5 jours après
Il pleuvait. Et la pluie, ça me déprimait sévèrement.
Malgré cela, et malgré notre humeur maussade, nous pliâmes la tente, refîmes nos sacs, enlevâmes les antivols de nos vélos, et reprîmes la route.
Nous nous engagions maintenant dans un terrain, une route, qui nous était inconnue. Je nous repérais grâce à mon téléphone, sur lequel j'avais programmé, avant notre départ, un GPS qui nous conduirait là où nous voulions aller.
Pour ce jour-là, nous ambitionnions de rejoindre une tante qui vivait environ à une journée en vélo de la frontière espagnole. J'étais persuadé qu'elle ne serait pas contre le fait de nous héberger, et que puisque Lola s'entendait extrêmement bien avec elle, elle pourrait lui raconter des cracks sur la réelle raison de notre visite, et surtout sur le fait que Maman n'était pas vraiment au courant que nous étions ici.
J'avais comme le pressentiment que nous nous ferions sérieusement disputer lorsque nous rentrerions à la maison. Mais bon, puisque tu serais avec nous, probablement que cela allégerait notre sentence.
Alors nous roulions. Comme la veille, nous laissions nos vélos glisser sur l'asphalte noir de la route, essayant d'avancer le plus vite possible, de gober tous ces kilomètres qui nous séparaient de toi. Tu nous manquais.
J'écoutais le bruit de nos roues.
Le bruit de la pluie.
Je regardais les sourires tristes que me lançait Eleanor au détour d'un virage...
Tout me rappelait ces moments que nous avions passés ensemble...
C'était si dur si tu savais...
Lors de cette journée-là, je repensai à la veille. Je n'avais plus cet enthousiasme, cette piqûre d'excitation qui me donnait envie d'avancer le plus vite possible. C'était comme si la tristesse avait terrassé l'espoir.
Je repensai à chez moi.
Comment allait Maman ? Je lui avais juste envoyé un message pour lui dire que nous étions partis deux trois jours en camping. J'y étais allé aux vacances de printemps avec Thomas et Alya. Alors elle m'avait répondu un long message dans lequel elle me disait que la prochaine fois il faudrait qu'on la prévienne, et que probablement que nous serions privés de sortie en rentrant car cela l'avait vraiment inquiétée.
Elle devait effectivement être préoccupée. Elle n'avait même pas remarqué que cela contredisait le message que je lui avais envoyé en début de journée.
Maman était comme ça, toujours à s'inquiéter. Elle était bien la seule à se préoccuper de Lola et moi d'ailleurs. Mon père n'était jamais à la maison. Et quand bien même, il se moquait royalement de savoir ne serait-ce que comment nous allions. On s'y habituait, avec le temps, à voir notre famille se disloquer, après tout, on s'habitue à tout, même à ton absence.
Une absence qui pesait tout de même sur nous. Nous entravant, nous empêchant de respirer et de reprendre notre souffle.
Je me rappelai ce moment où nous étions tous ensemble, où nous étions allés faire du vélo. Tout était alors si différent... Tout était alors tellement plus facile. S'en était presque douloureux de voir à quel point, aujourd'hui, je ne prenais plus aucun plaisir à parcourir les routes sur ma bicyclette.
J'en avais assez.
Les seuls mots que nous échangeâmes dans la journée furent à propos de notre itinéraire. Pour le reste, seul le silence nous environnait.
Nous arrivâmes chez ma tante le soir. Elle nous accueillit sans poser de questions. Son regard sévère suffit à me faire comprendre que nous avions fait quelque chose que nous n'aurions pas dû faire. C'était ainsi. Nous allions te retrouver. Elle ne pouvait pas nous en vouloir ni nous gronder. Il fallait que nous le fassions.
Nous frappâmes donc vers vingt heures à sa porte. Elle nous ouvrit, offrit une étreinte chaleureuse à ma sœur, ébouriffa mes cheveux lorsque j'entrai avec tous mes sacs, et serra la main d'Eleanor.
Cela me fit une sensation étrange, de me retrouver dans cette maison où javais passé tant d'étés. Cela me fit étrange, de ne plus observer ses murs et les photos dans les cadres avec la même magie que lorsque j'étais enfant. Peut-être avais-je grandi ? Peut-être ton absence m'avait-elle fait prendre conscience que je n'étais plus un enfant.
