6 jours après

Le dix-sept août fut une journée extrêmement étrange. Nous étions tous là, dans la maison, à vagabonder, essayant de tuer le temps comme nous le pouvions.

Eleanor gardait souvent les yeux fixés dans le vide, à ne rien regarder, et à seulement contempler l'air et le silence devant elle.

Elle avait une telle colère qui brillait au fond de ses yeux... J'avais parfois peur en la regardant, qu'elle ne s'y perde. Toute la chaleur et la lumière qu'elle nous transmettait habituellement n'avaient laissé place qu'à une terrible violence.

Je ne comprenais pas. Peut-être ne voulais-je pas comprendre non-plus.

Lola, elle semblait toujours autant dans son monde. Elle était pourtant celle parmi nous qui avait le plus les pieds sur terre. Elle s'occupa de préparer le repas, le midi, et de mettre à sécher nos affaires sales et humides à cause des pluies torrentielles de la veille.

Elle me semblait si éloignée alors qu'elle était pourtant si proche.

Peu après le repas du midi, alors qu'aucun de nous trois n'avait particulièrement mangé, je rejoignis ma sœur, qui était assise sur la marche de la porte-fenêtre donnant accès au minuscule jardin situé derrière la maison de ma tante.

Elle semblait perdue dans ses pensées.

– Hey... Ça va ?

J'étais toujours aussi mauvais pour commencer les discussions, mais c'était moi le grand-frère, c'était moi le plus âgé de nous deux, j'étais censé la guider et l'aider.

Elle haussa les épaules. Je la sentais plus fébrile que la veille, lorsque nous étions dans le salon.

– Oui... Enfin... Je crois que je commence seulement à prendre conscience que toute cette histoire est importante et que ce n'est pas juste une petite histoire d'ado en fugue...

Je l'observai un instant, mais je n'arrivais pas à distinguer les émotions qui l'habitaient. Elle avait juste l'air perdue. Je ne savais pas vraiment quoi répondre, alors pendant un moment, je ne dis rien.

– Ce sont des choses qui arrivent, murmurai-je dans une minable tentative de la rassurer, je suis sûr qu'on le retrouvera, et puis tout ira bien...

Je n'y croyais pas moi-même, mais je ne pouvais pas être défaitiste, il fallait que je sois là pour elles deux.

– Je ne sais pas, tu sais, si on le reverra...

Mon cœur se mit à battre un peu plus vite. Pourquoi disait-elle ça ? Bien sûr que si, nous te reverrions, tu nous sourirais à nouveau, tes cheveux blonds encadrant ton visage fin, et tu rirais aux éclats à nouveau.

– Mais si, ne t'inquiète pas.

Elle se leva, et se mit à faire les cents pas dans le minuscule jardin, semblant chercher les mots justes pour dire ce qu'elle avait à dire.

– Je... Je ne sais pas pourquoi tu te bornes à penser comme ça Morgan, commença-t-elle, mais... il s'agit juste d'être réaliste et de prendre du recul. Je veux dire... T'as lu l'article non ? C'est... comment dire... assez explicite je crois ?

Je ne répondis rien. Je ne voulais pas entendre. Qui est-ce que je protégeais vraiment, dans le fond ?

– Ce que je veux dire Morgan, c'est qu'il y a peu de chances qu'il s'en soit sorti...

Sa voix vrilla un peu sur la fin de sa phrase, mais elle resta droite en face de moi, et son regard resta posé sur moi, avec une affliction, et une douceur que je lui avais rarement vues.

Moi, j'étais perdu. Au fond, je pense que je le savais, que je le savais depuis le début. Mais c'est comme si je n'avais pas voulu le voir.

Nous nous étions bercés dans cet espoir fou d'aller te retrouver, Angel, au Portugal, là où tu serais parti rejoindre ta bien-aimée... Mais je me rendais compte pour la première fois que cet espoir était terriblement romanesque et dérisoire. Nous le savions, au plus profond de nous, que bien sûr que non, que tu n'avais pas quitté ta famille, ta mère, ta sœur, pour cela, mais nous nous confondions dans cette image idéalisée dans laquelle il y avait une solution à ton absence, sans considérer la possibilité que cela soit accidentel.

– Tu sais... Je sais que tu étais assez proche de lui, alors si jamais tu veux qu'on en parle, tu me dis...

