Les Évènements
La dureté du mur torturait son corps. La froideur de la pierre piquait sa peau quand il voulut bouger son bras. Le dos courbé et les mains posées sur ses genoux, il fixait désespérément le sol à la recherche d'un nouveau souffle. Sa respiration s'écourtait effrayamment : elle s'arrêtait, puis revenait en s'allongeant, tel le hoquet d'une locomotive qui se met en marche. Son cœur cognait frénétiquement contre sa cage thoracique à la limite de l'implosion. Ses muscles brûlaient douloureusement une vive énergie qui coulait dans ses veines. La course avait été folle pour leur échapper. Il avait entendu une voix. Une voix à l'accent lisse et élégant, l'accent des plus grands de ce monde. Il savait qu'il était petit et il savait que les grands ne sont jamais tendres avec les petits. Aussitôt qu'il avait entendu : « Vous ! Arrêtez-vous ! » sans en avoir réellement conscience, il avait couru.
Un souffle d'air fouettait son visage et un parfum venait avec. L'atmosphère était imprégnée d'une odeur de moisissure, de pierre humide et de miasme qu'exaltait un dépôt de terre et d'eau en décomposition. Il inspira profondément. Il avait vaguement esprit de s'être caché dans une grotte. Un océan de ténèbres inondait ce trou. Les traits étaient brouillés et les contours, flous. Les ténèbres étaient plus épaisses encore que celles qu'il avait pu déjà connaître. Il ne voyait ni le sol ni le plafond ni la forme de ses doigts. Il se redressa et s'appuya avec gratitude contre les parois de la grotte. Leur solidité le rassura un instant, sans qu'il ne parvienne à expliquer pourquoi. Une brise fraîche se leva : elle semblait montée des entrailles de ce trou. L'air calmait peu à peu le vertige de sa course. Il suivait le mur en l'effleurant du bout des doigts. Il caressait le relief de la pierre qu'avaient émoussés l'eau et les saisons. Il s'arrêtait, plus d'un instant, la main ouverte, au-dessus des bosses de la roche. Le silence de plomb, qui pesait sur cette atmosphère étrange, n'était fendu que le bruit aiguë de sa forte et pénible respiration, se recomposant peu à peu. Ses doigts apprécièrent le toucher de la matière dure et froide. Il ferma les paupières.
- Traite ! Hypocrite !
Sa main, qui glissait contre les bosses de la pierre, alors qu'il fut surpris, ripa. Il s'égratigna contre le mur. Le silence avait été brisé : comme un éclair, cela fut. Une voix s'était levée, puis une autre était apparue.
- Omar, calme-toi.
Il recroquevilla sa main endolorie : sa peau pulsait de douleur, sa chair rougissait et ses tissus gonflaient. Son visage prit feu, ses oreilles bourdonnèrent et son corps entier fut transi d'un mal insensible : il se maudissait lui-même. Il ouvrit ses grands yeux noirs, battit ses longs cils de chameau et s'étonna : l'obscurité semblait s'être évanoui tel un écran de fumée dissipé par le vent. Finalement, il aperçut, postés dans un coin de ce trou, ses deux compagnons.
- Me calmer ! Scande l'interpellé, sans d'autres détours, en prenant un ton dur et avec des accents de colère dans la voix. Je ne peux pas ! Toi non plus, Nabil, tu devrais ne pas pouvoir.
Il se redressa, un peu plus. Ses cuisses se raidissaient, ses genoux se verrouillaient, ses chevilles se maintenaient : ses jambes, encore ankylosées par le froid, doucement tremblantes, étaient droites. Son dos suivit, et il sentit une différence. Son corps reprenait contenance.
- Saïd a ses raisons. Résume Nabil, avec un timbre faible et doux, avec un timbre devenu murmure, l'œil vide et le teint pâle, comme en exposant une logique implacable que personne ne voulait entendre, à la manière de Galilée soutenant l'héliocentrisme. Sa femme est enceinte, elle attend leur troisième enfant.
- Une femme, des enfants ! S'écrit Omar, immédiatement possédé par une fureur sans nom et désespérée. Nous avons tous une femme, des enfants ! Une mère, un père, des gens qui nous aime et que nous aimons ! Nous n'avons pas trahi, pour autant !
Monté sur toute sa hauteur, le dos droit et la nuque nerveuse, pris d'une soudaine anxiété, il se permit de poser un regard sur son ami. Omar avait la colère aisée, il le savait. La colère était entremêlée à ses fibres : les deux étaient tissées ensemble comme les mailles d'une grosse écharpe. Cette colère qui coulait dans ses veines, avec son sang, c'est elle ! elle qui l'avait menée à s'engager. Aujourd'hui, il reconnaissait ce visage, même dans la pénombre. Omar avait les lèvres pincées, la mâchoire tremblante et le visage gonflé. Ses yeux se plissaient jusqu'à ne dessiner, sur sa face rougie, que deux lignes droites et fripées. Ses cheveux noirs et fins, rasés courts, se dressaient sur sa tête. Il caressait la cicatrice de son œil droit, œil qu'il n'avait plus et qui lui avait été arraché par des soldats français lors de séances de tortures : la cicatrice de son œil éborgné était douloureuse chaque fois qu'il s'énervait.
