1 jour avant

Je jetai un œil dans mon miroir. Ça n'allait pas, ça n'allait pas du tout. Mais je n'avais pas le choix.

J'essayai – en vain – d'enlever les faux plis de la chemise à carreaux que j'avais enfilée sur mon éternel tee-shirt noir, puis, je passai rapidement une main dans mes cheveux.

Les vestiaires du gymnase n'étaient définitivement pas le meilleur endroit où se changer avant une soirée.

– T'es prêt Morgan ?

Je sursautai tandis que les autres gars de mon équipe s'apprêtaient à ressortir du vestiaire.

– Ouais, c'est bon, je ne ferai pas mieux.

L'un des gars me donna un petit coup de coude taquin.

– T'inquiète, je suis sûr qu'elle te trouvera à croquer.

Je rougis légèrement mais fis en sorte de ne rien laisser paraître.

Lorsqu'on retourna sur le parking de la salle de sport, nous constatâmes que plusieurs personnes étaient déjà arrivées. Il y avait dans l'air une bonne odeur de barbecue, et des enfants couraient un peu partout. Je vis maman, madame Da Costa, Eleanor, Lola et toi, qui entrâtes dans le parking, les yeux grands ouverts, vous imprégnant de l'odeur et l'énergie du lieu.

Je vous rejoignis en quelques coups de roller.

– Bonjour à tous ! Ça va ?

Je vous fis tous la bise, me baissant pour compenser les dix centimètres gagnés avec mes patins. Le monde semblait différent vu d'en haut.

– Oui, vous allez nous faire une petite démonstration ?

Maman semblait contente d'être là. Elle venait toujours à toutes mes courses de roller, je crois qu'elle aimait bien ça, pas comme mon père.

– On ne va pas tarder oui, après vous pourrez essayer si vous voulez, on restera dehors par contre, pas à l'intérieur car il n'y a pas assez de place, et puis voilà, bon, je vais rejoindre mon équipe, je vous retrouve après !

Vous rîtes devant mon enthousiasme débordant. J'aimais le roller, j'aimais la vitesse, et j'avais hâte que vous vissiez tout ça. Je repartis vers les garçons qui étaient en train d'enfiler leurs coudières et protège-poignets.

C'est marrant comme on pratiquait beaucoup le roller dans les petits villages de France. Notre club rassemblait des jeunes venus de plusieurs kilomètres à la ronde car, comme nous manquions de moyens et d'adolescents dans nos hameaux, nous avions construit notre force sur notre union.

Quelques années plus tôt, la mairie avait investi dans une piste de roller. Elle était constituée d'une piste centrale, ovale, pour les entraînements techniques, et d'une piste ronde, encerclant la première, pour les courses et le roller derby.

Moi, je faisais du roller de vitesse. Il fallait de la puissance dans les jambes, de l'équilibre, et être une sacrée tête brûlée, pour être prêt à foncer, tête baissée, au milieu de la mêlée, espérant être le premier à arriver à la ligne, à l'autre bout de la piste.

– Morgan ? T'es prêt à te prendre une raclée ?

Thomas était un grand type qui culminait à un mètre quatre-vingt-dix, tout en longueur. En le voyant, au premier abord, il avait l'air plus maigrichon que musclé. Malgré cela, personne n'avait réussi à le battre de toute la région. On s'entendait plutôt bien, il aimait bien me sortir ses vannes pourries à tout bout de champ, et je ne savais pas assez bien tenir une conversation pour lui répondre.

En réalité, à la base, il me collait vraiment aux basques. Non-pas que je n'eus pas envie de lui parler, mais disons seulement que ma timidité maladive me poussait à les fuir le plus possible, lui et son sourire jovial. Mais, avec le temps, une réelle complicité était née entre nous, bien qu'il continuât à faire la conversation quasi-exclusivement seul.

Nous nous dirigeâmes vers la piste de course. Les quelques autres garçons de l'équipe étaient là. Nous avions, pour cette course, entre treize et dix-huit ans. Les filles du club nous rejoignirent, et quelques minutes plus tard, la vingtaine de jeunes s'élança.

Nous partîmes sur les chapeaux de roues, et rapidement, Thomas se détacha du groupe. Inhumain.

J'avançais, doublant mes adversaires un à un, ayant pour seul objectif la ligne d'arrivée. Mais avant cela, il me fallait faire trois tours. Alors, je donnai tout ce que j'avais, et j'avançai le plus vite possible, poussant mes muscles à ce contracter toujours plus rapidement, à me propulser toujours plus loin.

Je croisai ton regard, tu souriais. Tu avais l'air de trouver ça amusant. Ça me donna le sourire, et de la force. J'accélérai.

Je doublai une fille. C'était la cinquième. Plus que deux et je serais sur le podium.