Je hochai la tête. Les rôles s'étaient inversés. Moi qui étais venu en voulant l'aider, voilà que je me retrouvais face à elle, et à sa bienveillance, tandis qu'elle me proposait son aide, à elle.

– Je... Merci.

Elle hocha la tête et vint se rasseoir à côté de moi.

– Tu sais, me dit-elle, je crois qu'il t'aimait vraiment bien. Il avait beaucoup de respect pour toi.

Je lui lançai un regard un peu surpris, ne m'attendant pas à ce qu'elle parle de l'opinion que tu avais de moi.

– Vous parlez beaucoup ? lui demandai-je sans pouvoir m'empêcher de parler au présent comme si tu étais toujours là.

Un fin sourire prit place sur ses lèvres.

– Tu sais, quand tu étais occupé à passer du temps avec Eleanor, nous passions pas mal de moments tous les deux. On parlait beaucoup, malgré nos trois ou quatre (je ne sais plus exactement) années d'écart, on s'entendait hyper bien, et il était vraiment très à l'écoute. Alors c'est vrai que je me confiais pas mal à lui. Il était posé et ne jugeait jamais. C'était chouette. Je ne pense pas pouvoir dire que nous étions si proches que ça, comme amis je veux dire, mais nous avions beaucoup de confiance l'un en l'autre, et de respect aussi je crois.

Son visage fut envahi d'un éclat de nostalgie. Et je fus soudain pris d'un doute, et d'une pointe de jalousie. Avais-tu connu ma sœur mieux que je ne la connaissais moi-même, alors même que nous avions grandi ensemble ? Aviez-vous parlé de certaines choses dont nous n'avions jamais parlé elle et moi ?

Est-ce que, dans le fond, tu ne m'avais pas un peu volé ma place ?

Je m'en voulais de penser ainsi, parce que tout portait à croire que si tu étais encore en vie, tu étais probablement dans un très sale état, et qu'il fallait que je sois là pour te soutenir, et t'aider. Mais malgré tout, c'était ainsi, tout au fond de moi.

– C'est chouette, si vous étiez proches.

Mon ton était froid, dénué de toute bienveillance et de toute douceur. Lola le sentit, elle se rembrunit.

– Excuse-moi Morgan, je sais que tu peux mal le prendre sachant qu'on ne parle pas tant que ça mais... Tu peux comprendre aussi, non ? À la maison tout est toujours tellement compliqué que tu peux comprendre que j'aie eu besoin à un moment de parler à quelqu'un...

– Mais j'étais là moi.

Ma voix était sèche. Je ne le faisais pas exprès, mais je me sentais juste tellement minable de n'avoir su être là. Sans t'en vouloir, j'éprouvais tout de même une pointe de jalousie à l'idée que tu avais réussi là où j'avais échoué. À l'idée que tu avais réussi à être proche de ma sœur, à l'aider...

– Tu étais tellement enfermé dans ta bulle... C'est un moyen de te protéger de tout ça j'imagine, mais moi... J'avais besoin de toi... Et j'avais bien trop peur que tu ne veuilles pas en parler pour oser aller te voir.

– Pourquoi t'aurais-je rejetée ? C'est insensé...

Je savais très bien pourquoi.

– Parce qu'à la maison, personne n'en parle.

Je ne répondis rien.

– Papa n'est jamais là. Maman passe son temps à pleurer ces derniers mois. Toi tu te replies sur toi-même un peu plus chaque jour, passant ta vie à faire des photos et du sport... Je suis pas au lycée moi, je ne suis encore qu'au collège... J'ai pas les épaules pour supporter tout ça...

Je me fis la réflexion à cet instant-là, que malgré ce qu'elle venait de dire, elle était probablement bien plus mature qu'elle ne le pensait. Bien plus mature que moi aussi, et bien plus solide. Là où je m'étais éloigné le plus possible de notre famille qui se disloquait, elle elle avait tout fait pour la sauver, en empêchant de tout son possible que d'autres tensions se rajoutent à celles déjà très présentes. Elle avait préféré s'éloigner de son frère au moment où elle en avait le plus besoin, plutôt que de risquer de le déranger.

Cette vision des choses me brisait le cœur.

– Je suis désolé, parvins-je à murmurer.

Elle me sourit doucement.

– T'inquiète pas, répondit-elle, tu resteras pour toujours mon grand-frère préféré.