- Omar, s'il te plait.
La voix de Nabil était douce, son ton était naturel. Les mots avaient coulé, comme de l'eau sur le zinc des gouttières, avec un mouvement simple et continu. Omar détestait cette douceur qui piquait chaque parcelle de son corps : il frottait ses paumes contre ses cuisses jusqu'à ce que la friction le brûla. Nabil avait toujours été le plus sage d'entre eux et Omar le plus courageux.
- Le défends-tu, maintenant ? Demande Omar, au sommet d'une rage qui était sienne et au pied d'une grande incompréhension qu'il trouvait nouvelle. Défends-tu, ce traite, cet hypocrite qui nous a vendu, nous ! ses frères, à l'armée française ?
Lui n'avait ni sagesse ni courage. Il ne savait ce qui l'avait motivé. Au début, il n'avait pas rejeté le mal. Quand on s'habitue au poison, son goût amer se dilue. Au bout d'une vie, il prend la douceur de l'eau. Il n'avait pas eu le temps pour ces choses : il avait eu une femme et des enfants à nourrir. Les riches se battaient pour vivre et les pauvres se battaient pour survivre. Il se souvint d'un jour, cependant. D'un jour où il avait trouvé le monde différent. Le monde était différent, et il semblait le voir pour la première fois. Les bâtiments étaient de sublimes façades en pierre sculptées. Les balcons, les fenêtres, étaient encadrés de moulures prestigieuses. Les rues étaient pavées. Et du sang en abreuvait les sillons. Il n'avait pas aimé ce monde qu'il trouvait différent. L'air était lourd et l'odeur était française. La colonisation était un poison. C'était un poison qui s'était répandu dans l'organisme de la société, ce n'était pas une simple piqûre ponctuelle, mais une grave infection. La poison coulait dans les veines de tous : ils en étaient malades, mais ils se pensaient sains. Ils tremblaient de froid et accusaient le vent de l'hiver. Ils avaient le souffle coupé et prétendaient mal supporter les efforts d'une ancienne course. Ils avaient le front brûlant de fièvre et se plaignaient d'un soleil incandescent. Il s'était cru sain, longtemps durant, mais il avait fini par tomber profondément malade. Il était décidé à guérir, à assainir le sang dans ses veines, à vomir ce poison de son estomac.
- Omar. Souffle Nabil, d'une voix courte et petite, un esprit comme loin du corps.
Ce n'était pas une supplication, ce n'était pas un ordre. Ce n'était rien. Juste un nom. Un nom dans un murmure. Nabil avait l'œil éteint, le regard vide. Il semblait fatigué. Il se permit de déposer une main sur son torse. Sous ce membre, il sentait une agitation. Un cœur aussi froid que la glace, aussi fatigué qu'un malade et aussi fragile qu'une fleur, battait vivement. Ce qu'il percevait au creux de sa paume trimait, non sans folie, à capturer un mouvement constant et tombait, au bout de quelques secondes, dans une mécanique ébranlée. Il palpait sa poitrine qui s'élevait avec labeur, avant de lourdement s'abaisser. Le combat avait usé son corps et son cœur. Il était fatigué, mais personne ne le savait. Lui se contentait de regarder son ami, Nabil, sans rien savoir.
- Il ne mérite qu'une chose : la torture, la souffrance, le malheur, la mort !
Soudain, un exploit se produisit. Des muscles, longtemps endormis par le froid et anesthésiés par la douleur, se réveillèrent. Ses lèvres s'étirèrent, ses pommettes se rehaussèrent et ses dents se découvrirent. Contrôlé par un-il-ne-savait-quoi venu de-il-ne-savait-où, en une seconde, un sourire apparut. Un sourire que le rire vint accompagner. Il se mit à rire. D'un rire sans humour qui secouait ses épaules, qui agitait sa tête, qui brusquait son corps. D'un rire qui, se répercutant contre les parois de la grotte, se déclina en un écho tonitruant qui se prolongeait et s'éternisait. Ses amis l'observèrent comme si un troisième bras lui eût été poussé dans le dos. A bout de souffle, il reprit :
- La mort, dit-il en essuyant du pouce une larme imaginaire sur sa joue, dans un geste purement ironique, un large geste théâtral. La mort, il la mérite peut-être, mais c'est nous ! qui allons la rencontrer.
Un sentiment étrange se répandit subitement en lui, comme une goutte d'encre noire tombée dans un verre d'eau : il allait dans son âme en s'étalant et se diluant sous la forme d'une étoile abstraite. Ce sentiment était aussi étrange qu'un élancement soudain quand le corps est sain et qu'aucune blessure n'est venue le déchirer. Il avait la nuque douloureuse, la gorge sèche, le corps fiévreux et le cœur palpitant. L'odeur était putride dans cet espace humide. Il respirait avec malaise les poussières des cailloux, voyait à nouveau mal dans l'obscurité et tremblait de froid : il ne se faisait pas à l'atmosphère. Il était en sueur dans l'air glacial, il était angoissé dans le calme étendu.
- As-tu peur, Issa ? Demande Nabil, sans préliminaires.
