Chapitre premier : Le début de la fin

          

La sonnerie annonçant le début des cours retentissait déjà dans les immenses couloirs bleutés du lycée Gaëlle Morneau lorsque Matthieu et Ariel y pénétraient, en retard, comme chaque jour. Ils se mirent à courir malgré les menaces de Normand, le surveillant. Il le faisait surtout pour dire de le faire, il savait que ça ne les arrêterait pas. Les premières fois, lorsqu'il venait de commencer son travail, il était très assidu et leur courait après pour les sanctionner, mais il avait rapidement compris que ce serait une routine et une perte de temps. Ces deux-là s'en moquaient royalement. Heureusement pour eux, ils étaient agréables et amicaux, comportement récompensé par une indulgence souhaitée par les deux camps. Normand aimait leur parler, même si ça n'était pas son rôle. Il s'était très vite aperçu que ce pourquoi on l'avait engagé n'était qu'une simple obligation de la part des établissements scolaires. Son employeur était désintéressé de savoir s'il faisait son boulot. Alors, parfois, lorsqu'il était l'heure de la pause des plus jeunes, il allait copiner avec eux.

Il avait découvert que ces deux-là étaient plutôt populaires, leur ouverture d'esprit et leur accueil toujours comique attiraient plus qu'ils ne repoussaient. Il s'agissait du duo de choc du lycée ; Matthieu était un garçon calme, diplomate et aimable, Ariel était enfantine, honnête et fêlée sur les bords. La plupart du temps, ils restaient à deux, dans leur coin, mais ne repoussaient jamais ceux qui voulaient passer un peu de temps en leur compagnie. D'ailleurs, cela arrivait qu'ils aillent vers Émeline, une fille handicapée mise de côté par ses camarades, afin de l'intégrer au groupe, manœuvre qui fonctionnait plutôt bien. Depuis qu'ils avaient entrepris de manger avec elle le midi, de lui parler pendant les intercours et, rarement, de sortir avec en dehors de l'école, elle était plus populaire, tout le monde commençait à l'admirer. Après tout, elle ne s'était jamais laissée faire par ses persécuteurs, elle faisait même du krav-maga pour se défendre face aux plus coriaces. Elle était aussi connue pour sa voix mélodieuse qu'ils avaient découvert en cours de musique. Avant la prise en charge d'Ariel et Matthieu elle était jalousée par les autres, mais, maintenant, elle était admirée. C'était ça, le pouvoir du duo de choc de ce lycée.

Normand sourit en voyant Ariel trébucher et tomber sur Matthieu, les deux se retrouvant à terre. Ils se dépêchèrent de se relever sous les râles du blond et disparurent de la vue du surveillant.

_ Attends-moi, Matt' ! s'écria Ariel dans les escaliers, complètement à bout de souffle. J'en peux plus, moi ! Tu triches avec tes grandes jambes ! En plus, j'ai même pas déjeuné ! C'est une honte ! De la maltraitance envers ma superbe personne !

L'adolescent s'arrêta en haut des marches et se retourna pour voir son amie d'enfance faire de même.

_ Dois-je te rappeler que si nous sommes, pour la énième fois, en retard, c'est de ta faute ? Tous les jours c'est la même chose alors maintenant tu bouges tes fesses de génie, l'inculpa le blond en la voyant remettre ses cheveux bruns en ordre. Et au moins ça te fait faire un peu de sport, feignasse... finit-il en riant.

Il reprit sa course quand il entendit Ariel grogner tandis qu'elle sprintait vers lui pour se venger. Tous deux se mirent à rire, leur joie résonnant en écho dans les couloirs vides de l'établissement. Enfin arrivés devant la porte de leur cours, ils s'arrêtèrent, époumonés, avant de frapper. Ils discernèrent un léger « Oui » venant de l'autre côté. Ils s'engouffrèrent alors rapidement dans la salle sous les yeux amusés de leurs camarades.

_ C'est étrange, commença Monsieur Fermat d'un ton accusateur, j'avais parié que vous auriez dix minutes de retard, et vos amis ont plutôt misé sur cinq minutes. Il faut croire qu'ils avaient raison ! Il y a de l'amélioration, d'ici un mois vous serez à l'heure. Je veux vos carnets sur mon bureau, tout de suite, commanda l'homme.

_ Nous sommes sincèrement désolés de cet énième retard, monsieur, s'excusa Matthieu en fusillant Ariel du regard.