Un deuxième tour, je croisai le regard d'Eleanor, et me fit un clin d'œil, et je lus sur ses lèvres qu'elle me souhaitait bonne chance. Regain d'énergie, j'accélérai.

Je doublai un garçon de mon équipe. Il avait quinze ans, et était généralement plutôt bien classé. Cela me donna du courage. Plus qu'une personne à doubler et je serais sur le podium.

J'entamai alors mon troisième tour. Je repassai devant vous, seulement cette fois, je ne pris pas le temps d'échanger un regard avec vous. Il fallait que je le double. Plus qu'une place, et je serais sur le podium. Plus qu'une.

J'avançais. Un mètre me séparait de lui, soixante-quinze centimètres, cinquante, vingt, dix...

Je passai la ligne d'arrivée.

Je pris le temps de ralentir avant de me rendre sur la piste centrale où se tenait les premiers arrivés. Il y avait la capitaine de l'équipe de roller derby et Thomas. Ils semblaient se prendre la tête. Le président du club riait aux éclats à côté d'eux, les oreilles sur leur conversation, et les yeux naviguant entre son chronomètre et la piste où les derniers étaient en train d'arriver.

– Arrête ça où je te casse le petit doigt ! s'exclama la capitaine alors que j'arrivais à leur niveau.

– Toutes les grandes histoires d'amour commencent par un petit doigt cassé, renchérit le président.

Je me mis à sourire. La jeune femme râla et Thomas s'éloigna d'elle quelques instants plus tard pour me rejoindre.

– T'as vu, j'ai gagné !

Je souris, oui, comme d'habitude. Il me sembla qu'il avait donné le meilleur de lui-même, de fines gouttelettes perlaient partout sur sa peau noire, et collaient son tee-shirt à son torse musclé.

– Allons boire un truc, proposai-je.

Il acquiesça et partit chercher son amie avant que nous partissions vers les tables où les entraîneurs et d'autres adultes du club servaient à boire. Nous attrapâmes un verre d'eau chacun, et échangeâmes quelques banalités.

Je vous cherchais, Lola, Eleanor et toi, des yeux.

L'endroit avait été divisé en plusieurs parties bien distinctes. On avait la piste de course, à l'extérieur de laquelle un vieux bâtiment en préfabriqué nous servait de vestiaire. Quelques bancs avaient été installés à côté de celui-ci afin que les parents qui étaient venus voir les courses puissent s'asseoir pour mieux profiter du spectacle. Je vous repérai tous les trois dans ce coin là, les yeux rivés sur deux équipes d'enfants, s'affrontant dans un match de ce qui ressemblait à du roller derby, adapté à leur âge.

Sur une moitié de la piste centrale, il y avait des tables qui avaient été installées sous un barnum, et qui serviraient à accueillir les familles pour un repas partagé tous ensemble. Une autre partie de cet espace-là avait été dégagée pour les nouveaux arrivants souhaitant essayer quelques pas en roller après que les courses seraient finies.

Thomas et son amie continuèrent de se disputer un petit moment, jusqu'à ce que ce soit aux filles de son équipe d'aller faire une démonstration de roller derby.

– Morgan, surveille mon verre, je reviens, et j'ai pas confiance en Thomas...

Elle me colla son verre dans mes mains avant de commencer à s'éloigner.

– Alors tu t'en vas, comme ça, sans un « au revoir » !? lança Thomas avec un faux air dramatique.

La jeune femme revint vers nous et donna un coup sur le casque de Thomas.

– Je reviens dans deux secondes idiot.

Thomas posa une main sur sa hanche.

– Je m'en fous, au final t'es quand même revenue.

Elle rougit légèrement, et il la laissa partir, sans un mot de plus.

C'est toujours ainsi entre eux, à demi-mot, comme si chacun avait peur de voir tous ses espoirs voler en éclats, préférant garder l'autre proche de soi, plutôt que de le voir partir...

– Tu lui diras quand ?

Thomas sursauta et posa les yeux sur moi.

– Et toi ?

Je ne répondis rien. C'était mon plus vieil, et probablement mon seul ami. Je ne voulais pas forcer.

La course se passa dans les acclamations du public. Chacun voulait que sa favorite gagne.

Ce fût l'équipe que soutenait Thomas qui gagna, et son amie revint vers nous victorieuse. Je lui rendis son gobelet, et lassé de tenir la chandelle, je m'éloignai pour vous rejoindre.

– C'était super ! t'exclamas-tu quand j'arrivai près de vous.

Mon œil gauche commença à cligner doucement, je n'étais pas très à l'aise avec les compliments.

– Merci, répondis-je mal à l'aise, je suis content que ça vous ait plu !

C'était sincère.