Issa se tourna vers son ami. Une petite lueur démentielle, qui explosait en de furieuses allégresses, animait ses yeux rieurs. Une lueur folle et virulente, qui dansait avec les ombres d'une flamme luisante et qui perçait le noir de ses iris. Il sentit sa tête surchauffée. Ses paupières se plissèrent, plus d'un instant et plus vivement, en tentant de maîtriser le feu dans son crâne. Ses yeux blanchirent d'affliction, et si regard qui voit en plein jour avait contemplé son visage, il y aurait lu tout l'effroi du monde.
- Oui.
Soudain, un son ! le son de l'herbe sèche qui craque sous les pas d'un homme. Ils entendirent un bruit sourd d'abord, puis un murmure. Ils étaient là. Ils étaient postés à l'entrée de la grotte. Issa serra les poings et enfonça ses ongles dans la chair de ses paumes. Cet accès de panique était indigne de lui. Il n'était pas de ceux qui ont peur. Sa femme lui répétait souvent qu'il gagnerait à être un peu plus peureux. Seulement, la peur n'était pas un sentiment qui l'affectait. Si la peur venait, elle n'était jamais grande, jamais perpétuelle. Jamais grande, jamais perpétuelle, jusqu'à aujourd'hui cependant. L'angoisse qui encerclait son cœur comme des gendarmes autour d'un criminel, comme un escadron de bataille autour d'une ville rebelle, était inhabituelle. Elle n'était pas lui, elle n'était pas de lui, et l'obscurité de la grotte n'en était pas la cause. Issa inspira profondément puis, il se sentit plein, submergé.
- Ils pourraient rentrer ! s'exclame Omar en retenant dans un murmure vibrant les inflexions dures de sa voix, les dents serrées et la mâchoire pâteuse. Rentrer et nous tuer !
Le souffle d'Issa était lent, soutenu. Il semblait sortir des entrailles de ses poumons, près d'un endroit secret de son cœur qui voisinait avec des abîmes dans lesquelles il ne s'était jamais aventuré. Il ferma les yeux : une lumière acidulée pétillait derrière ses paupières closes comme de minuscules éclats d'étoiles filantes. Son regard s'ouvrit finalement, complètement écarquillé. La grotte était nue, glaciale. Il se suffit de cette austérité.
- Ils ne rentreront pas, dit-il simplement. Jamais, ils ne rentreront. Jamais, ils ne nous affronteront en face. Jamais, ils ne se battront contre nous comme on se bat contre un homme. Ils nous ont interdits une vie décente, ils ne nous offriront pas une mort digne.
Une haleine chaude monta soudainement des lointains de la grotte. L'accompagnaient, de grandes poussières qui aveuglaient les yeux et obstruaient les gorges. Et aveuglés, et étouffés, ils ressemblaient à des mineurs descendant dans leur mine. Privés de leurs sens, ils tendirent l'oreille, dorénavant attentifs, au bruissement crissant des griffes de n'importe quel animal qui rôdait autour d'eux. Dans ce gouffre noir, ils attendirent. Ils ne pouvaient pas sortir, ils ne devaient pas sortir. Leur devoir était de rester, et leur devoir était au prix de n'importe quoi.
- Ils n'ont pas besoin de rentrer pour nous tuer, explique sagement Nabil.
Soudain, ils se figèrent : un bruit venait de déchirer le silence. Une explosion, puis un souffle : le bruit du gaz qui se libère et s'enflamme, qui s'étire telle une note aiguë arrachée d'un violon. Surpris, Omar eut un mouvement de recul. Un mouvement qu'il tenta de rendre minime, d'atténuer, sans briser sa carapace. Un coup de feu ! c'était un coup de feu ! Avec l'intensité d'un essaim entier, les oreilles d'Issa se mirent à bourdonner. Une migraine épouvantable cognait contre les parois de son crâne. Sa figure semblait deux fois plus large que la normale et son front était comme déchiré en deux parts égales. Ses tempes battaient une forte pression et suivaient un rythme irrégulier imposé par d'étranges sensations. Il sentait le goût métallique et amer de la peur sur sa langue. Il lui fallut plus d'un instant pour comprendre qu'il s'était mordu l'intérieur de la joue. Il s'adossa au mur de la grotte en s'efforçant de se calmer.
- Sortez ! Clame cette voix d'un ton lourd et solennel, à l'accent lisse et élégant, cette même voix qui l'avait poussé à se réfugier dans ce trou. Nous vous donnons jusqu'à trois !
Un deuxième coup de feu retentit : il baissa instinctivement la tête et il entendit un fracas assourdissant dans son crâne. Des images se formèrent soudainement dans son esprit et, comme un devoir de l'inconscient, d'anciens souvenirs lui vinrent. Il se revoyait marchant jeune âme triomphante, pleine d'idéaux et assoiffée de justice. Il se revoyait s'exclamant, d'une voix lourde et déterminée : - Je m'engage ! A cette heure, il avait pensé à la mort : il se disait qu'il serait fier et qu'il n'aurait pas peur. Aujourd'hui, il pense à la mort, il voit la mort : il se dit qu'il est fier et qu'il a peur.
- Un !