La brune l'ignora en haussant les épaules puis s'installa à sa table avant de déposer son carnet de correspondance sur le bureau du professeur de mathématiques. Matthieu l'imita en soupirant. Il allait de nouveau avoir une observation à cause de cette marmotte. Avant, il s'en faisait un sang d'encre, mais désormais il était familier à ce genre de chose. L'un à côté de l'autre, ils suivirent les explications de Monsieur Fermat. Lorsqu'il durent faire des exercices, Matthieu en profita pour reprocher à Ariel de ne pas être suffisamment sérieuse pour une Terminale, et que cela se répercutait sur lui. Elle le regarda et répondit par un doigt d'honneur, acte qui exaspéra le blond. Mais qu'est-ce qui lui prenait de l'aider chaque matin alors qu'il s'agissait d'une ingrate ? Il lui tapa l'arrière de la tête et elle se mit à rire

_ Excuse-moi, tu sais très bien que j'aime Morphée plus que de raison !

Ils rirent de nouveau ensemble sans remarquer le professeur qui se trouvait derrière eux.

_ Vous arrivez en retard tous les jours, et vous vous permettez encore de vous amuser et de papoter entre vous à la place de faire vos exercices, leur fit-il remarquer d'un regard désapprobateur. Mais qu'est-ce qu'on va bien pouvoir faire de vous ? Je vais devoir vous séparer pour la prochaine fois. Ariel, tu iras au premier rang. Matthieu, tu resteras ici.

_ Mais c'est pas juste ça ! Enfin, si, mais c'est pas cool. Je comprends rien sans lui, je vais être perdue ! s'indigna l'adolescente face à cette décision.

_ C'est vrai, mais dans ce cas tu n'auras qu'à aller aux séances de soutien que j'organise le mercredi soir, hmm ?

Devant le manque de répartie de la brune, la classe rit aux éclats tandis qu'Ariel se mit à bouder en croisant les bras. Alors que le professeur allait reprendre son sermon, la sonnerie résonna dans l'enceinte de l'école pour le plus grand bonheur des élèves. Chacun rangea ses affaires sans se faire prier tandis que Monsieur Fermat avertissait le duo de choc que, la prochaine fois, il leur donnerait une heure de colle, puis il leur rendit leur carnet.

La journée continua avec le cours de physique-chimie. La classe était silencieuse, seul le bruit stressant de l'horloge et les angoissants battements d'ailes d'un moustique s'élevaient. Soudainement, la voix grave du professeur vibra, ce qui eut pour effet de surprendre ses élèves et de les faire sursauter. Il étouffa un rire avec difficulté puis sollicita un lycéen pour donner la formule de la quantité de matière afin de faire la correction des exercices. Ariel profita de ce moment pour s'adresser à son ami :

_ Psst, Matt' ! l'interpella-t-elle discrètement. On a quoi comme cours après celui-là ? J'ai un trou bleu.

Le blond lâcha un sourire amusé avant de lui répondre d'un air moqueur.

_ On a musique, le génie des expressions. Et, pour information, on dit « trou noir », pas « trou bleu. »

_ Qu'est-ce que tu racontes encore comme bêtise, toi ? Les trous noirs c'est dans l'espace, pas dans le cerveau, monsieur Je-sais-tout, lui répondit-elle en levant les yeux au ciel.

Le blond décida de ne rien rétorquer, il savait pertinemment qu'elle était trop têtue pour lui donner raison. Voyant qu'elle avait de nouveau gagné une lutte de vocabulaire, Ariel reprit la parole, cette fois-ci pour se plaindre.

_ Ça me soule, on peut pas sécher ? De un, j'ai pas mes affaires donc je vais me faire tuer par Madame Autoritaire. De deux, la prof ne peut pas me voir en peinture donc elle va encore plus me tuer... Parce que, oui, on peut se faire encore plus tuer que tuer. De trois, c'est réciproque, je la déteste de tout mon cœur !

_ Tu n'as qu'à sécher seule, moi j'y vais. Mon carnet est déjà bien assez rempli comme ça.

La brune lâcha un long soupir. Matthieu avait raison, sa mère ferait de nouveau un scandale si elle séchait les cours en plus des retards. Elle allait devoir suivre son emploi du temps, pour son plus grand malheur. Afin d'extérioriser son mécontentement, elle s'empara d'un stylo noir et commença à gribouiller sur son cahier d'exercices. En voyant son amie frustrée, le blond décida de la taquiner. Ne sachant pas comment riposter, elle fronça les sourcils et le fusilla du regard en croisant ses bras sur sa poitrine, telle une enfant. C'est ce que Matthieu aimait chez elle, son côté puéril. Elle restait une gamine dans sa tête malgré son âge, elle ne se laissait pas influencer ni dicter des manières de conduite. Certes, il arrivait de temps à autre que l'adolescent ne le supporte pas, notamment lorsqu'ils étaient en oral ou devant des situations sérieuses. Mais, le plus souvent, il trouvait ça adorable. Il se mit à rire lorsqu'elle pesta en sentant la mine de son crayon tracer une ligne sur son bras. Elle commença alors à frotter frénétiquement l'encre sans réussir à la faire disparaître. Le professeur la remarqua et décida de plaisanter pour sa dernière minute de cours.