Je ne pus m'empêcher de sourire, et je passai un bras autour de ses épaules, tandis qu'elle posait sa tête sur mon épaule. Nous étions bien ainsi. Combien de temps s'écoula ? Une heure ? Peut-être deux ? Je ne sais plus. Tout ce qui m'importait alors, c'était la chaleur de l'air humide autour de moi, et la tête de ma petite-sœur sur mon épaule.

Le soir, lorsque ma tante rentra de son travail, nous lui avions préparé un bon repas, à la fois pour la remercier de nous avoir accueillis ainsi à l'improviste, et à la fois parce que voir le sourire qui s'étendit sur son visage lorsqu'elle rentra nous donna l'impression que tout allait bien rien que l'espace d'un court instant.

Nous mangeâmes plus ou moins en silence, préparâmes déjà notre sac pour le lendemain. Ma tante nous parla de sa journée. Elle travaillait dans une boulangerie, et s'occupait, chaque matin, de faire une tournée dans les villages voisins, afin d'aller distribuer du pain. Tout le monde la connaissait dans le coin. Elle était comme un rayon de soleil qui éclairait tous les visages.

Le soir, après le repas, je rejoignis Eleanor dans la chambre, tandis que ma sœur prenait une douche.

– Salut, fis-je en toquant à la porte, je peux entrer ?

Elle avait passé la journée seule à regarder par la fenêtre. Elle n'avait parlé que très peu, et s'était échappée de toute discussion avec qui que ce soit dès qu'elle l'avait pu. Même aux repas, elle n'avait que très peu mangé, et était partie dès que possible.

– Oui, murmura-t-elle à mi voix.

J'entrai, ne sachant pas vraiment quoi faire, quoi dire. J'avais intérieurement espéré qu'elle lancerait la conversation ; de toute évidence je m'étais voilé la face.

– J'ai vu que tu n'avais pas beaucoup mangé... Est-ce que tu veux qu'on aille faire un tour, il y a un vendeur de glaces sur la place du marché si tu veux...

Je rougis un peu en proposant ça. Probablement parce qu'elle me plaisait, parce qu'on n'avait jamais vraiment mis de mots sur ce que nous étions l'un pour l'autre, et probablement aussi parce que son visage était si fermé qu'en la disant, ma proposition m'avait semblé non pas déplacée mais... décalée.

– Je ne te promets rien pour la glace, mais pourquoi pas sortir.

Je ne réagis pas tout de suite, trop étonné qu'elle ait accepté.

– On se rejoint dans l'entrée dans cinq minutes si ça te va ?

Elle hocha la tête laissant échapper un petit sourire qui me réchauffa le cœur.

Je prévins ma tante que nous allions faire un tour. Elle nous dit d'être prudents, et de ne pas rentrer trop tard. Je lui dis de ne pas s'en faire, et retrouvai Eleanor dans l'entrée.

Elle avait eu le temps de très légèrement se maquiller : juste assez pour qu'on ne voit plus ses cernes et pour que ses yeux paraissent plus sombres que d'habitude.

– On y va ? lui demandai-je.

Elle hocha la tête, et je sentis ses doigts fins s'entremêler aux miens.

La ville où habitait ma tante était une ville plutôt touristique, sans pour autant être surchargée l'été. Ce que j'aimais bien, c'est que comme il y avait du passage, il y avait toujours de l'animation le soir dans le centre-ville. Cela donnait aux petites rues une atmosphère estivale, dans laquelle il était agréable de se plonger à cette période de l'année.

Nous nous promenâmes dans les rues, lorgnant les vitrines des magasins, et profitant des rayons du soleil qui se couchait. Même si nous n'échangions pas un mot et même si ta sœur était toujours aussi peu souriante et enjouée, je la sentis plus détendue.

Je lui demandai, lorsque nous passâmes devant la petite échoppe, si elle voulait une glace, elle hocha la tête, ce que je pris pour un oui, et nous prîmes tous deux un cornet avec un boule à la vanille, avant de trouver un banc un peu à l'écart de l'agitation du centre-ville, et de se poser tous les deux.

– C'est sympa comme endroit, ta tante ne doit pas s'ennuyer ici...

Je lui souris.

– Nan c'est vrai, je crois qu'elle a toujours quelque chose à faire.

Eleanor sourit légèrement et ses joues prirent une drôle de teinte rose lorsque nos regards se croisèrent.

– Je crois qu'on va se faire bien engueuler demain quand on va rentrer...

