Chapitre 3

Voulant éviter les grandes artères, Eric s'engage sur les voies secondaires, voire tertiaires. Rapidement, la voiture se trouve bloquée derrière un camion de déménagement dans une rue étroite à sens unique.

La blonde ricane au soupir du lieutenant.

— Vous auriez dû mettre le gyrophare sur l'avenue, on serait déjà au poste.

Deulion éteint le moteur et rétorque, revanchard :

— Ce ne serait pas très respectueux des usagers d'utiliser un dispositif d'urgence quand il n'y a pas d'absolue nécessité.

Il voudrait conclure avec une insulte, du genre « petite conne ». Mais ce ne serait pas très professionnel.

Rosie souffle comme une enfant, les joues gonflées.

— OK, chef, on fait quoi maintenant.

Ce « chef » réveille l'égo d'Éric.

— On va en profiter pour faire le point sur l'enquête. Vous êtes bien là pour vous immerger dans notre quotidien, non ? Ça tombe bien, pas besoin d'un bureau pour cela.

Comme hypnotisée par le spectacle du camion qui se vide dans une chorégraphie d'art contemporain, Rosie écoute le discours de Deulion d'une oreille distraite.

« Notre victime, René Deloustal, a connu son heure de gloire dans le monde paysan au début des années 2000. Cet éleveur porcin, fils et petit-fils d'éleveur porcin, se montre vite très actif au sein de la Confédération Paysanne et participe même, aux côtés de José Bové, au très médiatique démontage du Mc Do de Millau en août 1999. Fort de cette soudaine notoriété locale et de ses appuis au sein des syndicats d'agriculteurs, notre homme milite pendant plus de dix ans pour la création d'une IGP Saucisson de Lozère. Battu sur le fil par le département voisin de l'Ardèche qui l'obtiendra en 2011, il plaque tout. Sans femme, sans enfant, sans IGP, il prend sa retraite et vend son exploitation à un camarade de lutte. Depuis il habite aux Couillalères, un lotissement au nord de la ville où il s'est fait construire une modeste maison. Enfin, il habitait, je veux dire. »

Rosie pique du nez à plusieurs reprises mais le lieutenant poursuit son exposé, imperturbable.

— L'adjoint Boutifarro a fouillé son domicile mais n'y a trouvé que des factures et autres babioles sans importance. Le type passait la plupart de son temps à jouer aux cartes au bistrot Le Felino. J'enverrai Berthier demain matin poser quelques questions aux habitués et à ses partenaires de belote.

— Un meurtre, comme ça, à 11h30 du matin et personne n'a rien vu ? remarque Rosie qui, au final, ne dormait pas.

Eric hausse les épaules.

— On est en Lozère, vous savez.

— Je vois plus de monde dans ces rues qu'à Guéret pourtant.

— C'est le festival Marvelove. Mais dès dimanche, vous verrez, la Lozère redeviendra la Lozère. D'ailleurs, nous n'avons même pas de laboratoire ou d'antenne médico-légale dans les parages et nous avons dû faire transférer le corps et l'arme du crime à Montpellier.

La blonde hoche la tête d'un air entendu – Creuse et Lozère, même combat – invitant Deulion à continuer.

— Ils sont en sous-effectif sur toute la période juillet-août et le légiste que j'ai eu au téléphone m'a clairement fait comprendre qu'il avait d'autres chats à fouetter. Les premières conclusions ne seront pas disponibles avant vendredi matin.

Eric s'éclaircit la gorge, il aurait dû prendre une bouteille d'eau par cette chaleur.

— Quant au saucisson, il est en route pour l'AMAL de Guéret. C'est la première fois que je bosse avec eux, ils m'ont promis des infos pour demain soir. Comme il voyage en bagnole, il a mis deux fois moins de temps que vous à arriver. Amusant, non ?

— Très amusant en effet, répond Rosie en détachant toutes les syllabes. Sinon, vu qu'il est 17h30, on est toujours en service ou pas ?

