous sentons bien mieux, gémirent les pensées de la jumelle. Elle se sentait bien mieux. La réalité avait disparu au profit de cet intermède en présence de sa déesse. Une déesse qu'elle aimait.

« Les malheurs ne sont pas fini, le pire est à venir. »

Gretel le savait bien. Était-elle seulement prête ? Elle en doutait. Mais Gretel est parvenue à prévenir les faucheurs ! Oui, elle y était parvenue. Cela suffirait-il à arrêter son jumeau ? Réalisant soudain ce qui leur était destiné, la jeune femme ouvrit brusquement les yeux. Cela ne changea rien puisque ses pupilles se retrouvèrent confrontées au plus profond des noirs, cependant, cela n'empêcha pas la faucheuse de murmurer :

« Pourquoi ? »

L'interrogation sembla perturber la Mort. Celle-ci s'agita, envoyant d'étranges ondes. Était-ce de la gêne ? De la tristesse ? Oui, c'était cela, la déesse était triste. La jumelle sentit un immense élan de compassion pour la Mort. Une compassion si pure. Elle n'avait pas ressenti chose plus sincère qu'en cet instant, hormis son amour pour Hansel, Val et Blanche. Mais aucun des trois n'était là. Seule la Mort était présente. Seule elle empêchait la faucheuse de sombrer. Gretel attendait pourtant la réponse à sa question, une réponse qui ne tarda pas à venir.

« La Lune a choisi son champion. Le mal a désormais révélé son vrai visage. Les hommes se sont trompés durant des siècles. Ils avaient oubliés que le mal était doué pour se dissimuler. Ils avaient oublié que seule la bêtise humaine pouvait le réanimer. L'injustice mène au vice. Mes enfants sont stupides. Et toi, tu es ma championne.»

Sa championne. Gretel était condamnée à combattre son frère. À le tuer. Ou il la tuerait...

« Il ne peut te tuer, mon enfant. Sans toi, sa folie n'a plus de but. »

« Pourquoi devrais-je le tuer moi alors ? »

Sa question était légitime au fond de son cœur. Malgré le tourbillon de tourment qui l'entourait, l'injustice de leur situation continuait à frapper l'Immortelle. L'injustice et peut-être un amour qu'elle n'était pas parvenue à complètement étouffer. Pourtant, elle sentait qu'à la réponse de la Mort, tout cela disparaîtrait.

« Parce que sans cela, rien ne l'arrêtera. Hansel a atteint le point de non retour en tuant celle que tu aimais... Ton chagrin est si grand, ta lassitude face à cette souffrance perpétuelle si profonde, qu'il finira par t'emmener dans les ténèbres. Les sorcières l'emporteront alors. »

Il était hors de question de laisser les sorcières gagner. Pas après ce qui était arrivé à Blanche. Pas après tout le mal.
La faucheuse crut entendre la déesse rire. C'était la réponse qu'elle attendait. Un nouveau souffle caressa sa peau gelée. Un dernier souffle... La présence de la Mort s'évanouit aussitôt et la lumière revint. Gretel se tassa un peu plus contre l'autel, refermant ses bras sur son corps. Un terriblement sentiment de solitude opprima sa poitrine. Voilà longtemps qu'elle ne s'était pas sentie si seule...

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