Chapitre 15. II.

Gretel battit plusieurs fois des paupières. Dans cette forêt, son frère lui avait semblé être un étranger. Elle n'avait pas réalisé qu'elle l'avait enfin retrouvée. Elle était simplement sous le choc d'avoir découvert que le mal absolu n'était pas elle mais lui. À présent qu'il ne se trouvait qu'à quelques centimètres d'elle, elle le dévisagea. Ses traits qu'elle aimait tant, ce petit sourire en coin, cette lueur si familière dans le regard... Il était là, à nouveau près d'elle. Et pourtant ce n'était plus lui. Il empestait le mal, la malveillance et la sorcellerie. Mais c'était lui, son frère. À bout de souffle et luttant contre la panique elle murmura :

« Hansel...

— Bonjour Gretel. C'est une vilaine plaie que voilà sœurette.

— C'est... le seul moyen que j'ai de ne pas céder à la folie.

Malgré la présence de son frère, elle sentait toujours celles des sorcières et se recroquevillait toujours plus dans un coin de la pièce. Hansel rit, comme si elle avait plaisanté avec lui.

— Je peux régler ça, tu sais ?

Et sans lui laisser le temps de répondre quoique ce soit, il prit la main de la jeune femme entre les siennes avant de murmurer une litanie de mots silencieux. L'appel à cette magie noire tirailla encore plus les sens de la faucheuse qui se mordit la langue pour ne pas hurler, pressant les paupières. Ça brûlait, ça piquait... Sa main n'était plus la sienne.

Puis tout s'arrêta. Elle ouvrit les yeux, posant un regard effaré sur sa main : celle-ci était entièrement guérie. Il n'y avait plus la moindre plaie. De plus, elle ne percevait plus la présence maléfique des sorcières.

Repoussant son frère, elle se releva maladroitement, chancelante sur ses jambes maigrelettes. Gretel sentit le monde tourner autour d'elle. Certes, depuis sa libération, elle avait pu se nourrir à nouveau et alimenter son corps, mais elle commençait à sentir les faiblesses de siècles de privation. Ce que son jumeau sentit à son tour.

— Te transmettre de l'énergie par notre lien ne suffit plus... Il faut que tu reprennes des forces, sœurette. Tu en auras besoin pour le rituel de bénédiction qui aura lieu à la pleine lune.

— Le quoi ?

— C'est un sortilège très puissant qui fait appel à la déesse. Nos âmes sont certes jumelles mais elles sont encore séparées par ce foutu bien qui est en toi. Avec ce rituel, nous serons liés pour de bon. La magie de la lune circulera en toi.

La jeune femme fronça des sourcils. La pervertir... C'était le souhait de son frère. L'entraîner vers des voies plus obscures que celles dans lesquelles elle était déjà tombée. Elle secoua la tête, chassant le sifflement mesquin qui emplissait son esprit. Une panique naissante lui fit perdre le contrôle de sa voix tandis qu'elle éructait :

— Quel est ton but final dans tout ça ?

— L'éternité avec toi, ma sœur. Une éternité de puissance. Laisse la magie t'envahir, laissons là envahir le monde ! Il nous appartiendra et plus rien ne nous séparera jamais. Nous serons heureux. Je te le promets.

Pour la première fois, une lueur peinée traversa le regard d'Hansel. Gretel comprit. Au travers de sa folie tout lui semblait soudain clair. La décision du Patron de l'enfermer n'avait pas protégé le monde du mal comme il avait été prévu mais n'avait fait que provoquer sa déchéance. La lune avait profité de la détresse de son jumeau pour venir le bercer de ses venimeuses promesses, l'entraînant sur une pente faite de vice et de crimes, tandis que la jumelle, elle, recevait la visite de la mort. Tous avaient eu tort depuis le début et cela allait leur être fatal.

En partie elle le comprenait. Ils avaient tant souffert de leur séparation... Les séparer c'était déchirer leurs âmes jumelles, les torturer. Quand elle avait cru le perdre, Gretel aurait pu mourir. Pour lui, elle était prête à tout, soulever des armées, défier la Mort elle-même, affronter vents et marées. Et il en était de même pour son frère. C'était d'ailleurs ce qu'il avait fait. Hansel avait cédé à l'appel de la lune. Pour elle. Et malgré tout son amour pour lui, la faucheuse ne pouvait le concevoir. La lune était foncièrement mauvaise. Elle détruirait tout et s'emparerait de ce qu'elle voudrait. Y compris d'eux. Y compris de leurs âmes. Peut-être Hansel l'avait-il déjà perdue... Secouant la tête compulsivement, la jeune femme interrogea :

— Pourquoi fais-tu cela, Hansel ? Pourquoi être du côté des sorcières ? Nous aurions pu avoir notre paix sans tout cela... Je suis avec toi maintenant tu n'as plus besoin de la lune, plus besoin des sorcières... Je resterai avec toi pour toujours mais je t'en supplie, arrête tout ça !

— Ne comprends-tu pas ? Je suis leur roi Gretel... Presque un dieu pour elles. Je peux amplifier leurs pouvoirs quand bon me sembler, les empêcher de mourir et exercer les volontés de la lune. Je peux également les tuer d'un simple claquement de doigts. Et toi aussi tu le pourras, une fois le rituel réalisé.

— Utilise ce don pour lutter contre elle alors, pour aider les Faucheurs...

