3 jours après
Ce jour-là, pour la énième fois depuis que vous étiez nos voisins, nous allâmes manger chez vous. Mon père n'était pas rentré depuis la veille. Ce ne serait ni la première ni la dernière fois.
Parfois, le soir, après le départ de mon père, j'entendais Maman pleurer. Lola allait la voir, la réconfortait. Moi, jamais je n'y arrivais. Je ne voulais pas être mêlé à ça, bien que je susse que cela concernait mes deux parents. Je voulais me conforter dans l'idée que tout irait mieux. Qu'un jour, tout rentrerait dans l'ordre. Triste illusion.
Maman était triste, et irrémédiablement amoureuse.
Longtemps j'avais cru que cette situation ne la dérangeait pas. Mais un jour, alors qu'elle se disputait avec mon père, j'avais pris une photo.
S'ils l'avaient su, je me serais fait bien disputer.
Toujours est-il que j'avais fini par décharger cette photo, et par l'observer.
On aurait dit que j'avais emprunté un fragment de temps. Tout, sur le cliché, semblait suspendu, prêt à craquer. La vie semblait sur le point de reprendre, l'image sur le point de bouger, comme si tout s'était arrêter juste à temps. Juste avant que tout bascule, finalement.
La cuisine était faiblement éclairée par le soleil du matin qui passait à travers les rideaux. Bien que je ne me rappelasse plus de la météo de ce jour-là, la faible luminosité me laissa penser que c'était probablement un de ces jours où le ciel couvert nous fait hésiter à prendre un parapluie. Je me rappelle que mon père venait de rentrer, et que Maman l'attendait dans la cuisine, sachant bien que, comme à son habitude, il passerait boire une boisson chaude et manger un bout avant de se coucher pour sa nuit diurne.
Sur la photo, Maman était debout. Elle portait une robe en laine, assez à près du corps, couleur crème. Elle portait ses pantoufles qu'elle ne met qu'à la maison, et avait mis des collants noirs. Ils étaient filés au niveau du tibia.
Mon père portait ses vêtements de travail. Il avait l'air fatigué.
Il criait sur Maman.
Maman, elle, elle pleurait.
Et il y avait, dans le coin, en bas à droite de l'image, cette tasse, que mon père tenait l'instant d'avant dans sa main, explosée contre le carrelage, dont les débris s'envolaient un peu partout dans le cadre de l'image. Maman était droite. Les yeux fixes, embués de larmes, sur mon père, en train de le jauger, de l'observer.
Elle aurait eu mille fois plus de raisons de s'énerver. Mais elle restait là, à le regarder.
Et la tasse se brisait dans le coin de l'image.
Et puis, il y avait cette cruauté. Il y avait ces fleurs. Jamais je n'avais pu les observer sur un visages. Il y en avait déjà eu certaines, mais jamais celles-là, jamais comme ça, de manière aussi cruelle.
Le visage de Maman était parsemé de fleurs. Il y avait beaucoup de fleurs bleues. Leur couleur était triste, mélancolique, incroyablement douloureuse. Il y avait aussi des fleurs roses. Celles-ci étaient comme délavées. Comme un amour qui se serait poli, abîmé, perdu au fil des jours, mais elles étaient tout de même là. Et enfin, il y avait un dernier type de fleurs, qui ornaient son visage. Elles étaient sombres, hérissées de pointes, bleues, rouges et violettes. Sombres, refermées sur elles-mêmes, effrayées.
Toutes ces couleurs qui se mêlaient sur le visage de Maman lui donnaient une beauté tragique qui avait fini par souvent l'accompagner à partir de ce jour-là.
Mon père, lui, n'avait qu'un seul type de fleurs qui ornait son visage. Elles étaient petites, piquantes, noires et rouges, exacerbées. Elles étaient l'incarnation-même de ce que ressentait mon père à cet instant présent : de la haine.
Je compris, quelques mois après avoir pris cette photo, que rien n'avait plus jamais été pareil à partir du moment où cette tasse avait explosé par terre. Maman s'était renfermée, quelque chose s'était brisé en elle, ce petit quelque chose qui jusque là avait briller avec tant de ferveur que ça l'avait fait vibrer et rayonner pendant des années.
À partir de ce matin-là, mon père n'avait plus jamais passé plus d'une heure seul dans la même pièce que Maman.
À partir de ce moment-là, il ne cacha plus qu'il ne faisait pas que travailler lorsqu'il partait, la nuit.
Bien que j'eusse probablement toujours su que cela faisait longtemps qu'il était trop tard, ce jour resta pour moi le jour où tout bascula inéluctablement.
Papa ne rentra plus jamais vraiment à la maison.
