Deuxième partie


  Il marcha et marcha, tandis qu'autour de lui, les mêmes phénomènes qu'auparavant se produisaient. Le soleil saignait et baignait le ciel d'un or cramoisi, son cœur battait de travers et le monde fluctuait durant des laps où il aurait été incapable de dire s'il s'était écoulé une seconde ou un siècle. Son errance traversa les âges. Des fois, il repassa à des lieux, pour découvrir de vieux arbres au lieu de frêles pousses, ou des déserts à la place d'océans. À moins que les oiseaux ne se figent dans le ciel, qu'il se retrouve incapable de bouger, la bouche entrouverte pour une respiration qui ne se finirait jamais.

   D'un coup, il sentit une main dans la sienne. Il suivait un enfant sans avoir aucune idée de comment il s'était retrouvé à courir avec lui au milieu des sous-bois. L'odeur du tapis de feuilles mortes et de mousse s'accentuait à chaque pas, et parfois, il fallait se baisser pour passer sous les branches les plus basses. Le feuillage était si épais que la lumière arrivait à peine jusqu'à lui: juste une étincelle de temps à autre, qui illuminait le couvert des bois comme une aube avant qu'ils ne replongent dans une semi-obscurité.

   Ce fut un de ces éclats qui le fit réaliser qu'il n'était pas seul. D'autres enfants l'entouraient, cavalant dans la même direction, avec la même vitesse et la même habileté que des daims. L'exaltation s'empara de lui, et il accéléra. S'était-il déjà senti comme ça? Les branches fouettaient son crâne et ses joues en y laissant des stries où affleurait le sang, mais il accueillit cette douleur avec joie, car elle le faisait se sentir vivant. De même qu'il se réjouit de ce vide dans ces poumons torturés par la course, ou de la douleur dans ses jambes qui n'étaient pas habituées à l'effort. Pourtant, il n'avait aucune idée d'où il allait.

   Les enfants ralentirent le rythme, et il les imita. Celui qui le guidait resserra sa poigne, et se tourna vers lui, lui montrant pour la première fois son visage. Ses yeux étaient deux orbes verts écarquillés, pratiquement de la même couleur que ses vêtements – un pantalon auquel il manquait la moitié d'une jambe, une chemise froissée sans rien en dessous.

   « Venez, on y est! »

   La candeur de son ton, le rouge de ses joues, et les cris excités des autres autour, firent monter ce sentiment qui éclata dans sa poitrine. Il ne demandait qu'à rester avec eux pour toujours, pour courir dans les bois en ignorant sa destination.

   La lumière passait à travers un rideau de feuillage, et l'enfant, de son autre main, écarta la plus grosse branche de cet amas pour leur ouvrir le passage. La luminosité formait un passage, dans lequel ils s'engouffrèrent d'un même pas.

   Un tremblement. Il se sentit aspiré, son cœur rata un battement, et l'excitation laissa place à une constante sans émotions. Encore des visions, des souvenirs du passé et du futur s'offrirent à lui en l'espace d'un instant. Les époques s'effleurèrent.

   Le poids dans sa main avait changé. Elle était devenue vieille et fripée. L'enfant était devenu un vieillard incapable de poursuivre leur course. Son écharpe faisait plusieurs fois le tour de son cou, et son manteau atteignait presque le sol, tant il était courbé en deux. De même pour les autres enfants, un groupe d'ancêtres maugréants dans leurs barbes, le visage plissé par le poids des âges.

   Quant à ce qu'il y avait en-dehors des bois, ce n'était qu'un village abandonné de la plupart de ses habitants. Les murs effondrés ne racontaient rien. Un puits auquel il manquait une moitié se morfondait dans sa poussière. Une statue mal taillée ouvrit les yeux à leur approche, puis retourna à son sommeil.

   Les enfants qui n'en étaient plus se dispersèrent, clopinant jusqu'à leur maison pour ensuite claquer la porte derrière eux. Hébété, il les regarda sans savoir s'il devait les suivre. Celui qui avait tenu sa main plissa les yeux et aboya dans sa direction.

   « Je t'ai emmené où tu voulais. Maintenant, laisse-nous en paix. Tu ne devrais pas être ici. »

   Alors, où devrait-il être? Il se rappelait, à présent. Il les avait rencontrés dans un autre éon, et il les avait entendus parler de leur chez-eux, qu'ils lui avaient proposé de montrer. Mais le temps qu'ils arrivent, et ils étaient déjà affectés par les distorsions de ce temps qui ne suivait pas la logique. Déjà, pourquoi voulait-il voir le village? Ah, oui, il cherchait une cité, celle autour d'un lac, pour y trouver des réponses. Mais celle-ci n'était pas la bonne.