– Bon, c'est quoi la suite du programme ? demanda Lola.

– Ça vous dit d'essayer ?

Quelques minutes plus tard, nous étions tous les quatre sur des patins à roulettes, et je t'aidais à ne pas te casser la figure, tandis que les filles faisaient des tours de pistes, un peu plus à l'aise que toi.

Je remarquai que ton sourire avait fané, presque disparu. Tu semblais terriblement mélancolique, et bien que tu risses à mes blagues, je ne pu m'empêcher de me demander si tout allait bien pour toi.

Je t'aidai ainsi pendant une petite heure, durant lequel nous mamans nous observaient, installées toutes les deux à une des longues tables, et souriant doucement tout en nous surveillant d'un œil bienveillant.

Les filles finirent par nous rejoindre, et Lola et toi partîtes enlever vos rollers, fatigués de sans cesse galérer.

Les tables se remplissaient peu à peu, et nous ne fûmes finalement plus que deux sur la piste. Une musique emplissait l'air, légèrement, assez présente pour se mêler à la rumeur des conversations, mais trop basse pour les couvrir.

– Tu ne veux pas qu'on rejoigne les autres ? demandai-je à Eleanor.

Elle haussa les épaules. Elle se tenait à un peu plus d'un mètre de moi, elle me tournait le dos et semblait extrêmement concentrée sur ses patins.

Finalement, après quelques secondes à rester immobile comme ça, elle commença à se mouvoir. Son corps glissai sur le sol, avec une aisance déconcertante. C'est comme si les patins étaient une partie d'elle même. Comme si elle avait toujours vécu avec. Et elle se déhanchait ainsi, sur le rythme de soul qui emplissait les oreilles de chacun.

Et elle était si belle, Angel, si tu l'avais vue. Son corps se mouvant ainsi, les cheveux s'envolant dans le vent. Et ses jambes, galbées, et ses mains, si fines, si belles...

Et son visage, si expressif, si détendu.

J'étais hypnotisé par elle. Elle avait plus de pouvoir sur moi que jamais personne n'en avait eu avant elle.

Elle finit par s'arrêter. Légère. Elle finit par revenir dans sa position initiale. De dos, je pouvais voir ses épaules bouger doucement au rythme de sa respiration.

Je m'approchai d'elle lentement. J'avais peur de l'effrayer.

Je posai ma main droite sur son épaule. Mon souffle caressait son cou. Elle était toujours dos à moi.

J'avais l'impression de sentir son cœur pulser jusqu'à moi. Il battait vite. Le mien aussi.

Ma main descendit de son épaule jusqu'à sa taille. Je la serrai alors contre moi. Ses doigts s'entrelacèrent au miens.

Elle fit tomber sa tête en arrière, et la posa contre ma clavicule. Elle était si belle ainsi, la gorge à l'air libre, me donnant envie de l'embrasser un peu plus à chaque seconde...

Elle se retourna alors lentement, et glissa ses mains dans mon dos avant de me serrer contre elle.

Son étreinte fit ralentir peu à peu les battements de mon cœur, apaisé.

Je plongeai le visage dans ses cheveux, ils sentaient bon. Il y avait quelque chose de fruité dans cette odeur, de boisé plutôt... C'était apaisant.

Doucement, mes lèvres se posèrent sur son front.

Elle transpirait légèrement suite à sa prestation, mais ce n'était pas grave, j'avais envie de la sentir près de moi, coûte que coûte.

On resta ainsi quelques instants. Nous étions bien, dans les bras l'un de l'autre.

Et puis, nous sentîmes la délicieuse odeur de nourriture qui provenait des tablées de l'autre côté de la piste. Alors nous remîmes des baskets en discutant sur un ton léger, puis nous rejoignîmes vous rejoignîmes.

Durant les quelques pas qui nous séparaient de vous, Eleanor attrapa ma main, et entrelaça ses doigts aux miens.

Lola discutait avec Maman et ta mère. Et toi, tu avais le regard perdu dans le vide. Tu semblais si mélancolique.

Nous nous installâmes à la table, et nous mêlâmes aux conversations. Je passai une bonne soirée, et je crois qu'Eleanor aussi. Tout semblait si naturel.

Puis, vers onze heures environ, Thomas et la capitaine de l'équipe nous rejoignirent, et nous proposèrent de s'éloigner un peu du groupe, et de mettre de la musique.

Nous acceptâmes, et bien que tu ne voulusses au début pas venir, nous te forçâmes à te joindre à nous.

Nous nous éloignâmes tous les six des longues tables, et nous nous installâmes sur les bancs, installés à l'origine pour les parents qui voulaient voir les courses de rollers.

– Vous êtes nouveaux dans le coin ? demanda alors du tac au tac la capitaine de l'équipe des filles.