Devant eux, le camion n'a pas bougé d'un centimètre, au grand désarroi d'Eric.

— Officiellement oui, mais là je doute qu'on soit très utiles à nos concitoyens...

A ces mots, la blonde claque la portière derrière elle et sort du champ de vision du lieutenant de police, qui reste scotché, la bouche grande ouverte.

Ni « au revoir », ni « à demain » ou même « merci, bonne soirée », juste un cul dans le rétro, puis plus rien.

Les premières notes de « ça plane pour moi » sortent Eric de sa torpeur et Albert lui apprend qu'aucune chambre n'est libre dans un rayon de trente kilomètres autour de Marvejols. Foutu festival ! Couvrant la voix d'Aline, Bouti suggère que le lieutenant héberge la stagiaire dans son logement de fonction.

La belle idée, vivre avec cette peste jour et nuit, non merci ! Mais comme Rosette, dite « Rosie », a disparu, il reste une chance qu'elle ait anticipé son séjour et réservé une location dans le coin, peut-être dans le quartier d'ailleurs. Curieux de vérifier cette hypothèse prometteuse, Deulion se penche par la fenêtre pour inspecter les bâtiments alentours et écrase son nez sur le nombril blanc de la blonde qui a noué les pans de son chemisier au-dessus.

— Soyez pas si pressé, chef ! J'ai une surprise pour vous...On est bloqués, autant en profiter.

Elle présente fièrement deux pintes en plastique bien fraîches. Pris de panique, Eric ouvre la portière, bousculant Rosie. Il la tire par le bras et l'assoit sur ses genoux, renversant une partie du liquide doré sur leurs cuisses.

— Vous êtes vraiment un rapide, rigole-t-elle. Mais ça va calmer vos ardeurs, la bière froide.

Coincée entre les jambes de Deulion et le volant, elle pose les verres sur le tableau de bord et se contorsionne pour rejoindre son siège. Peut-être qu'au passage, elle a passé sa main sur quelque partie sensible, mais elle ne l'a vraiment pas fait exprès. Vraiment. Rosie sort un paquet de mouchoirs de son sac.

— Je vous essuie, chef ?

Eric ne l'avait pas remarqué, mais la bière a trempé une partie du chemisier blanc de la stagiaire, qui vire au transparent.

Il doit s'infliger une énorme claque mentale pour chasser toute idée de geste non professionnel mais peine à détacher ses yeux du galbe arrondi que souligne le tissu mouillé, collé à la peau de la fille.

Son regard dérive finalement sur les deux bières posées sur le tableau de bord, à la vue de tous. Enfin, de tous... Dans cette ruelle, il n'y a personne à part les deux déménageurs dont on se demande s'ils termineront un jour leur boulot.

— Des bières en plein service ! Mais vous êtes malade ! souffle-t-il. Tout le monde peut nous voir!

Il saisit les gobelets et les dissimule en vitesse sous le volant.

— Vous aviez dit qu'on avait fini la journée, et puis j'ai tout prévu pour passer inaperçu.

Elle sort deux pailles de sa poche arrière et les agite devant le nez de Deulion en riant.

— Avec ça, on se fera moins remarquer, conclut-elle d'un ton conspirateur.

L'idée est totalement incongrue mais il doit admettre qu'il crève de soif par cette chaleur.

Elle se penche et récupère un des deux verres entre les pieds d'un Eric médusé. Peut-être qu'au passage elle a écrasé un sein sur sa cuisse, mais elle ne l'a vraiment pas fait exprès. Vraiment.

Rosie serre la pinte entre ses mains pour cacher son contenu au maximum et commence à aspirer rapidement. Il l'imite et boit le tout d'une traite pour se débarrasser des preuves au plus tôt.

Rosie le fixe, interdite et amusée.

— Mais vous êtes fou de boire de la bière à la paille si vite, vous allez être complètement bourré !