   Le soleil lui monta à la tête, le laissant incapable de penser. Il contempla les vieux se répartir. Certains erraient, articulant in-audiblement pour des proches qui n'étaient plus là pour écouter. D'autres priaient, mains jointes, devant tel ou tel cadavre de bâtisse, et cela provoqua en lui une sorte de jalousie. Les honneurs auraient dû être pour lui. Les fleurs ramassées furent déposées devant des autels représentant des dieux dont on avait oubliés le nom. Il eut l'absolue conviction que ces derniers n'avaient jamais existé: il avait côtoyé les véritables divinités du monde, et aucune d'entre elles ne ressemblait à ceux-ci.

   La chaleur et la sueur le rendirent incapables de se déplacer. Quelque chose cognait à ses tempes. Les statues s'étaient mises à bouger, descendant de leur piédestal pour celles qui en avaient un, et se cognant du coude pour le pointer du doigt avec curiosité. Il aurait voulu crier un mot dans une langue ancienne, fermer son poing dans leur direction, et les regarder éclater en morceaux. Au lieu de ça, il resta debout, pieds plantés dans la terre et silencieux comme elles auraient dû l'être.

*****

   Finalement, il la trouva, la cité autour du lac. Il avait cru ne jamais y arriver. Il arriva au sommet d'une montagne, et elle était du côté opposé.

   À l'instant où son regard tomba sur la ville, il eut la vision d'une époque précédente, quand cet empire dominait tous les territoires voisins. Vue d'en-haut, elle avait une forme d'étoile, avec cinq structures principales réparties également autour du grand lac tout rond, et reliées par des canaux. Des roses s'épanouissaient sur la branche qui pointait vers la montagne, constamment alimentées par les sous-divisions du canal principal, passant dans des tuyaux soutenus par des échafaudages. Les habitants étaient habitués à les contourner, et les tuyaux sur les toits faisaient parties du paysage. C'était une cité de gloire et de vie puis il y avait des cris tandis qu'assuré de sa victoire il détruisait-

   D'un coup, il ne resta que des ruines, et c'était de son fait. Il en tira un soulagement, l'assurance qu'il ne rêvait pas, et qu'il avait bel et bien transcendé ce monde, avant son réveil sur cette falaise.

   Il descendit la montagne, et arriva dans les ruines au soir, quand le soleil fut derrière celle-ci: la ville était donc dans l'ombre, mais sur les côtés, les plaines vallonnées étaient colorées par l'orange du couchant. Tout était d'un gris terne, les roses avaient été remplacées par les herbes folles. Seuls certains échafaudages tenaient encore, et l'eau avait cessé depuis longtemps d'y couler. D'ailleurs, le lac s'était résorbé en marres connues seulement de leurs grenouilles.

   Même des siècles plus tard, on trouvait encore des traces de la bataille qui avait eu lieu. Une colonne détruite non pas par le temps mais par un bélier. Des os blanchis à moitiés enfouis par le bâtiment qui s'était effondré sur eux. Une arme incongrue, plantée au beau milieu de la rue, encore droite – que faisait-elle là? Le plus grand bâtiment de tous, à l'architecture toute en courbes, il savait que c'était lui qui l'avait fait s'effondrer, alors même que des habitants s'étaient réfugiés à l'intérieur.

   Il lui semblait entendre des murmures, poussés par les spectres des temps oubliés. Les ombres des rois d'antan l'accompagnaient, suivaient le moindre de ses pas. Les rumeurs des conversations résonnaient encore, des tissus l'effleuraient. Tous les anciens habitants étaient là, à ses côtés, mais quand il voyait une ombre du coin de l'œil, le temps que sa tête se tourne elle avait disparu.

   Il entra dans une cour jonchée de gravats. Sur les bords, les ronces avaient envahi les murs écroulés, et une statue se tenait au centre: elle avait les mains tendues en avant, paumes ouvertes, comme pour saisir quelque chose. Ses yeux avaient dû être formés par deux pierres, car il y avait des trous aux emplacements, mais ils étaient tombés, et il était devenu aveugle. Pourtant, le visiteur sentait son regard sévère sur lui.

   Car il devinait sans peine que, bien plus tôt, ces mêmes lieux avaient été animés: il était facile d'imaginer les rangées de fleurs sur les côtés, les colonnes de fidèles et leurs somptueuses cérémonies, et les offrandes sur l'autel à ses pieds. Il ne restait plus que des pavés descellés, le vent qui sifflait dans les fissures, et des ratons laveurs qui s'enfuyaient quand il approchait. L'homme figé semblait ruminer, ressassant sa gloire passée.

   Son regard fut attiré par un détail sur la pierre: une entaille au niveau du cou, installée là après sa fabrication. Il se mit à trembler, tandis que le poids d'une arme pesait sur ses doigts, qu'il ferma à la recherche de la garde – mais il ne brassa que de l'air.

   Il passa l'index le long de la gorge, dans le même mouvement qu'il avait réalisé autrefois. Puis il recula illico, craignant la réaction de la statue.

   Celle-ci ne bougea pas d'un pouce. Un souffle de vent agita ses cheveux, puis ils retombèrent sur ses épaules. Il entendit une pierre tomber d'un plafond, plus loin.

   Il était arrivé ici sans savoir ce qu'il cherchait, et il ne le trouva pas. Il partit en songeant qu'autrefois, il avait parcouru le même chemin en tant que vainqueur.