Eleanor et toi, vous m'aviez fait toucher du doigt au bonheur, malgré tout ce qui se passait dans ma famille, et voilà que tout s'était brisé, en un instant. Il avait suffit que tout vacille, et puis notre bulle avait éclaté.
Je le voyais dans ses yeux, à ta sœur, qu'elle n'avait pas vécu que des belles choses au cours de sa vie. Je le voyais aussi dans tes yeux à toi, mais durant ces moments que nous passions ensemble, j'avais comme l'impression que vous parveniez à vous échapper de ce passé, et à juste profiter du moment présent.
Ma tante nous indiqua que l'on pourrait tous dormir dans la chambre d'amis, il y aurait assez de place pour nous trois, et cela nous permettrait de passer une nuit dans un vrai lit. Apparemment nous n'avions pas l'air en forme.
Je me rappelle ce soir-là, où je passais devant les cadres accrochés dans le salon de ma tante, en me demandant si un jour j'accrocherais des photos de toi, et Lola, et Eleanor, nous quatre, devant un lac, comme sur celle-ci, ou assis dans un canapé à bavarder, comme sur celle-là.
Ma tante nous avait préparé des lasagnes, avec ce qu'elle avait trouvé dans ses placards. Elle avait l'habitude que l'on arrive un peu à l'improviste, surtout pendant nos vacances, alors elle avait toujours de quoi nous préparer un repas bien chaud à se partager.
Mais contrairement à d'habitude, ce soir-là, son visage n'était pas ouvert et affable, ses yeux n'étaient pas rieurs. Elle avait une gravité dans le visage qui durcissait ses traits, et la faisait paraître plus vieille que d'habitude.
– Donc votre mère n'est pas au courant que vous êtes là.
C'était une question, mais cela sonnait plus comme une affirmation. Nous étions tous autour de la table, à manger en silence, et elle avait lancé la conversation. Ça y est, on y était, à la fameuse conversation.
– Si, Morgan l'a prévenue, dit Lola.
Ma tante haussa les épaules. Elle alla remplir la carafe d'eau à la cuisine avant de la reposer sur la table, et de s'asseoir en soupirant.
– Vous savez que vous n'êtes que des enfants ? Enfin... Je sais que bientôt déjà, vous deviendrez des étudiants, vous déménagerez sûrement, vous partirez mais... Pour l'instant vous n'êtes que des enfants... Pourquoi ne laissez-vous donc pas les adultes s'occuper de cela ?
Nous échangeâmes tous les trois un regard. Alors comme ça elle était au courant ? Elle était au courant pour toi ? Pour ton existence ? Pour ton absence ?
Il fallait bien croire que oui.
– Parce que les adultes ne cherchent pas où il faut, lâcha froidement Eleanor.
Ma tante la regarda un instant.
– Les adultes voient peut-être juste la réalité en face ma grande. Parfois nous ne voyons pas les choses qui sont les plus proches de nous...
Et suite à ça, en un éclair, Eleanor se leva. Un de ses mains posée à plat sur la table, le regard dur et accusateur, comme l'index de son autre main, pointé vers ma tante, Eleanor murmura les dents serrées :
– Je vous interdis, de dire quoi que ce soit à propos de mon frère. Vous ne savez rien de lui, c'est compris ? Comment vous pourriez connaître ne serait-ce qu'un dixième de la personne qu'il était ? C'est impossible. Vous ne le connaissiez pas, alors ne vous avisez plus de dire quoi que ce soit à son propos.
Et sur ce, elle tourna les talons, et se rua dans la chambre, laissant un froid glacial dans la pièce.
L'image de ton visage s'imprima un instant dans mon esprit, mais je m'empressai de la chasser. Ce n'était pas le moment de penser à toi. Il fallait que j'aille la voir.
M'excusant alors rapidement, je me levai à mon tour de la table, et je me dirigeai, moi aussi, vers la chambre d'amis. Je poussai légèrement la porte, et vis que ta sœur marchait dans la chambre, décrivant d'un pas pressé des cercles, la tête baissée et les poings serrés.