_ Ariel, nous ne sommes pas en art plastique, alors ne pratique pas ton art...

L'homme marqua une pause, semblant réfléchir alors que toute la classe avait rivé ses yeux sur la jeune fille.

_ Très abstrait, on va dire, dans mon cours, sur ton cahier, et encore moins sur ton corps.

Les élèves se mirent à rire à pleine dent sous les yeux mécontents de la brune qui referma vivement son cahier, gênée. Décidée à venir en aide à la jeune fille pour la journée, la sonnerie résonna dans l'enceinte de l'établissement. Les élèves se mirent debout aussitôt, ayant anticipé la fin de l'heure et rangé leurs affaires depuis quelques secondes. Le professeur indiqua aux deux bavards de faire de même, non sans oublier de dire qu'ils devaient être plus attentifs. Ils acquiescèrent et partirent pour se diriger vers le prochain cours, celui de musique.

La salle destinée à l'étude des instruments, des mélodies et de leur histoire était loin d'être accueillante : malgré les nombreuses fenêtres le long du mur extérieur, elle était sombre. Le papier-peint vieillot arraché à certains endroits absorbait tout rayon de lumière s'aventurant dans la pièce. Un parfum désagréable flottait constamment dans l'air lourd. Mais ce qui déplaisait le plus aux élèves était l'aspect sévère de la pièce. Seul le strict minimum pour étudier se trouvait dans la pièce; les pupitres au centre, le bureau et le tableau devant, en face de la porte. Rien d'autre. Aucune gaieté, aucune personnalisation, aucune frivolité.

Une fois tous les élèves installés à leur place, la professeure distribua les copies des devoirs surveillés qu'ils avaient fait la séance précédente. Personne n'osa parler, elle donnait les notes à haute voix. N'importe quel instituteur pouvait le faire, mais chacun savait que si Madame Da Silva employait cette méthode, c'était dans le but de mettre mal à l'aise ses élèves. Elle faisait partie de ces professeurs que personne n'aimait, que tout le monde évitait car elle n'exerçait pas correctement sa profession, préférant sa supériorité à la réussite de ses enfants.

_ Voici vos notes, annonça la femme de sa voix stridente et inflexible. Sarah, quinze. Anna, tu as dix. Comme d'habitude, c'est déplorable. Théo, dix-huit. Marco, sept. Tu fais un concours avec Anna pour savoir qui est le plus incapable des deux ? Ariel...

Le visage de la professeure se raidit considérablement. La classe se tendit, appréhendant la voix criarde de leur institutrice.

_ Je ne vois même pas l'intérêt de ta présence à mes cours. Tu n'as eu que cinq à un devoir aussi simple. Et à ce que je vois, tu as encore oublié tes affaires ! Une véritable vaurienne, une bonne à rien !

_ Alors, je veux bien laisser passer vos petits excès de « je suis supérieure à vous, bandes d'enfants idiots » proféra l'adolescente en se levant, mais il est hors de question que vous me parliez sur ce ton ! Vous en êtes peut-être un, mais ça ne vous donne pas le droit de me dire ça, et encore moins comme ça ! s'emporta-t-elle sous le regard éberlué de ses camarades.

Un lourd silence s'installa, rendant l'ambiance toujours plus pesante. Puis, comme si un courant l'avait traversée, Madame Da Silva aspira une énorme bouffée d'air et la relâcha en s'indignant de sa voix insupportable.

_ Comment oses-tu ?! Insolente, hors de mon cours ! Va voir le direc-

_ Et puis quoi encore ? Vous n'avez qu'à aller le voir vous-même, vous avez des jambes, non ? la coupa la brune en jetant un regard méprisant sur les pieds de sa professeure.

_ Ariel, calme-toi. S'il-te-plaît... intervint Matthieu en amorçant des pas vers elle.

Tous regardaient la scène, complètement éberlués qu'Ariel ait osé répondre de cette manière à la professeure. Cela faisait maintenant deux années que la brune s'insurgeait de la manière dont ils étaient traités dans ce cours, elle proférait régulièrement des menaces, disant qu'elle ne se laisserait pas faire. Cependant, n'ayant jamais rien répliqué, ses camarades pensaient que ça n'était en réalité que des paroles en l'air. C'était mal connaître la fille au tempérament bien trempé. Dire les quatre vérités en face de Madame Da Silva avait démangé Ariel plus d'une fois, c'en était certain, mais elle avait toujours endigué cette irritation car elle savait que ça ne serait pas sans conséquence. Or, cette fois, elle n'avait pas su. Depuis quelque temps, Matthieu avait remarqué qu'elle était plus impétueuse qu'à l'accoutumée sans en connaître la raison, cependant jamais il n'aurait cru que ça irait jusque là. Quelque chose de sérieux devait vraiment la tracasser, et il devait trouver la cause. Mais pour l'heure, il fallait déjà amorcer la bombe qui venait d'être lancée. Ariel était une meneuse, si elle avait commencé à se révolter, les autres la suivraient certainement, et ça deviendrait vraiment compliqué à contenir.

