Chapitre 6

 J'eus dans un premier temps sérieusement envie de vomir. Pour plusieurs raisons à la fois : d'abord parce que l'homme qui me tenait avait obtenu tout ce qu'il voulait – c'est-à-dire moi et la mort de mes hommes, ensuite parce que j'étais obligée de le toucher pour rester éveillée et enfin parce que je me trouvais au sein du clan le plus détesté du monde où, si les rumeurs étaient vraies, étaient réunis tout un tas de personnes ayant des dons hors du commun, faisant d'eux des individus extrêmement dangereux.

Mais je ne laissai rien paraître de ma faiblesse et face à sa phrase d'accueil qui sonnait faux, je lui rendis un regard blasé, comme si j'étais plus agacée qu'autre chose. Je ne savais pas vraiment quoi faire d'autre : lui demander de me relâcher aurait été inutile et pathétique, lui demander des réponses aurait prouvé que j'ignorais des informations et lui envoyer mon crâne dans le menton m'aurait obligée à le lâcher et donc à tomber dans les pommes à mon tour. J'étais coincée.

Je n'avais pas d'autre choix que d'attendre bien sagement qu'il accepte de parler de lui-même. Pourquoi m'avait-il gardée en vie ? Je suppliais le ciel pour que ce ne soit pas à cause d'un fantasme tordu. Et où étions-nous ? J'avais l'impression que le sol bougeait mais il faisait très sombre dans la pièce et il n'y avait pas de fenêtre donc je n'étais pas sûre. Et puis surtout, pourquoi ne pouvais-je par me séparer de son contact ? C'était sûrement l'information la plus importante, car c'était elle qui m'empêchait de fuir.

Je me rendis soudain compte que, tout ce temps où ni lui ni moi ne parlions, il m'avait fixée avec attention. Ses yeux me scrutaient si intensément que j'eus du mal à soutenir son regard après en avoir pris conscience.

Mais je tins bond et ne me dérobai pas. Elora Guana, cette femme que j'étais devenue, ne baissait les yeux devant personne, elle était forte, presque indestructible, et ce n'était pas un simple regard d'un bleu glacial et d'une intensité spectaculaire qui la feraient plier.

J'ignorai cette petite voix au fond de ma tête qui me demanda si je pouvais toujours me considérer comme étant cette Elora. Après tout, tout ce qui m'avait permis de construire ce personnage avait disparu : plus de masque, plus de force (j'étais forcée de me coller à un homme pour tenir debout) et plus de couches de vêtements pour rendre ma silhouette imposante.

Je tiquai après cette dernière remarque intérieure : je n'avais plus de manteau chauffant, plus de pulls, plus de polaire, un simple débardeur, un simple legging et pas de chaussettes. La panique immergea instantanément mes veines. Je me mis à fouiller les dernières poches qu'il me restait. La première était vide, la seconde aussi. Le cœur battant, je palpai le dernier endroit susceptible de dissimuler mon bien le plus précieux.

Avec soulagement, je sentis contre mon mollet le plastic de mon portable. Je me doutais qu'il n'y aurait pas de réseau ici et je savais que les autorités ne pourraient pas me retrouver parce que ce gadget était in-traçable. Mais il n'en demeurait pas moins mon trésor.

- Qu'est-ce que tu fais ? Demanda soudain le chef, à deux centimètres de mon oreille.

Je luttai pour ne pas sursauter et montrer qu'il m'avait prise par surprise et me redressai comme si de rien n'était :

- Je vérifiai que je n'étais blessée nulle part.

Il me lança un de ces regards, pour me faire comprendre qu'il n'en croyait pas un mot. Mais je ne tentai pas de m'expliquer davantage : soit il s’accommodait à ma réponse, soit il allait se faire voir. Je n'allais pas me justifier pour chacun de mes faits et gestes ! C'était moi la prisonnière ! Moi l'endeuillée ! Donc pas question de faire tout ce qu'il attendait de ma petite personne ! Il pouvait toujours rêver !

Finalement, comprenant que j'étais du genre têtue, il soupira et fit mine de s'asseoir. Comme je n'avais pas trop le choix, je suivis son mouvement, redoutant le moment où mon simple legging rencontrerait la surface gelée du sol. Pourtant, une fois par terre, je ne sentis pas de morsure douloureuse. C'était très étrange : je sentais que le sol était froid, mais ça n'était pas désagréable. Moi qui était du genre frileuse de chez frileuse, ce type de sensations était pour moi inédit !

Et je fis quelque chose que je ne faisais plus depuis très longtemps : je laissai entrevoir, rien que quelques secondes, ma surprise. Et je compris immédiatement que ces simples secondes étaient déjà de trop. Mon visage se ferma en un temps record, mais il était trop tard : le mal était fait. Cet homme, au regard perçant savait à présent que j'étais déstabilisée. Or, la déstabilisation était un signe de faiblesse.

- Elora, je peux t'appeler Elora ?