— L'ordre ne mérite pas notre aide, il nous manipule...

Le regard brûlant de colère, la jumelle s'approcha du nouveau sorcier qu'était son frère. Car c'était bien ce qu'il était devenu. Un sorcier maléfique. Elle serra les poings avant de gronder :

— C'est ce que fait la lune, elle te manipule pour étendre sa noirceur ! Elle n'en a rien à faire de toi et de tes souhaits. Tu n'es rien pour elle !

Il ricana amèrement avant d'attraper le poignet de sa sœur afin de l'attirer à lui. Elle cogna contre son thorax imposant et leva vers lui une expression revêche en tentant de se dégager. Hansel ne la lâcha pas, raffermissant même sa prise.

— Nous ne sommes rien pour l'ordre. Vois-le par toi-même.

Sans lui laisser le temps de réagir, il utilisa ses propres pouvoirs pour activer ceux de sa sœur. Bien qu'elle lutta au début, Gretel se laissa finalement attirer par son désir de comprendre. Elle plongea dans les souvenirs de son jumeau.

Hansel poursuivait le Patron à la sortie du conseil. La décision du tribunal le glaçait. Il était prêt à tout pour la faire annuler, pour la sauver...

« Vous ne pouvez pas l'enfermer, vous n'en avez pas le droit !

— J'ai tous les droits mon garçon... Gretel a... Gretel a commis un crime passible de la peine de mort. Nous aurions dû la tuer. Si je lui ai évité cette peine, ce n'est que pour toi. Parce que ta présence dans notre ordre est essentielle et que sans elle tu t'en irais. Tu m'entends mon garçon ? Que pour toi !

Un élan de pure haine le traversa. Il avait besoin d'elle... Sans elle, il n'était plus rien, c'était sa moitié, la chair de sa chair, l'être qui lui était le plus cher au monde. Elle était une partie de lui ! Il ne pouvait laisser personne s'interposer entre lui et Gretel. Il ne le devait pas. Brûlant de rage, il éructa :

— Laissez-moi la revoir !

— Hors de question.

— C'est ma sœur !

Le désespoir était transparent dans sa voix. Il suppliait dans l'espoir de pouvoir simplement la revoir, la rassurer. Il le savait, elle était terrifiée, il le sentait au plus profond de lui-même et cela lui brisait le cœur. C'était sa sœur. Le patron lui jeta un regard presque désolé.

— C'est un monstre. »

La jeune femme recula d'un pas, pétrifiée. Secouant négativement la tête, elle entendait les mots du Patron résonner dans sa tête. Un monstre... Ce n'était pas elle le monstre ! Pas elle... En es-tu sûre... Ton frère est peut-être le mal absolu, mais tu as causé autant de mal que lui... Hansel qui se rendit compte du trouble de sa sœur en profita pour asséner le coup de grâce.

— Gretel, ils se sont servi de toi pour m'obliger à rester avec eux durant ces quatre siècles, m'obliger à chasser les sorcières, à risquer ma vie tous les jours.

— Tais-toi, Hansel, je t'en supplie tais-toi.

— Pourtant c'est la vérité sœurette... Ils nous ont utilisés durant tout ce temps.

— Pas Valentin, pas Blanche... Et tu l'as tuée !

Blanche avait même voulu l'aider, Blanche l'avait prévenue...

Le jeune homme poussa un soupir las mais alors qu'il allait répliquer quelque chose, la jumelle bondit sur ses pieds, pour hurler avec véhémence :

— Tu as tué Blanche !

— À nous deux, lorsque nous aurons accompli notre destiné, nous pourrons la ramener.

Gretel secoua la tête. Elle avait déjà eu à faire à des nécromanciens et à leurs créatures. Blanche ne serait plus Blanche !

Des larmes coulaient sur ses joues, un torrent infini de douleur à l'idée de la perte de son amie, de sa compagne, de son amante. Ses jambes se dérobèrent et des genoux rencontrèrent le sol violemment. Sa fierté, son assurance, son instinct de survie... Tous se brisèrent. Que la chair de sa chair, sa moitié, son âme jumelle ait tué celle qu'elle aimait... C'était trop. Les perles salées inondaient son visage.

Hansel s'agenouilla à côté d'elle et sans lui laisser l'occasion de se dégager, il la saisit pris dans ses bras en une étreinte qu'il voulait apaisante. Gretel tenta de se débattre une fois, rouant son torse de coups de poing. Mais ses larmes et son chagrin eurent raison d'elle. Ses coups perdirent en intensité jusqu'à que sa main ne finisse de s'accrocher à l'avant-bras de son frère, ses ongles s'enfonçant dans sa chair. Elle continuait de sangloter tandis qu'il resserrait l'étau de ses bras autour d'elle pour la serrer contre lui.

— Tu l'as tuée... » répétait-elle.

Et ses larmes redoublèrent. Elle le haïssait. De toute son âme, de tout son corps, de tout son cœur. Parce qu'il lui avait brisé ce même cœur. Pourtant, c'était dans ses bras qu'elle se réfugiait. Dans les bras de son assassin. Mais il ne lui restait plus rien d'autre. Plus rien hormis son frère ou le monstre qui avait pris sa place. Dans cette étreinte c'était le premier qu'elle retrouvait et elle en oublia le second. Juste le temps d'évacuer sa peine. Le souvenir d'un frère.

Il l'avait tuée.

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