Il sentait son cœur battre dans sa gorge comme les ailes d'un insecte apeuré et prisonnier sous sa peau. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, il tambourinait furieusement. Il battait, idiot, vivement et vainement. Comme pour rattraper un temps qu'il n'avait déjà plus. Ah ! quel exercice idiot ! le plus idiot qui soit pour un cœur ! De battre sans espoir du lendemain. Ses pulsations étaient comptées. Chacune suivait le rythme effréné d'un tambour funèbre qui battait en lui.
- Deux !
La résistance est une chose dangereuse. Il avait existé d'autres fois. D'autres fois où la mort s'était présentée à lui. Seulement, à chaque fois, sa rage de vivre avait combattu sa peur de mourir. Dorénavant, sa rage était muette. Il ne l'autorisait plus à crier : sa peur de mourir arriva, murmura des choses et fit frissonner son cœur. Ses doigts tremblèrent légèrement. Un mouvement irraisonné, brusque et nerveux qu'il ne savait arrêter. Dans son dos, un frisson incontrôlable parcourut son échine. Ses nerfs s'électrisaient, ses tendons se contractaient : il serra les poings jusqu'à ce que ses articulations blanchissent. Il referma sa main, en tentant, dans un sursaut d'égo, dans une tendre affliction des nerfs, de contrôler sa peur. Il ne restait plus rien. Plus rien, hormis le fait en lui-même : il allait mourir. Lever de soleil, fleur en éclosion, arc-en-ciel : tous les matins de sa vie, il avait fallu à Issa lister des raisons de se réveiller, des raisons pour continuer à vivre. Issa avait dû choisir chaque matin de vivre, choisir de ne pas se tuer. Pourtant, un bruit étrange en pleine nuit, un colon dans les rues d'Alger ou un drapeau tricolore suspendu en haut des édifices, et il priait soudain Dieu pour vivre longtemps. Son père lui disait : « la vie est dure pour nous, mon fils, et nous n'avons encore rien vu. » Cependant, à la fin de chaque année passée, il souriait en souhaitant en voir davantage. Il se demandait comment il avait pu être fatigué de vivre en même temps qu'il n'avait pas eu envie de mourir. Aujourd'hui, la mort semblait se tenir face à lui, debout, au milieu d'une grotte humide. Il l'observait d'un œil distrait, le menton faussement indifférent et la lèvre courbée. La mort avait le teint pâle, les yeux bleus et les cheveux blonds : elle avait le visage des Européens. Il voyait la mort minaudant affreusement dans un coin, trépignant d'un pied sur l'autre, cachée derrière une grande main. Elle riait. Riait de lui. Elle était une petite effrontée qui se satisfaisait tendrement de son agonie. Il se souvint aussitôt que la vie n'avait pas été tendre pour un musulman dans l'Algérie française. La vie avait été difficile et farouche : elle avait eu un regard tranchant comme une lame de rasoir et elle avait dessiné sur sa bouche une grimace qui avait eu la forme d'un trait de pinceau. Il avait vécu avec l'impression qu'il perdrait tout à tout instant. Il espérait que la mort rétablirait l'équilibre d'une vie injuste, moqueuse et vindicative. Il se rappela avec tendresse de ses rites, de ses paroles, de ses matinées en prière et à cette heure, il avait l'impression, non pas que Dieu était une lumière au milieu de cette grotte obscure, mais que Dieu était une flamme dans sa main, qu'il avait frotté ses mains comme des pierres et que d'une étincelle naît de cette friction Dieu était apparu dans un feu éblouissant entre ses doigts. Il se rappela que Moussa avait rencontré Dieu sous la forme d'un buisson incandescent et il se dit qu'au crépuscule de sa vie Dieu lui apparaissait comme un soleil dans ses mains. Il s'était souvent formé l'espoir comme un feu : il s'incendiait, se consumait, s'enflammait de l'intérieur. Il s'était souvent formé l'espoir comme un feu mais, il avait ignoré que son espoir brûlant serait la mort. La vie est éphémère, se disait-il. Nous sommes que des jours, que du temps, que du sable secoué au gré du vent. Dans un certain sens, voilà une idée profondément rassurante. Tout était éphémère dans la vie. Même la douleur immonde, informe et atroce d'être asservi à un européen, qui rongeait son cœur comme un insecte qui dévorait sa nourriture. Bientôt, ce parasite mourra. Dans sa mémoire, apparaissait comme une traînée d'étoiles filantes, en lettres brillantes, les derniers versets d'une sourate qu'il avait apprise, étant grand : « Allah n'impose à aucune âme une charge supérieure à ce qu'il peut supporter ». Il avait supporté de lourdes charges : il était fatigué de vivre, il finit par croire qu'il pourrait bientôt s'endormir.
- L'Algérie sera, sera-t-elle libre ? Demande soudainement Nabil avec une hésitation, comme s'il craignait que la réponse à cette question n'amenât à des détails qu'il aurait voulu ne jamais entendre.
Omar énonça alors, comme une dernière promesse, comme un serment cher et décisif, que tous soufflent à un mourant au pied de son lit et que tous ignorent pouvoir tenir :
- L'Algérie sera libre.