_ Comment veux-tu que je me calme ?! J'en ai ras-le-bonnet de son comportement ! râla-t-elle en fusillant de ses yeux la professeure qui recula d'un pas, complètement abasourdie par cette révolte.

_ Elle a raison ! cracha Marco, son camarade, avec dégoût. Moi aussi, j'en ai marre de cette garce qui pète plus haut que son cul ! Elle n'a rien à faire ici, elle ne mérite même pas d'être professeure !

La majorité de la classe suivit le mouvement, ils se mirent à beugler contre Madame Da Silva qui recula jusqu'à son bureau, dépassée par les événements pour le plus grand désespoir de Matthieu. Il était affligé de voir cette scène, mais autre chose le préoccupa. C'était quoi, ce bruit venant de l'extérieur ? Il s'approcha discrètement de la seule personne calme dans la salle. Un élastique noir emprisonnant ses cheveux rosés derrière la tête, formant une petite queue de cheval, le dos droit, les jambes parallèles, elle portait une robe jaune basique qui laissait découvrir sa prothèse de jambe joliment décorée.

_ Émeline, commença-t-il, tu n'as pas entendu un bruit bizarre ?

_ Un bruit bizarre ? répéta la jeune fille de sa voix mélodieuse. Si tu veux parler du boucan, on se croirait dans une ferme alors oui, j'ai remarqué. Je suis handicapée de la jambe, pas des oreilles tu sais ! plaisanta-t-elle en rangeant ses affaires. On peut dire merci à Ariel, ajouta-t-elle avec une petite pointe d'agacement dans la voix. Mais elle a raison, la professeure n'en est pas une, on ne traite pas ses élèves, doués ou non, ainsi.

_ Ah, ça devait être mon imagination alors, murmura le blond, peu convaincu de ce qu'il venait de dire alors qu'un mauvais pressentiment qu'il décida d'ignorer naissait au fond de son ventre. Oui, c'est certain, et puis... c'est Ariel, hein ? Il ne faut pas trop lui marcher dessus sinon...

_ Sinon ça donne ça ! compléta l'adolescente aux cheveux roses en riant.

Les deux estimèrent leur camarade, l'un avec une lueur d'attendrissement, l'autre avec passion.

Un vacarme soudain retentit dans l'immeuble. Tous se stoppèrent. Cette fois, tout le monde l'avait entendu. Un nouveau silence pesait sur chacun, contrastant avec la seconde de folie qui l'avait précédée. La classe entière s'était figée, terrifiée par les cris épouvantés qui vibraient dans les couloirs, par les bruits des murs qui explosaient, par les chaises qui tombaient lourdement, par les supplications épouvantées. Les élèves se trouvant au bord de la fenêtre se mirent à hurler de terreur lorsqu'ils aperçurent une monstrueuse créature poursuivre un Seconde qui courait à en perdre haleine. Tous se précipitèrent pour apercevoir ce qu'il se passait. Le temps ralentit devant leurs yeux lorsqu'ils devinrent spectateurs d'un abominable meurtre. Le garçon s'était fait rattraper par l'étrange créature qui lui avait asséné un coup de masse dans la tête à l'aide de sa queue métallique.

Matthieu et Ariel se jetèrent un regard terrifiés et, de concert, se précipitèrent sur une table, la soulevèrent et bloquèrent la porte avec. Ils étaient sûrement victimes d'une attaque terroriste ou d'extraterrestre ! Les élèves, retrouvant un peu de leurs facultés, les aidèrent et entassèrent une dizaine de pupitres tandis que Madame De Silva s'était assise à sa chaise, livide, absente. Une fois fait, tout le monde se coucha au sol, proches des murs et des angles. Le silence dans la pièce contrastait avec le vacarme extérieur. Mais leur paix ne fut pas de longue durée, la poignée de la porte s'abaissa lentement. Beaucoup d'élèves se mirent à pleurer silencieusement, à trembler, à suer, à hyperventiler. Un coup heurta la porte. Quelqu'un, ou quelque chose, tentait d'entrer. Une minute plus tard, alors que rien ne s'était passé de plus, les adolescents hurlèrent lorsqu'un énorme trou au fond de la classe remplaça soudainement une partie de mur qui s'était effondré.

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