Lorsqu'elle me vit arriver, elle s'arrêta, me regarda, et me sauta littéralement dessus avant de me pousser vers la porte.
– Dégage, tu comprends !? Dégage ! Je n'ai pas besoin qu'on vienne me sermonner. Je suis pas une gamine, et si c'est pour me dire que t'es là et que tout ira bien, bah va te faire foutre ! Parce que tu peux pas comprendre ce que c'est toi de perdre un frère hein !? Toute façon même ta sœur tu lui parles quasi pas, alors ça changerait quoi hein ? Tu peu pas comprendre, alors dégage...
Vers la fin de sa tirade, sa voix se brisa. Et des larmes se mirent à dévaler ses joues. Elle vint se lover contre moi, doucement, comme si elle avait peur que je la repousse, et ses bras entourant mon torse, elle se mit à pleurer.
Je la serrai à mon tour, et ne fis pas un bruit, ne sachant plus quoi dire. Je crois qu'elle avait juste besoin d'une épaule sur laquelle pleurer, alors je restai là.
J'eus l'impression, sur le coup, que ce moment durait des heures. Elle pleurait, encore et encore, et moi je pensais à ce qu'elle m'avait dit.
C'est vrai que nous ne parlions pas beaucoup, Lola et moi. Mais cela ne m'avait jamais semblé étrange jusque là. Pour moi c'est juste que j'avais mon existence, et elle la sienne, et que ces deux existences ne se côtoyaient pas plus que ça. Mais lorsque je vous voyais, Eleanor et toi, et que je voyais ce lien tellement fort qui vous unissait, je me disais que peut-être, je n'étais pas un bon grand-frère...
Mon cœur se brisait en entendant ses sanglots. Mais je devais être fort, être là pour elle, et pour Lola aussi. Être là pour les soutenir, leur dire de garder le sourire.
Lorsque je retournai dans la salle à manger, mes lasagnes étaient froides, ma tante et Lola discutaient, ma sœur avait les yeux rougis. En passant à côté d'elle, je posai la main sur son épaule. Elle me regarda un instant, et je ne réussis à ne rien lire dans son regard. Enfin, j'y lus plein de choses, mais je ne fus capable de n'interpréter aucune d'elles tant j'étais si peu habituer à voir ainsi ses émotions se démener dans ses prunelles.
Je finis mon plat sans grand appétit, mais pour faire plaisir à ma tante qui les avait préparées, et je m'installai avec elle et Lola sur le canapé du salon.
Personne ne parlait.
Le silence était pesant.
À l'instant-même où je me disais qu'il faudrait que j'aille voir Eleanor pour lui demander si elle souhaitait manger quelque chose, Lola me tendit un journal.
Le gros titre ne me dit rien.
Mais dans la colonne latérale, un article attira mon attention. Il était titré « Le vélo d'un adolescent soupçonné de fugue retrouvé : la police s'interroge sur un possible accident. »
Mon cœur ne s'accéléra pas, je ne fus pas pris d'une furieuse envie de lire l'article, non. Ce fut juste comme si tout ralentissait soudainement autour de moi. L'article, comme indiqué juste au dessus, concernait ma commune. Alors il parlait forcément de toi. Parce que nous n'étions pas nombreux dans notre village, tu étais forcément le seul qui pouvait être concerné.
Je lus l'article rapidement. Je ne me rappelle même plus ce dont il parlait en détail. Tout est comme flou.
Si je me souviens bien, ton vélo avait été retrouvé, abîmé probablement par un choc, mais aucune trace de toi. Des expertises étaient en cours, mais il n'y avait que peu de chance pour que tu en sois sorti totalement indemne.
En lisant ces mots, je pensai à ta sœur. Comment réagirait-elle ? En apprenant que les chances de te revoir étaient encore plus infimes qu'auparavant ?
J'appréhendais, mais malgré tout, je me levai et allai lui donner le journal. Nous n'échangeâmes pas un mot. Son regard suffit à me transmettre la douleur intense qu'elle ressentit à cet instant. Cette peur, celle de ne plus jamais te revoir, et cette colère, tout au fond d'elle, qui grondait, et qui était prête à exploser.
– Je veux rentrer, murmura-t-elle exténuée en fixant le sol devant elle.