Bref, ce n'est pas important.
Nous allâmes donc, ce jour-là, manger chez vous.
Dans votre maison, il régnait une bonne odeur d'épices, ta mère était une vraie cheffe, et comme d'habitude, le repas fut un véritable délice. J'aimais cette atmosphère familiale qui se dégageait de chez vous. C'était apaisant et réconfortant. Les plaids aux couleurs chaudes, les bonnes odeurs de nourriture, et ces milliers de photos de vous, jeunes et moins jeunes, accrochées aux murs.
Encore une fois, on se lamenta de ne pas avoir eu de nouvelles du commissariat, et on déplora ton absence. Eleanor, Lola et moi restâmes silencieux. Nous en avions probablement assez de pleurer. Cela faisait trois jours que tu avais disparu, et tu avais très certainement laissé des indices, volontaires ou non.
Après le repas, en catimini, nous montâmes dans ta chambre. Le lit était défait, des vêtements traînaient parterre. Dans le fond, tu aurais pu rentrer d'une minute à l'autre.
Nous échangeâmes un regard, puis chacun commença à fouiller, cherchant le moindre d'indice de là où tu pourrais être.
Je commençai par ta bibliothèque. Elle regorgeait de livres, la plupart écrits en portugais. Mais, il y en avait aussi en français, et en anglais. Je passai mes doigts sur le dos des livres, comme si cela pouvait, comme par magie, me donner tout-à-coup la raison de ton absence. Naturellement cela n'arriva pas.
Il y avait, posés devant les livres, quelques bibelots que j'observai. Deux boules à neige, trois cartes postales qui dataient de plusieurs années auparavant, et une figurine de bébé dragon sortant à peine de son œuf. Rien qui eût pu nous aider, en somme.
Je m'attaquai ensuite à ton bureau, que fouillait déjà Eleanor. De la paperasse s'entassait un peu partout, et il nous aurait clairement fallu des années pour tout regarder en détail. Alors on se contenta de feuilleter, espérant trouver un indice.
Il y avait beaucoup de cartes des étoiles, imprimées à l'arrière d'anciennes feuilles de cours d'anglais. On dirait que tu n'aimais pas beaucoup l'anglais. Il y avait aussi des feuilles avec des dessins, des schémas, et toute une pile de feuilles remplies d'exercices de maths, en portugais.
Ensuite, étaient posés sur ton bureau, des pots à crayons, décorés de ruban adhésif de couleur, et dans lesquels on pouvait trouver toutes sortes de pinceaux, crayons, feutres, et autres ustensiles de dessin. Le tout, malgré sa forte ressemblance avec un capharnaüm pur, semblait étrangement organisé, dans un ordre qui déjouait toute logique.
Nous passâmes au peigne fin tout le reste de ta chambre. Mais rien. Aucun indice ne put nous dire où tu étais allé ce matin-là, et ce qui avait pu t'arriver. Nous ressortîmes donc bredouilles de ta chambre, mais, alors que j'allais refermer la porte derrière nous, l'attention d'Eleanor fût attirée par quelque chose, tombé entre ta table de nuit et le mur de ta chambre.
Elle bougea légèrement le meuble, et récupéra le fameux objet. Ça semblait être un papier. Les yeux rivés dessus, elle ressortit de ta chambre, et ferma la porte, avant de s'asseoir à côté de nous dans la mezzanine.
Ses yeux s'étaient embués. Des larmes semblaient prêtes à dévaler le long de ses joues.
En l'espace d'une minute, tous les scénarii possibles et imaginables me passèrent à travers la tête. Était-ce une lettre d'adieu ? Et si oui ? Étais-tu simplement parti ? Ou pire... ?
Lola prit délicatement le papier, venant s'asseoir à côté de ta sœur, et passant un bras autour de ses épaules. Elle le posa face visible par terre, et chacun posa les yeux dessus.
C'était une photo. Elle avait été prise sur une plage. Le soleil faisait scintiller la mer comme un océan de cristal. Le sable semblait fin. Tu étais debout, au centre de la photo. Tu portais, sur ton dos, une jeune fille aux cheveux bruns, abîmés par le soleil, et aux yeux bruns, pétillants. Tes cheveux à toi aussi, semblaient être bien abîmés par le sel, et le soleil. Tes yeux étaient plus vifs que jamais, perçant l'objectif en plein cœur.
Sur la droite de la photo, on pouvait voir des arbres, et des terrasses de café, sur lesquelles étaient installés quelques touristes qui profitaient d'une glace.