Un manteau de ténèbres les enveloppait entièrement, dans cette grotte, comme le linceul qui entoure le mort. La flamme dans les mains d'Issa brûlait intensément : il avait l'impression que sa chair se nécrosait, partait en lambeaux ou était couvert de cloques blanches. Ils entendirent un déclic. Issa connaissait ce déclic. La guerre avait été longue et rude : il savait aujourd'hui reconnaître le bruit d'une grenade qu'on dégoupille. La mort semblait le regarder, la tête penchée sur le côté, comme un enfant en proie à la curiosité, se demandant ce qu'il se passerait s'il arrachait les ailes de ce papillon. Il soutint ce regard et inspira péniblement. Ses mains et ses pieds s'engourdissaient, devenaient douloureux au bout. Un souffle glacé montait en lui-même comme une rafale de vent, comme par des marées hautes. Des vagues froides grossissaient, enflaient comme un ballon d'hélium, roulaient, les uns derrières les autres et léchaient ses organes. Une écume s'élevait avec, tendrement blanche, mousseuse et les braises d'un crépuscule rougirent, brûlèrent, au-dessus des eaux, s'enflammant, dorées et scintillantes comme une pièce de monnaie. Lentement, il se redressa. Il se sentit plus vivant. Plus vivant, plus conscient de sa propre vie qu'il ne l'avait jamais été auparavant. Il se tenait debout. Il voulait être debout. Il eût une joie amère, qu'il affichât passivement. Debout et brusquement étourdi par la gravité, il eût une pensée idiote et banale pour sa femme et ses enfants. Il porta une main à son front, repris doucement ses esprits et fût presque étonné qu'au seuil de la mort, tous les hommes se ressemblaient fondamentalement, qu'au seuil de la mort, tous les hommes pensaient aux personnes qu'ils avaient aimés durant leur vie en oubliant de compter les péchés qui les avaient consumés, les combats qui les avaient épris ou le labeur qui les avait brisés. Ce fut une drôle de sensation. Il en était certain, cette sensation était semblable à celle que pouvait éprouver un homme rentrant d'un froid polaire pour se plonger dans une eau chaude.
Il ouvrit grandement la bouche, avala une lampée d'air humide, moisi et putride, respirant longuement, mais son souffle se coupa dans sa gorge et éclata dans ses poumons. Il ne resta dans sa poitrine qu'une douleur sourde : une douleur, pas douloureuse du tout. Sa bouche et sa gorge étaient complètement asséchées. Des larmes roulaient, sans honte, sur ses joues. Il se sentait libre. Cette liberté, voilà ! pourquoi il avait décidé de se battre. Il avait fini par la connaître. Il leva son index droit et récita une dernière prière.
- Trois !
Il n'eut pas le temps d'achever sa récitation. Un éclair argenté zébra l'obscurité. Il leva les bras devant son visage comme pour se protéger. Il écarquilla les sourcils et tituba en se tenant la poitrine. Soudain, une explosion de lumière, pareille à une flamme incandescente, l'aveugla. A ce moment, il sourit. Il sourit au point où ses molaires devinrent visibles. La dernière chose qu'il vit fut les étincelles qu'avait crachotées l'explosion de la grenade, avant que tout ne soit englouti par les ténèbres, avant qu'il ne soit...
- Mort ! Il est mort ! Tué par des Français !
J'ai encore l'esprit embrumé, je me meus maladroitement dans le canapé. Ses dernières paroles ne sont qu'un cri éclatant, une voix confuse qui a percé les brumes de mon esprit. Je connais cette histoire, nous connaissons tous les deux cette histoire. L'histoire se résume ainsi : Issa était caché dans un trou, il n'a pas voulu en sortir, ils l'ont tué. Mon père me raconte une nouvelle fois, comme énergisé par une fougueuse passion, comme vivifié par les ardeurs des soldats au combat, l'histoire de la mort de son grand-père. A force d'entendre cette histoire, j'ai eu cette fois-ci l'envie d'imaginer les détails de cette histoire : j'ai imaginé dialogues, personnages, situation. Non avec une raison particulière, hormis celle que j'ai l'imagination fertile et que je cherche à me distraire du souvenir cuisant de mon échec à mon examen d'hier. Aujourd'hui, des images nettes et claires parviennent à se former dans ma tête : la mort de mon arrière-grand-père Issa me paraît désormais vivante.
