Chapitre 1

Mercredi 1er juillet : les journées en Lozère s'étirent comme... les fils de fromage d'une fondue savoyarde.

Eric referme son carnet de pensées quotidiennes. Un coup d'œil rapide à l'horloge : il lui reste encore sept heures pour trouver mieux. Il a déjà descendu trois cafés, pondu sa phrase du jour et il n'est même pas dix heures du matin. Putain, sept heures à tuer, quatre-cent vingt minutes, vingt-cinq mille deux cents secondes. Il connaît la table des soixante sur le bout des doigts, voilà au moins un truc qu'il aura appris à maîtriser durant son exil dans ces contrées reculées où on lui avait garanti douceur de vivre et épanouissement professionnel.

La qualité de vie, mon cul ! En Lozère, cette promesse ressemble plutôt à une vaste arnaque pour tenter de ralentir le TGV de l'exode rural. La vérité ? Eric est seul et il s'emmerde chaque jour, depuis bientôt six mois qu'il dirige le minuscule commissariat de ce bled de 4 500 âmes, au fin fond du département le plus paumé de France. Marvejols : première affectation, destination finale.

Un enchaînement de circonstances tout à fait improbable, digne d'un film de Claude Zidi, l'avait propulsé dans cette galère. Il avait tout d'abord promis à son commissaire de père, atteint d'une maladie aussi soudaine qu'incurable, d'embrasser à son tour une carrière policière. Le jeune diplômé de droit n'avait pas trouvé le courage de dire non à cet homme qu'il idolâtrait, si faible dans son lit d'hôpital, et avait déposé dans l'heure son dossier d'inscription à la formation d'officier. Sauf qu'au bout de huit mois, le moribond avait miraculeusement guéri et préféré prendre la poudre d'escampette, abandonnant femme et enfant à leur stupéfaction, pour rendre grâce au Très-Haut – dont les voies sont décidément impénétrables, mais plus loin, de l'autre côté de la Terre. Une bonne sœur de vingt ans sa cadette, intermittente du spectacle du côté de la place Blanche, l'avait accompagné dans sa retraite spirituelle.

Absorbé par le soutien à sa mère dépressive, il avait juste trouvé la force morale de se hisser à l'avant-dernier rang du concours. Un échange d'affectation plus tard avec un camarade de promo désireux de se rapprocher de sa petite amie ariégeoise, il débarquait à Marvejols, deuxième ville de Lozère, lui, Eric Deulion, à la tête d'une antenne de la police du haut de ses vingt-six balais. Soupir.

Ce flashback douloureux lui a quand même permis de gagner dix grosses minutes et Notre-Dame-de-la-Carce sonne enfin la pause-café. Il perçoit le pas lent et louvoyant de Claude Boutifarro qui vient de quitter les toilettes après y avoir passé une bonne heure. Dans le couloir, les bottes en imitation croco du premier adjoint ne claquent pas, elles sifflent. De sa démarche de couleuvre, le quinquagénaire dégingandé se dirige vers l'espace de convivialité, bien décidé à ne pas être en retard une seconde fois dans la journée.

Lorsque Deulion le rejoint, Bouti est seul à la table et attend qu'on lui coule un allongé.

— Bonjour Lieutenant, attaque-t-il alors qu'Éric lui glisse dans les mains un gobelet fumant.

— Salut Claude, où sont les autres ?

— Albert doit bosser, je suppose.

Comme d'habitude, Bouti a dû refiler ses dossiers au second adjoint, au sens propre du terme, en les posant sur le bureau et en s'éloignant discrètement. Ce type est à la paresse et à la procrastination ce que la Tour Eiffel est à notre belle capitale, un monument de renommée internationale.

— Jonathan et Jennifer ?

— J'sais pas, souffle Claude, visiblement épuisé par la conversation.

Le lieutenant pose la question pour la forme, les deux agents se répartissent en général les missions de proximité du commissariat : accueil, aide à la circulation, gestion des animaux dangereux. Pas vraiment l'amour du risque, mais ils font leur boulot consciencieusement. Et là, avec le MarveLove Festival qui commence cet après-midi et ses trois mille visiteurs attendus, ils doivent être sur le pied de guerre pour superviser le balisage des artères principales de la ville.

Alors qu'Eric s'apprête à embrayer sur l'avancement des affaires en cours, Aline Berthier fait irruption dans la salle en gesticulant, le visage rougeaud, son portable à la main.

— Patron, il s'est passé un truc !

— Quoi, Albert ? On a aperçu un être humain dans les rues après 21h ?

— Arrêtez patron, c'est pas drôle. Jenny nous attend place du Soubeyran. Il y a un cadavre. Homicide.

S'il s'attendait à ça... La voilà peut-être cette affaire qui le fera sortir de l'ennui et lui permettra – on peut toujours rêver – de quitter un jour ce trou à rats.

Après un rapide passage dans leurs bureaux respectifs pour ajuster les tenues vestimentaires et récupérer le matériel d'intervention adéquat, les trois policiers s'installent dans ce fleuron de l'automobile française qu'est le Citroën Berlingo II. Berthier prend le volant, Eric la place du mort. Ils ont à peine rejoint l'avenue du Chayla que Bouti somnole déjà à l'arrière.

Moins d'un kilomètre plus loin, le véhicule stationne à proximité de l'imposante porte médiévale du XIVe siècle. Conducteur et copilote s'en extraient promptement et se dirigent vers Jennifer qui, secondée par Jonathan, a entrepris de délimiter la zone à grand renfort de rubalise. Le dispositif suffit amplement à maintenir les badauds à distance respectable de ce surprenant spectacle.

Un sexagénaire chauve, vêtu d'un marcel crème, d'une salopette bleue élimée aux fesses et d'espadrilles rouges usées jusqu'à la trame, repose à plat ventre, une joue écrasée contre le goudron, le bras droit tendu au-dessus de la tête. Rides creusées, sourcils froncés, bouche grande ouverte et écume aux lèvres, son visage semble pétrifié dans une expression de colère intense, comme si son cri avait été brutalement stoppé par le couteau de cuisine planté entre ses omoplates. Eric ne peut s'empêcher de penser à une statue de la Liberté grotesque qui se serait effondrée là, ivre morte. Sauf qu'en guise de flambeau, les doigts de la victime enserrent fermement un long saucisson sec...


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La suite de cette romance écrite à 4 mains et deux cerveaux est à lire sur le compte @ytruof

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