Autre surprise : où avait-il appris ce nom ? Mais cette fois, je contrôlai mes émotions et lui répondis par un silence.

- Je vais prendre ça pour un oui. Donc Elora, j'ai une première question à te poser.

Il insista sur le « première » afin de me faire comprendre que d'autres suivraient. Aussi, j'eus toutes les peines du monde à ravaler mon gémissement d'ennui. Si je n'avais pas envie de parler, je ne parlerais pas. Un point c'est tout. Il allait juste perdre son temps. J'espérais cependant que le fait que nous restions dans ce contact prolongé me permettait de recharger mes batteries.

- Tu es très sensible au froid... je me trompe ?

Cela tenait plus de l'affirmation que de la question mais soit, je ne voyais pas de danger à y répondre. Et si échanger avec lui permettait de me faire gagner du temps et de reprendre mes forces pour filer à l'anglaise dès qu'il aurait le dos tourné, soit. Espérons que toutes ses questions seraient aussi faciles !

- Oui, j'ai toujours été frileuse.

- Tu en connais la raison ? Rebondit-il automatiquement ;

- Ma constitution n'est pas faite pour subir des températures si basses. J'ai des origines latines, mes ancêtres étaient habitués à la chaleur, c'est resté dans mes gênes.

Enfin, c'était ce que les dix différents médecins que j'avais consultés m'avait sorti. Et si c'était vrai, bon sang, quelle poisse d'avoir une génétique aussi déconnectée de la réalité ! Le chef des Évolués me dévisagea longuement avant de continuer :

- D'autres personnes de ta famille craignaient le froid ?

- Non.

Voilà pourquoi je ne m'étais pas contentée d'une seule visite chez le médecin : je voulais bien croire la théorie de l'hérédité, mais le hic, c'était que j'étais la SEULE de mon entourage à m'évanouir si j'enlevai mon pull dans le salon. Pour un handicap, c'était un handicap ! Heureusement, mes missions avec la police G m'avaient permis de ne plus avoir à enlever mes vêtements sauf pour me laver. Aussi, ce genre de situations gênantes ne m'étaient plus arrivées depuis un baille.

Mais il était vrai que le contexte actuel était particulièrement étrange maintenant que j'y songeais : j'étais dans une tenue légère, une tenue que je n'avais jamais portée, tout simplement parce qu'elle ne me couvrait pas assez pour permettre à mon corps de ne pas tomber en hypothermie. Pourtant, j'étais là, consciente, et je ne grelottais pas.

Une petite voix me chuchota que cela venait sûrement des pouvoirs de l'Évolué, mais l'autre refusa de croire en ces sornettes, toutes droit sorties des contes de fées.

Le chef sembla méditer sur mes réponses. D'un côté, je ne voyais pas d'inconvénient à ce qu'il s'interroge sur résistance au froid. D'un autre, son intérêt me forçait à me méfier de ces informations. Et s'il cherchait un bon moyen de me torturer pour me faire parler ? Et s'il voulait pouvoir me tuer dans la pire des souffrances ? Mon esprit était fertile lorsqu'il fallait imaginer le pire. Et c'était avec tristesse que je le constatai, mais le pessimisme était une des meilleures armes contre les mauvaises surprises et permettait bien souvent d'éviter ce pire.

Nous vivions dans un monde où la joie n'était plus qu'un rayon de lune au milieu de la nuit : clair, beau, mais sombre et presque oublié. Imaginer le pire était devenu commun pour chacun, car le pire arrivait souvent et il fallait être préparé.

- Est-ce que tu as déjà vécu des situations étranges ? Demanda soudain le chef, perçant le silence.

Je le scrutai sans comprendre sa question :

- Étranges comment ?

- À toi de me le dire, quand je te pose cette question, qu'est-ce qui te vient à l'esprit ?

Je réfléchis quelques secondes et repensai à ma vie. Des choses étranges ? J'en avais vécues des tas. Mais je n'étais pas sûre que c'était l'étrange dont il voulait parler : j'avais vu des gens se tuer sans en comprendre la raison, j'avais dû me battre contre des créatures inimaginables après que notre Jeep soit tombée en panne près d'une forêt de stalagmites – un de mes pires souvenirs qui me faisait sans cesse redouter ce qu'on pouvait trouver à l'intérieur, j'avais dû accepter des nouvelles terribles et survivre à des jours et de nuits sans sommeil à regarder la route défiler derrière le par-brise.

Encore une fois, je doutais que c'était l'étrange qu'il voulait aborder.

Tu connais une situation étrange, étrange comme il veut.

Ma conscience fit soudain accélérer les battements de mon cœur. Les mots qu'elle me murmura forcèrent mon esprit à repenser à ce qu'il cherchait chaque jour, en permanence, à oublier. Des brides de souvenirs passèrent derrière mes rétines, floues, brusques, éphémères. Je vis de la glace s'effondrer, j'entendis des cris, des cris partout. Je sentis une chaleur autour de moi, une chaleur inhabituelle et ô combien réconfortante.