Les lumières du téléviseur m'éblouissent, le son explose et les images bougent. Nous regardons La Bataille d'Alger comme, tous les ans, à l'anniversaire de l'indépendance de l'Algérie. Juillet commence, l'été paraît s'éterniser et le salon familial ressemble à un four étouffant : mes pupilles sont énormes, mon thorax est comprimé et mon front semble perler de grosses gouttes de sueur. Regarder ce film ramène mon père à différents souvenirs qui ne sont pas les siens, des souvenirs qui ne sont en réalité que des histoires racontées de générations en générations. La voix de mon père se dépose dans mes oreilles, s'allonge par-dessus mes élucubrations, comme un brouillard sur la ville : il reprend son histoire au début en ajoutant le ton d'un mauvais comédien qui a réussi à monter sur les planches. Mon père parle rapidement : parfois, ses dents s'entrechoquent dans sa bouche en émettant un bruit sec, vigoureux et magnétique, comme un bruit de petites pièces de monnaie dans une poche creuse. Des images d'Issa face à sa propre mort dans ce trou humide, froid et noir me reviennent en tête et je me mets à penser que j'avais moi-même réfléchi à ma mort. Je me promenais un jour, et soudain, sur mon chemin, un chien était apparu : j'avais pensé naturellement à la mort. Le chien était grand, plein de poils et avec une énorme mâchoire. J'avais immédiatement souhaité voir ce chien s'aplatir et s'approcher. Son museau allongé aurait frémi, ses babines se seraient retroussées et ses dents auraient été découvertes. Il aurait eu des canines longues et pointues. Un grondement sourd qui aurait semblé résonner jusqu'au fond de mon crâne serait monté de sa gorge. Je serais restée immobile, lui, se serait approché doucement, lentement. Ses griffes auraient gratté la terre, sa salive blanche, mousseuse, aurait débordé de sa mâchoire et ses pupilles se seraient assombries. Soudain, ce chien m'aurait sauté à la gorge : mon crâne aurait heurté violemment le sol et mon regard se serait voilé. Sa mâchoire se serait logée dans mon cou, ses crocs se seraient plantés dans ma chair : il m'aurait mordu. J'avais immédiatement souhaité que ce chien me morde et je serais restée immobile.
J'ai déjà connu l'impression de ressentir la douleur, d'éprouver l'effroi d'Issa. J'ai l'impression, avec le temps, la souffrance et les années, de vivre avec les blessures de quelqu'un d'autre, les traumatismes de quelqu'un d'autre : je regarde ma peau intacte en admettant qu'aucune cicatrice blanche ne taille ma chair, qu'aucune torture n'a souillé mon corps, j'examine ma mémoire pleine en comprenant qu'aucune guerre, qu'aucun esclavage n'a marqué mon enfance. Pourtant, j'ai mal comme si une lame avait blessé mon abdomen ou comme si mon orbite avait été vidé de son œil. Pourtant, j'ai dans ma mémoire les restes d'une histoire qui n'est pas la mienne : il me semble que ce souvenir qui n'est pas le mien s'est greffé à ma mémoire, comme un médecin sait rattacher un cœur à un corps étranger. Je me sens comme Hercule. Pas Hercule dans ses moments de gloire. Je me sens comme Hercule dans ses quelques instants de supplice quand Atlas lui transmet le fardeau de porter la Terre. Il me semble que cet arrière-grand-père que je n'ai jamais connu m'a transmis un fardeau de la taille de la Terre à porter. Je me sens anéantie sous le poids des pensées d'un autre et de moi-même, encombrée par la taille des émotions d'un autre et de moi-même et bientôt ironiquement submergée par un autre et moi-même. Submergé par tout ce que je suis et ne suis pas. Je ne sais rien de cette histoire, de cette guerre : je n'avais rien appris de l'Algérie.
Je me sens ainsi coupable de connaître l'histoire des rois des Francs et de ne rien savoir de cette guerre. Je regrette bientôt de connaître les noms de Maximilien de Robespierre ou d'Olympe de Gouges et d'ignorer des noms qui ressemblent au mien, des noms qui ont une consonance et un accent similaire au mien. Je me sens coupable d'avoir été amputée d'une part de mon être. Je sens les parts de mon être déchiré et j'ai la sensation que cette explosion qui a déchiré les chairs de mon arrière-grand-père m'éventre aujourd'hui l'intérieur. Je me sens explosée, divisée, éparpillée en morceaux. Mon être est un jeu de pièces en vrac que je ne sais récompenser. J'ai l'impression que certaines pièces sont cachées sous un tapis, avec la poussière, les cendres et les débris du passé, qu'il manque des pièces et que le puzzle est incomplet.
Je regarde à travers les lumières chromatiques du téléviseur des personnages se battre : certains ont mon visage, mes yeux noirs et mon teint basané et d'autres parlent ma langue. Je regarde à travers les lumières chromatiques du téléviseur des personnages se battre et je me souviens d'une impression qui m'a souvent tiraillé en deux. J'ai souvent eu l'impression terrible, fragile, étrange de porter à la fois du blanc et du noir, de venir à la fois de l'ouest et de l'est, d'être à la fois victime et bourreau. Je dis que mon identité est un magma informe qui a été remué jusqu'à ce que le tout ne soit qu'une pâte infâme, mon identité est un squelette branlant auquel avait été retiré des morceaux jusqu'à ce que l'ensemble ressemble à une tour penchée. Mon identité a été formée de différentes strates qui ont été pulvérisées d'un grand coup de marteau, qui ont été éparpillées au sol sous forme de gravats, de morceaux de plâtres et de poussières de béton. Rien de solide ne pouvait se construire dessus : ce n'est pas ma faute si à la question « d'où viens-tu ? » j'hésite dans ma réponse, ce n'est pas ma faute, si je ne crache que de la poussière en ouvrant la bouche.