Eleanor hocha la tête.

– On a emménagé ici au début de l'été, on habite en face de Morgan et Lola.

Elle posa la main sur ma cuisse en prononçant ces mots, et j'eus l'impression que l'air était beaucoup plus lourd tout-à-coup.

– Vous vous appelez comment ? les interrogea alors Eleanor, la main toujours sur ma jambe.

– Moi c'est Alya, et l'autre boulet là c'est Thomas.

– Tom pour les intimes, rajouta mon pote.

– Intimes de rien du tout surtout, renchérit Alya.

Ils se disputèrent encore quelques secondes ainsi sous les regards amusés de Lola et Eleanor, et sous le mien, fatigué de les voir sans cesse se chamailler ainsi.

– Et vous c'est comment ? demanda Thomas quelques longues secondes plus tard.

– Moi c'est Eleanor, et lui, fit-elle en te désignant, c'est mon frère, Angel.

Alya braqua un regard curieux sur toi. Tu semblais l'intriguer, je pouvais comprendre. Tu avais cette manière de regarder le monde, avec tant de bienveillance et d'amour que s'en était déstabilisant pour nous, êtres humains habitués à la violence.

Tu ne la calculas pas, les yeux levés vers le ciel, tu avais la tête perdue dans les étoiles, avec cette façon bien à toi de t'y perdre, de t'y noyer dans ta triste mélancolie.

Angel, qu'est-ce qui n'allait pas ?

Nous parlâmes de tout et de rien pendant une bonne partie de la nuit. Tu gardais les yeux rivés vers le ciel. De temps en temps je te voyais prononcer quelques mots à voix basse, rapidement.

Maman et ta mère rentrèrent vers minuit. Elles nous demandèrent de ne pas rentrer après deux heures du matin. Il ne fallait pas qu'on soit trop fatigués le lendemain, et puis on devait rester tous les quatre tous ensemble jusqu'à la fin de la soirée.

Lorsqu'elles s'éloignèrent de la piste de roller pour rentrer, Eleanor se pelotonna contre moi. Je crois qu'elle commençait à avoir froid.

Je passai donc mes bras autour d'elle, et la serrai contre moi. Thomas étreignit lui Alya. Ils semblaient beaucoup plus calmes tout-à-coup tous les deux. Lola s'enroula un peu plus dans son pull épais.

Toi seul semblais ne pas avoir froid. Tu avais les yeux plein du cosmos dans lequel tu étais plongé. L'univers entier se tenait à tes côtés.

La soirée s'éternisa, et lorsque le froid eut eu raison de nos dernières forces et que la fatigue commença à avoir raison de nous, nous nous décidâmes à rentrer.

Sur le chemin, tu gardais les yeux rivés vers le ciel, comme si c'était la chose qui t'était la plus chère au monde. Lola avait les yeux sur son téléphone, et moi, je marchais à coté d'Eleanor, un bras passé autour de ses épaules, et mes rollers dans l'autre main.

Nous étions silencieux, et une fois arrivés devant nos maisons, nous nous séparâmes sans bruit. Tu poussas la porte de ta maison, et tu me souris en me faisant un petit signe de la main.

Si j'avais su, Angel, je t'aurais au moins serré dans mes bras. Je suis désolé Angelo, je suis tellement désolé.

Lola elle aussi regagna son chez elle, laissant les clefs sur la porte pour que je puisse ensuite rentrer moi aussi.

Et nous restâmes là tous les deux un instant.

Ses yeux sondaient les miens. Mon regard se perdait tant dans le sien que j'en étais happé, incapable de m'en défaire.

Je détaillai la moindre parcelle de son visage, et puis, doucement, je rapprochai mes lèvres des siennes.

Ce fut léger, et si innocent. Nos lèvres s'effleurèrent à peine, trop timides.

Seulement, ce fut comme un feu d'artifice en moi. Un tsunami.

Je la serrai à nouveau contre moi, comme si c'était la dernière fois.

Si j'avais su Angel. Si j'avais su...

Je rentrai ensuite chez moi, laissant une ultime fois mon regard la parcourir.

Si j'avais su Angel, je t'aurais dit de rester, je t'aurais dit de ne pas le faire. Je t'aurais dit à quel point tu comptais pour moi, et à quel point Eleanor et toi vous aviez égayé mon quotidien morose et triste.

Je t'aurais dit que tu m'avais appris à regardé les étoiles et que je t'en étais reconnaissant.

Mais je ne savais pas.

Je ne pouvais pas savoir...

Angel...

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On arrive à un moment tellement crucial de l'histoire. J'ai trop hâte que vous lisiez les prochains chapitres !!!

Bon, je vous souhaite une bonne journée ! ❤️❤️❤️

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