« AGUNA ! Arrêtes ! »

La glace tomba plus vite dans un vacarme abominable. Une glace qui se mêlait à la neige mais qui fendait la terre. Une glace dangereuse, une glace destructrice et infernale qui se fracassait contre le sol dans un concert alarmant de tonnerre et de hurlements.

« Maman ! Papa ! »

Mon corps se mit à trembler alors que la chaleur ne cessait de monter sans que ne puisse la contrôler. Je voulais avoir froid, je savais que ce n'était pas normal, je savais que c'était mal mais je n'arrivais pas, je n'arrivais pas à empêcher ça. J'étais comme dans une transe.

« Protèges-la Della ! Sauves-la ! »

Cette dernière phrase me fit perdre toute lucidité. J'étais là bas, j'étais enfant, la mort m'entourait, m'enfermait, elle annonçait son arrivée en tapant des pieds pour être sûre que tout le monde l'avait bien entendue et prenait le temps de la craindre.

« Della ! Non ! Non ! Non ! »

Une migraine explosa dans ma tête. J'eus l'impression de tomber. De tomber dans une chute sans fin. J'ouvris alors les yeux : je n'étais pas dans la glace. Je n'étais pas sous la neige, le sol était stable et un silence assourdissant régnait dans la salle. Mon cœur ralentit. Mon souffle se calma et peu à peu, ces images que je tentai d'ignorer chaque jour commencèrent à disparaître. Je me concentrai pour les effacer complètement et quand ce fut fait, j'avais l'impression que ma tête était entièrement vide. Pendant quelques secondes, je me frottai les tempes sans faire attention aux alentours mais un détail perturba mon calme enfin recouvré : une main, une main caressant mon épaule.

- HEIN ?

Je me levai d'un bond, malheureusement, je me rappelai, une fois debout évidemment, que j'avais un petit problème d'énergie. Je fus prise de vertiges, un froid sans nom m'attaqua. Je me mis à convulser et au moment où j'allais m'écrouler – pour la deuxième fois – le chef se leva, rapide comme l'éclair et m'attrapa par les épaules. Il me força à m'asseoir et m'adossa contre son torse.

Là, c'en était trop.

- Je te préviens. Quand j'aurais repris des forces, je te tuerais. Je ne sais pas encore comment, mais je te tuerais. Je vais réfléchir à toutes les façons qui pourraient te faire le plus souffrir et ensuite je les exécuterais unes à unes en te regardant crier avec un grand sourire. Et je préfère te dire que j'ai beaucoup d'imagination en ce qui concerne la torture et je sais comment conserver une personne vivante assez longtemps pour qu'elle ne pense plus qu'à la mort.

Voilà, c'était dit. Je ne dépendais de personne, je ne me laissais faire par personne, je n'étais la marionnette de personne et là, là j'avais pourtant l'impression du contraire. C'était atroce.

- Tu pourrais me brûler vif si tu veux, j'ai une très mauvaise tolérance à la chaleur... souffla-t-il contre mon oreille.

Je sentis son sourire alors qu'il parlait. Il se moquait de moi.

- C'est vrai que l'idée me tente de te voir rôtir sur un bucher. Peut-être qu'ensuite je pourrais donner ta dépouille à des rats ?

- Ça ne m'étonne pas que l'idée du feu te plaise autant, susurra-t-il ;

- Non mais c'est quoi ton problème ?

J'essayai de m'éloigner mais il me maintint contre lui. Quelle humiliation.

Alors que je digérai la situation, ma position et ma faiblesse intolérables, le silence se fit entre nous. Ce qui n'était pas pour me déplaire. Ça me permettait pour quelques instants d'oublier sa présence.

- En tout cas, j'ai eu ma réponse, déclara-t-il ;

- Quelle réponse ?

- Tu as déjà vécu des choses étranges.

Je ne dis plus rien. Quelques minutes passèrent et je retenais ma respiration, redoutant que ses questions deviennent plus dangereuses et ses actes plus menaçants. Tout-à-coup, par une petite pression sur mes bras, il me fit me lever, gardant une main accrochée à mon coude.

- Très bien, je crois qu'il est temps de te présenter ton nouveau clan Elora.

Encore une fois, je restai muette. Essayant de masquer ma panique : si je rejoignais les autres, je ne pourrais plus fuir, c'était ma dernière chance et j'étais coincée ! Je lançai des regards partout dans la pièce mais l'obscurité m'empêchait de trouver une quelconque solution. Le chef surprit mes regards et sourit :

- Tu ne m'échapperas pas. Ta place est ici maintenant, petite frileuse.

Et en entendant ce surnom, je sus, au plus profond de moi, sans en connaître la raison, que lui avoir parlé de ma faible résistance au froid était une erreur. Car j'avais appris à décortiquer les paroles des autres, à les analyser. Et il était clair qu'il était persuadé d'avoir un atout que je n'avais pas. C'était inadmissible et terriblement dangereux...

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