Ton sourire resplendissait. Et celui de la jeune fille sur ton dos aussi. Ils étaient tous deux lumineux. Vous sembliez en plein fou-rire. Elle se cramponnait à toi, la tête posée contre ton cou, et sa longue robe multicolore volant autour de vous. Toi, tu portais un tee-shirt vert foncé, et un short de plage à motifs hawaïens.
Sortant du cadre, en bas de la photo, on voyait une partie de l'ombre de la personne qui avait pris la photo. Elle était très allongée. C'était probablement en fin de journée. Ça expliquerait aussi la lueur orangée des rayons du soleil couchant. Le ciel était bleu, très clair.
Ça devait dater de longtemps auparavant. Tu avais l'air plus jeune. Plus insouciant.
Eleanor s'essuya les yeux.
– C'était chez nous, l'été dernier. La fille sur son dos, c'est sa copine, Alcinda. Ils se connaissent depuis toujours...
Elle garda les yeux fixés sur le cliché un instant.
– Désolée, murmura-t-elle en essuyant ses yeux une énième fois, c'est juste que tous ces souvenirs sont douloureux maintenant... J'y étais avec eux, à la plage, ce jour-là. C'est moi qui ai pris la photo.
J'entremêlai mes doigts au siens, ne sachant quoi faire de plus.
Ce silence dura quelques instants avant que je dise :
– Il m'avait parlé d'elle, une fois, il était très, très amoureux, et elle semblait vraiment lui manquer... Il paraissait prêt à tout pour la revoir...
Lola leva les yeux vers moi.
Je compris tout de suite de quoi il était question. Je connaissais ma petite sœur comme personne, et je savais à quoi elle avait pensé... Seulement, je ne te connaissais pas assez pour savoir si tu aurais été capable de faire ça, seul.
Je fis signe à Lola de demander à Eleanor, qui regardait la photo avec un air nostalgique.
– Tu penses qu'Angel aurait pu partir la retrouver ? demanda Lola de but en blanc.
Eleanor sembla y avoir pensé elle aussi, parce qu'elle ne parut pas vraiment surprise de la question.
– Ça ne serait pas sa première fugue, répondit-elle étonnamment, et c'est vrai que ça aurait été son genre de partir la retrouver... Mais... je ne sais pas, j'ai l'impression qu'il nous manque un maillon de la chaîne... Et puis, nous avons contacté Alcinda, elle n'a pas plus de nouvelles que nous, elle nous, donc s'il est parti, il ne l'a pas prévenu, et il n'est pas non plus arrivé.
Lola et moi échangeâmes un nouveau regard. Peut-être qu'il nous manquait quelque chose, mais pour la première fois depuis ta disparition, nous avions un début de piste. Ce n'était pas à négliger.
Ma sœur redescendit quelques minutes plus tard, allant chercher son téléphone pour faire une recherche. Ele et moi restâmes donc tous les deux, assis dans la mezzanine, main dans la main.
– C'est si beau, leur histoire, murmura-t-elle soudain, parlant d'Alcinda et toi.
Je hochai la tête, ne sachant quoi dire de plus.
– J'espère que... nous aussi... nous aurons une aussi belle histoire, continua-t-elle en plantant ses beaux yeux dans les miens.
Je capturai alors ses lèvres. Ses mains s'accrochèrent à ma nuque, approfondissant notre baiser. Les mains posées sur sa taille, je la rapprochai un peu de moi. Elle était si belle, si douce.
Nous entendîmes des pas dans les escaliers, et échangeâmes un dernier baiser avant de nous écarter.
Lola était de retour, son téléphone dans une main, et une assiette contenant des petits gâteaux dans l'autre.
Le reste de la soirée se passa ainsi, calmement. Nous passâmes beaucoup de temps à parler de toi, et de la possibilité que tu sois parti, loin, pour retrouver celle que tu aimais, et avec qui tu avais grandi. Nous évoquâmes la possibilité d'aller te chercher, de te dire de revenir. Nous avions tous si peur pour toi, si peur qu'il te soit arrivé quelque chose en chemin, que nous étions prêts à accomplir des kilomètres pour te retrouver, pour te ramener à la maison.
Une nouvelle flamme nous permettait de supporter ton absence désormais. C'était l'espoir. Nous nous étions rendu compte, le jour de ta disparition, que les bons moments passés ensemble n'étaient pas un instant de quiétude éternel. Mais, si le bonheur n'était pas éternel, l'espoir, lui, l'était.
Alors, avec cette faible lueur qui vibrait désormais en nous, nous décidâmes qu'il était temps. Temps de t'aider, de mettre la main à la pâte. Temps de partir à ta recherche.
Nous allions te retrouver, Angel.
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Alors, avez vous une idée de ce qui a pu arriver à notre cher petit Angel ?
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