Je hochai la tête.

– D'un autre côté... Je trouve ça assez légitime.

Elle acquiesça.

– Je ne dis pas le contraire, assura-t-elle, mais autant j'ai hâte de revoir ma mère... autant je n'ai pas hâte des retrouvailles.

– Tu sais je pense que si elles avaient eu notre âge elles auraient fait la même chose.

Eleanor me lança un regard étonné.

– Je ne te suis pas trop là...

– Ce que je veux dire c'est que nous sommes jeunes. Nous avons des rêves, des espoirs, des idéaux. C'est normal que nous ne pensions pas à la fin, au moment où tout s'arrêtera ; c'est normal que nous ne pensions pas à la mort. Alors la première chose à laquelle nous pensons lorsque quelqu'un disparaît, c'est qu'il est parti accomplir un de ses rêves, un de ses espoirs. Parce que nous sommes jeunes, et que c'est ce à quoi nous aspirons. Donc nous voulons le suivre, le retrouver, car dans le fond, même si une petite voix nous murmure que peut-être, il n'a pas voulu partir, nous forçons le destin à se taire, parce qu'admettre que cela puisse ne pas être un choix, mais un accident, nous forcerait à renoncer à cet espoir qu'il soit encore là, quelque part. Et renoncer serait grandir. Car c'est ce qui nous différencie des adultes, l'espoir. Eux, ils ont abandonné leurs rêves. Ils ont dû y renoncer, parce qu'ils avaient d'autres contraintes, alors ils se sont trouvé un boulot, ou ont fait des études qui ne leur plaisaient pas forcément. Ils ont dû choisir, renoncer à ces voies dont ils avaient tant rêvé. Et aujourd'hui encore, ils renoncent. Ils renoncent à rêver d'histoires romanesques – celle d'un garçon parcourant des centaines de kilomètres pour rejoindre sa bien aimée – comme à s'enfuir de la prison dans laquelle ils se sont enfermés, ou à esquiver les coups. Alors dans le fond, je pense qu'à notre place... Ils auraient fait pareil.

Eleanor me regarda un instant, semblant essayer de déchiffrer le fond de ma pensée.

– Tu es drôlement plus pessimiste que je ne le pensais, constata-t-elle.

Je haussai les épaules.

– Peut-être suis-je juste réaliste ?

– Étrange d'être aussi réaliste pour un garçon ayant aussi peur de la réalité.

– Je n'ai pas peur de la réalité.

Elle me scruta à nouveau. Je n'arrivais pas à comprendre ce qu'elle pensait de ce qu'elle voyait. Elle était imperméable à toute tentative de compréhension.

– J'ai juste peur de grandir.

Elle parut surprise un instant. Puis elle se reprit et m'offrit un petit sourire réconfortant.

– Tu sais... Je suis assez d'accord avec ce que tu as dit, dans l'ensemble. Sauf sur une chose : c'est que ce ne sont pas nos choix, ou le fait que l'on renonce ou non à nos choix qui font de nous des adultes... Pour moi c'est... C'est plus compliqué que cela...

– Développe...

Elle réfléchit un instant.

– Si ton raisonnement était vrai, alors tous ceux qui auraient accompli leurs rêves ne seraient pas des adultes. Or je ne pense pas, dans ce cas, que cela tienne (comme raisonnement j'entends). Perso, je pense plutôt que ce qui fait de nous un adulte, c'est notre capacité à gérer les moments durs, et à les accepter tels qui sont. Peut-être que toi tu appelles ça renoncer à l'espoir, mais pour moi, c'est juste apprendre à voir le monde tel qu'il est sans le voir à travers le filtre du rêve ou de l'espoir. Sans rien romancer, ni enjoliver, ni dramatiser. C'est voir les choses telles qu'elles sont : les voir belles lorsqu'elles le sont, les voir tristes lorsque c'est le cas. Pouvoir ressentir une insoutenable tristesse parfois mais savoir – et non imaginer – qu'après la tempête viendra le beau temps. Pouvoir rire aux éclats sans oublier que chaque jour nous rapproche un peu plus de la fin...

Je fus perdu dans ma propre opinion. Elle venait de me faire voir le monde d'une autre façon.

– Et dans ce cas, conclut-elle, pourquoi devrions-nous avoir peur ?

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Allez savoir pourquoi, ce chapitre est probablement mon préféré, alors que concrètement il ne s'y passe rien...

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