Je détourne le regard et me concentre sur le verre de thé à la menthe dans ma main. La chaleur de la boisson traverse le verre, chatouille ma peau et excite mon sang. J'apprécie être plongée dans ce bruit, ce brouhaha, ce capharnaüm, cette cohue, parce que dans le silence, les sons de mon propre corps, l'écho de mon propre cœur qui bat ou le ronflement de mes propres poumons qui respirent m'est insupportable. Une vague d'air moite, empli d'odeurs artificielles, mêlé d'effluves javellisés et humide, submerge mes narines en même temps que ma mère pénètre dans le salon. Elle porte, noué autour de sa taille généreuse, un tablier de coton, usé et tâché : la ceinture est entortillée au-dessus de ses hanches développées, écrase son ventre rond et resserre son corps gras, rebondi, dans un délicieux mouvement. Ses paupières sont teintées de violet, son visage est marqué par de molles lésions et son teint a la nuance imparfaite du vieux papier. Elle sourit pourtant, tendrement, d'un léger, délicat, sourire qui froisse à peine sa peau bronzée, qui abîme à peine la courbe de ses lèvres pleines : le fruit d'un travail bien fait réjouit ma mère. Elle retire, dans un claquement sonore, sa paire de gants en plastique et découvre des doigts blanchis par la javel, des cuticules dévorées par l'acide et des ongles cassés par des années de travail de maison. Moi, soudainement vaincue par une rage quelconque, doucement étourdie par des chaleurs enivrantes, serre les poings sur mes genoux : un méli-mélo de tristesse et de colère parvient à s'infiltrer dans mes veines, à cheminer dans mon corps entier, à la manière du diable qui coule dans le sang des hommes. Ma mère se tourne vers la télévision : un soldat sous un uniforme sévère, étroit et amidonné, décoré à la poitrine d'une médaille reluisante et un jeune homme à la chair dure, bronzée et usée des hommes des champs se font face. Le soldat et le jeune homme se regardent comme regardant un animal, un sauvage ou une bête qu'aucun ne peut comprendre. Le soldat avait une expression particulière, un air manifeste. Je reconnais cette expression, cet air : j'ai souvent vu ce visage gonflé de réprobation, ces lèvres retroussées de fierté et ce front brillant de mépris. J'ai souvent senti ne pas être aimé, ne pas être apprécié comme je suis : fille d'immigrée, basanée ou musulmane. Je représente une partie de l'histoire de France. Une partie cruelle, ignoble, sombre de l'histoire de France. Seulement, je suis là ! Je suis là, devant leur nez pointeur : je sais qu'ils ne peuvent pas supporter de me voir. Parce que je suis le visage de la noirceur de la France. Ma présence est le reflet de toutes les erreurs, de tous les crimes d'une patrie, d'un crime contre l'humanité entière, contre mes arrière-grands-parents, contre eux-mêmes et contre moi-même. Un sentiment étrange balbutie, marche, puis court, dans mon sang, au tréfonds de mon corps, comme un guépard dans la savane. Quelque part se tient des évènements : des évènements qui ressemblent à une guerre, à une lutte acharnée entre deux êtres que je ne parviens pas à distinguer dans ce désordre de bras et de jambes, arrosé de sang, de boue et de poussière. Il semble que des épées affûtées se croisent, que des flancs sont maculés, que des poings s'abattent ou que des coups pleuvent. Il me semble qu'en moi-même, se tient entre deux êtres, entre les deux parts de mon être déchiré, une guerre dont personne ne sortira vainqueur. De cette guerre, naît en surface, comme les étincelles que jettent en l'air un feu incandescent, comme les souffles que crachent à l'extérieur un canon fumant, une rage qui parcourt mes muscles. J'ai parfois été dévoré par la rage. L'injustice compose un tel sentiment de rage ! Il se mêle aux fibres de vos muscles et tétanise vos membres, il altère le sang dans vos veines et inonde votre corps, il grossit dans un endroit secret de votre crâne, devient une masse disgracieuse compressant votre cerveau et vous torture l'esprit. Je n'ai jamais été autant dévoré par la rage. Elle dévore mon estomac comme un termite rongeant le bois. En attendant que justice m'apaise, que rage disparaisse, je ronge mon frein. Une colère à la poigne de fer, tenant une arme de pierre, s'abat sur mon cœur en même temps qu'une balle de plomb tiré du fusil de ce soldat traverse la chair de ce jeune homme basané, musulman.
- Mort ! Il est mort ! Tué par des Français, répète soudainement mon père, le regard électrique, la peau rouge volcanique, sautillant sur sa place et faisant gémir les ressorts du canapé où nous sommes assis.