Je hochai la tête, puis, voyant qu'elle avait l'air de vouloir rester au calme, je la laissai seule, et retournai m'asseoir au salon.
Ma tante et ma sœur étaient toujours assises. Leur conversation cessa à l'instant où j'entrai dans la pièce.
– Je vous ramènerai jeudi chez vous. Votre mère est prévenue, c'est elle qui m'a demandé de vous intercepter au passage. Demain vous resterez à la maison ici bien sagement, je bosserai toute la journée, Lola s'occupera de préparer le repas demain midi.
Je hochai la tête.
– Bon sur ce, je vais aller me coucher moi, vous pouvez vaquer à vos occupations toute la nuit si vous voulez, mais veillez juste à ne pas faire de bruit, il faut que je dorme moi.
Nous hochâmes la tête, et elle alla se coucher. Ma tante était un personnage étrange.
Lola et moi restâmes tous deux assis dans le canapé, côte à côte. Personne ne parlait.
– Ça va ? je finis par lui demander dans une tentative assez minable de conversation.
Elle haussa les épaules. Je l'observai. Elle avait maigri. J'eus soudain l'impression qu'elle avait pris un coup énorme de maturité. Elle avait grandi, sans que je ne m'en rende compte. Elle était passé de la pré ado un peu perdue, à l'adolescente qu'elle était alors : elle s'affirmait, se cherchait encore un peu, mais dans le fond, son regard était plus franc, plus avenant aussi. Elle n'était plus aussi timide qu'enfant. Et en la regardant ce soir-là dans la lumière blafarde du salon, j'eus l'impression de découvrir une nouvelle personne, une personne que je n'avais plus vue depuis des années.
– Tu sais, tentai-je, si jamais tu as besoin de parler, ou juste d'avoir quelqu'un... Je suis là... Je sais que je ne parle pas beaucoup, que je reste très enfermé dans ma bulle, et que je ne suis pas le meilleur des grands-frères, mais je serai toujours là si tu as besoin, maintenant, ou plus tard...
Ma gorge s'était serrée sur la fin de mes mots. C'était comme si admettre que j'avais manqué à mon rôle de grand-frère me brisait un peu plus de l'intérieur, mais je pense qu'il fallait que je le lui dise, ce soir-là, que malgré tout, malgré notre famille disloquée, malgré notre distance, je l'aimais avec la tendresse avec laquelle on aime sa petite sœur.
Elle ne répondit rien, elle se contenta de me lancer un sourire triste, et de s'allonger, posant la tête sur mes genoux.
Après quelques secondes d'hésitation, je plongeai ma main dans ses cheveux que je caressai doucement. Son visage s'apaisa, et lentement ses yeux se fermèrent.
Lorsqu'elle s'endormit, je passai un bras sous ses genoux, l'autre dans son dos, et je la portai jusqu'à la déposer dans le lit qu'elle partageait avec Eleanor pour ces deux nuits.
Ta petite sœur avait déjà éteint la lumière et semblait perdue dans un sommeil plus ou moins agité.
Moi, doucement, un fois assuré que les deux filles étaient bien couchées, j'allai me changer à la salle de bain. Puis, je m'allongeai sur le matelas posé dans la chambre à même le sol.
Le silence autour de moi m'apaisait, mais n'aidait pas à faire taire mes pensées. Tout se mélangeait dans ma tête. Je repensais à cette journée : la tente, la pluie, la route, le bruit des roues sur le sol mouillé... Et puis la colère d'Eleanor, et l'article.
Moi aussi j'étais en colère, mais c'est comme si tout restait coincé à l'intérieur de moi, et que rien ne voulait sortir. Je n'arrivais pas à extérioriser comme le faisait Eleanor. Je n'arrivais pas à m'énerver contre quelqu'un. Non. J'étais en colère contre le monde entier. J'étais en colère contre l'univers entier.
Tu nous manquais à tous. Et ce manque, peu à peu, se muait en un terrible besoin de vengeance. Car c'était injuste, terriblement injuste que cela tombe sur toi, sur ton sourire d'ange, et sur les étoiles qui illuminaient tes pupilles.
Je dormis très mal cette nuit-là.
Et les nombreuses fois où je me réveillai, je pensai à toi, Angel.
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