La prédiction se réalise sur le champ, il sent des premiers signes d'ivresse. Un comble au volant du Berlingo bleu marine des forces de l'ordre ! Avant que tous ses réflexes ne l'abandonnent, il démarre la voiture et la gare sur le bas-côté – reste à savoir pourquoi il n'a pas eu cette idée plus tôt. Il est trempé, la voiture pue l'alcool, pas moyen de revenir au poste aujourd'hui. Ils rentreront à pied, ce sera plus rapide de toute manière.

Il dévale la rue à toute allure, espérant que personne ne le remarque. Rosie le rattrape et lui saisit le poignet.

— Attendez ! Dites-moi au moins où je dors ce soir.

— Chez moi, annonce-t-il sèchement sans la regarder.

— J'en ai connus des rapides, mais là chef, tu bats tous les records ! rigole-t-elle franchement.

— On se tutoie ?

— C'est peut-être opportun si on couche ensemble.

Eric n'en croit pas ses oreilles. Une heure qu'il la connaît et cette fille s'est déjà à peu près permis toutes les gradations de l'impertinence. Il est temps de reprendre le contrôle.

— Madame Lescure, je pense que nous pouvons partager mon logement quelques nuits, juste le temps du festival et faire en sorte que notre relation reste tout à fait professionnelle.

— Oui, chef ! Mais y a pas d'hôtel dans votre patelin ? Le commissaire Justin m'avait assuré que je n'avais à m'occuper de rien.

— Mais vous avez une chambre, chez moi... hésite-t-il. Enfin, j'habite dans un studio...

— Dans un studio ? hurle-t-elle. Non mais vous vous foutez de moi !

Eric s'arrête brusquement et la prend par les épaules pour la calmer.

— Je croyais qu'on se tutoyait ? Et puis quatre nuits dans un studio, c'est pas la mort.

— Franchement, avec ce coup tordu pour me mettre dans votre lit, je n'ai plus du tout envie de m'amuser. En vérité, vous me faites flipper !

— P... Pardon ? bafouille Eric, qui a du mal à suivre, déboussolé par les sautes d'humeur de la jeune femme.

— Vous êtes seul, alors que les flics se baladent au moins par deux, vous choisissez des itinéraires bis, et vous m'annoncez que je vais dormir chez vous dans votre studio. J'imaginais que vous aviez une grande maison où j'aurais eu ma chambre et ma salle de bain... Mais que dalle ! Hors de question que je vous suive chez vous, sale barjot !

Rosie, ulcérée, son sac sur les épaules, fait demi-tour et remonte en direction de la voiture.

— Attendez, s'il vous plait. Laissez-moi vous expliquer.

Eric est bien forcé de reconnaitre que les apparences sont contre lui. Avec sa presque pinte, presque cul sec, il est à deux doigts du bad trip. Il se pose sur le capot d'une voiture et se frotte le visage pour retrouver ses esprits. Putain ! C'est SA journée, SON meurtre, SON enquête, et voilà que cette folle pourrait lui coller un procès au cul pour harcèlement sexuel tout ça parce que son adjoint n'a rien foutu depuis dix ans !

Une main tire sur son avant-bras, des ongles peints d'un gris mat.

— Suis-moi ! On se prend une autre bière tu m'expliques ces conneries, d'accord ? ordonne Rosie.

Elle l'entraîne dans le premier PMU venu. Devant une autre pinte, dans un vrai verre cette fois, il lui raconte son père, sa mère, l'absence de vocation, le classement, l'affectation, Berthier, Bouti, les chambres d'hôtel et les locations touristiques prises d'assaut pendant la durée du Marvelove. Rosie hoche la tête, sourit et rit aussi parfois.

— Il est bien ce festival ?

— Aucune idée.

— Allons y faire un tour !

Les premières notes de la Cucaracha s'échappent de la veste du policier. C'est Justin. 19h30. Eric passe en mode vibreur et range l'appareil dans sa poche en souriant. Ce vieux chameau de commissaire le teste pour voir s'il va décrocher son téléphone en dehors des heures ouvrées.

— Mouais, pourquoi pas ?

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