Sa voix dégage des trémolos qui font vibrer la paroi de mon estomac comme la peau d'un tambour. Ses exclamations évoquent une véritable explosion de poudrières. Sa moustache brune, frisée et fine comme un peigne, semble mousser sur sa lèvre retroussée en même que son regard s'ouvre immensément, que sa pupille s'élargit et que ses paupières blanchissent d'affection. Ses bras longs, flegmes et grêles jusqu'à l'épaule s'agitent comme les pâles d'un moulin face à Don Quichotte. Ses biceps pâles, frêles, ses pectoraux plats, informes, chaque muscle de son corps à peine dissimulé sous un tricot de peau frémit comme un accordéon manipulé par un mauvais musicien. Je me saisis du bout de mes doigts nerveux, tremblants, d'un biscuit sec, étalés dans une grande assiette. Je mâche frénétiquement comme pour me reconstituer une contenance de pacotille, artisanalement, à l'aide de quelques points de colles et d'un rouleau de ruban adhésif. Il avait scandé « des Français » sans mentionner « des soldats français » : un instant, j'hésite donc à me compter parmi ceux-ci. Je sens une quelconque douleur dans ma poitrine, je sens une fêlure se creuser entre mes côtes, me déchirant davantage en deux. Les paroles de mon père s'infiltrent en moi, par mes narines, à travers ma tranchée, comme un feu dévorant ma chair, comme une fumée épaisse remplissant mon nez, ma gorge et ma poitrine. Je sens mes poumons se nécroser, ma peau me brûler, ma cage thoracique se serrer : je n'arrive plus à respirer. L'intérieur de ma poitrine semble être recouvert de suie volcanique. Finalement, ma colère s'éteint et je comprends. Je comprends que ma colère est un poison qui s'allie à mon sang, une fumée noire qui emplit mes poumons, une maladie qui dévore mes cellules. Je comprends que ma colère me tuera un jour, sans méfiance, sans honneur. Elle grossit, enfle, en moi-même, comme une tumeur maligne. J'aimerai m'en débarrasser mais, je ne sais où ma colère pousse, je ne sais où couper ses racines, je ne sais où écraser ses bourgeons. Ma colère s'épanouit, fleurit : ses hautes branches piquent mon crâne comme une aiguille chauffée à blanc, ses grosses fleurs écrasent mes poumons comme abattus sous le poids d'un cheval mort. Ma colère contre moi-même, contre ce que je suis ou ne suis pas est un poison. J'aimerai m'en débarrasser, j'aimerai vivre avec moi-même comme les poissons vivent avec leurs nageoires dans l'eau, comme les oiseaux vivent avec leurs ailes dans le ciel ou comme les bœufs vivent avec leurs sabots sur la terre, en harmonie. Cependant, il me semble que les oiseaux ne se rejettent pas entre eux, que les poissons ne tuent pas leurs congénères et que les bœufs ne font subir aucune injustice à leurs prochains.
Ce débat en moi-même finit de m'ennuyer : mon esprit court ailleurs. Je regarde mes doigts se tordant, s'alliant et se défaisant sur mes cuisses, serrées dans un jean étroit. J'observe avec une attention paresseuse, avec un soin nonchalant, le salon. Sur le guéridon installé près du meuble de télévision, sont posées des photographies sépia. La première décrit un homme à la peau frappée par un soleil ardent, la tête enveloppée dans un turban et le corps recouvert d'une longue toge blanche, tenant dans une main, comme le spectre d'un roi majestueux, une fourche élancée : dans un éclat de la télévision, il me semble revoir le rayonnement du Roi-Soleil étoffé dans son hermine. La seconde révèle un homme au menton fièrement levé vers un ciel sans nuages, avec un regard en acier trempé et une face énergique, vainqueur et conquérant de toute cette immensité vide qui est face à lui, un pied monté sur un gros rocher : dans la lumière, il me semble apercevoir l'ombre de Napoléon sur son cheval fougueux, se cabrant dans les montagnes. Chacune de ces photographies de famille ressemblent à une peinture de Rigaud ou de David, à ces portraits d'hommes qui sont immortalisés avec de la peinture à l'huile, sur une toile, autour d'un cadre doré et qui ont fait l'Histoire. Je m'empêtre dans une rêverie solitaire, inconsciente et ingénue : ce petit meuble de bois, ce guéridon qui soutient ces photos de famille, absurdement me paraît devenir un mur du Louvres. Ces images entrent poliment au fond de mes iris, creusent comme avec des griffes de marmotte un tunnel dans ma tête, font exploser en éclat de verre ma mémoire : je me souviens. Je me souviens donc de mon grand-père et de ses mains rugueuses, endurcies par des callosités, abîmées par la terre qu'à une époque des Français ne voulaient plus toucher. Je me souviens donc d'un arrière-grand-père, tenant dans ses mains un large fusil, en première ligne d'une guerre qui n'était pas la sienne, obligé de se battre pour l'amour d'une patrie qui n'était pas la sienne. Je me souviens de ces hommes et je n'ai qu'une chose à dire : l'histoire de la France n'a pas été faite que par les Français.
- L'Islam ne peut s'allier à la République, évidemment : la France a son histoire ! scande une voix à l'accent lisse et élégant, comme la voix des grands de ce monde.
Je tourne avidement ma tête vers le poste de télévision, à demi-consciente, encore étourdie par mes souvenirs et mes réflexions, la tête pleine de fantômes traînant dans mon esprit comme des araignées en haut de plafonds. Je contemple les images qui tournent dans la boîte, pensive : le film est terminé, mon père a changé de chaînes et une émission de débat et d'informations qui fait se rencontrer sur un plateau des hommes blancs, vieux et habillés d'un parfait costume-cravate passe à la télévision. Mes avant-bras sont secoués par un tremblement qui tend mes muscles, qui remue ma chair, qui hérisse mes poils sous mon chemisier. Une douleur, confuse comme l'esprit d'un homme ivre, trouble comme une eau empoisonnée, frappe soudainement mon estomac : je me sens prête à régurgiter ce que j'ai avalé.
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