*****

   Il revit l'enfant qui lui avait tenu la main; il repassa le couvert de feuillage, sauf que cette fois, son guide resta jeune, et l'exaltation demeura. Le village était petit, mais animé, et ils furent accueillis par les adultes qui revenaient des champs. Ils saisirent les plus petits par les aisselles pour le faire tourner dans les airs tandis qu'ils riaient aux éclats. Puis ils déposèrent des pommes ramassées sur le chemin pour les déposer aux pieds des statues.

   « Pourquoi offrir ça à ces dieux?, demanda-t-il avec jalousie à l'enfant.

   - Pour qu'ils entendent nos prières, enfin!

   - Et que feras-tu s'ils ne te répondent pas? »

   Le petit sembla désarçonné, car il n'avait jamais véritablement espéré une réaction des divinités, puis il se ressaisit.

   « On mangera les pommes! »

   Il rejoignit les contrées humaines, luttant contre les souvenirs qui déferlaient à toute allure. Des fermiers acceptèrent de le loger dans une grange, et comme à son habitude, il partirait avant que le soleil ne se lève. Sauf qu'en pleine nuit, il fut réveillé par des bruits de pas et des chuchotements. Ses bienfaiteurs vinrent le chercher, le prenant par l'épaule pour le secouer doucement.

   « Un monstre est venu. »

   Les voisins qui les avaient prévenus décrivirent une créature au corps de loup, avec un visage hideux et informe, qui avait décimé un troupeau et détruit les caves à vin.

   Fuir n'était pas une solution acceptable – ça ne l'avait jamais été. Il était indifférent à la vie et la mort, qui n'avaient aucun sens pour lui. Alors, il s'éclipsa à la faveur de la nuit, dans la direction que son instinct lui indiquait.

   Il traversa des vignes à hauteur d'homme, qui lui cachaient à moitié la bâtisse au toit de chaume. Il arriva dans une vieille cabane dont un mur entier avait été défoncé, avec la porte qui était toujours debout de l'autre côté. Les rondins avaient été écrasées par une patte immense, et une respiration provenait de l'intérieur.

   L'air empestait l'alcool, qui s'était répandu sur le sol depuis les cuves brisées. Quelques-uns étaient encore en bon état, ceux tout au fond, mais la majorité n'étaient plus que des planches émiettées, dépassant sous le corps de la créature affalée sur le flanc. Elle n'avait pas changé depuis leur dernière rencontre, à part que seul son ventre qui se soulevait indiquait qu'elle était vivante. Elle ouvrit un œil à son arrivée, et leva un peu la tête, puis celle-ci retomba sur le côté. Finalement, elle tendit une patte en direction d'un tonneau, le traîna jusqu'à elle, et d'un claquement de mâchoire, fit voler la partie supérieure en morceaux. Elle se redressa péniblement, y plongea son museau puis le vida en quelques gorgées. De l'alcool coula des commissures de ses lèvres.

   « Regarde-moi, Santovit. Je me suis moqué de toi, mais je ne fais pas mieux. Je pense que c'est de te voir comme ça qui m'a fait comprendre que notre ère ne reviendrait pas. Je crois que c'est pire pour moi que pour toi – moi, plus personne ne se souvient de celui que j'étais. »

   Les mots coulèrent seuls.

   « Veux-tu que je te tue?

   - Ça m'arrangerait bien, mais tu n'en as plus le pouvoir. Tu ne m'as pas tué quand tu le pouvais, et maintenant que je le veux aussi, tu ne peux plus. Nous vivrons à jamais dans la honte.

   - Que s'est-il passé, pour toi et pour moi?

   - Il y avait cet homme, que tu appelais ton ami, mais c'était un humain. Il était régent dans une des villes sur lesquelles tu régnais. Il ne pouvait pas voir les choses comme nous les voyions toi et moi. Malgré ses promesses, il a fini par essayer de te tuer; puis a échoué, et a préféré se suicider plutôt que subir ton châtiment. Te souviens-tu de l'époque où il y avait une cité au bas de cette falaise? Tu m'as dit que tu voulais renaître dans un monde qui ne te ferait pas penser à lui, et juré que ce sommeil n'affecterait pas ta puissance. Je te prenais pour beaucoup de choses, mais pas pour un menteur, Santovit. »

   La créature eut un hoquet de dépit, à moins que ce ne soit son ivresse.

   « Et les noms qu'on nous donnait, t'en souviens-tu aussi? J'étais le loup sanctifié, le dieu ascendant, le tueur fiévreux. Toi, tu étais le seigneur contradictoire, le maître purgé, le père réincarné. Peu importe comment on nous appelait, c'était toujours pour nous élever plus haut. Veux-tu bien approcher un tonneau de moi? Je ne peux plus les atteindre.

   - Cet homme dont tu me parles, je l'ai oublié. Ces surnoms, aussi. »

   Il fit rouler un des objets en question jusqu'à la bête, qui le lui désigna du museau.

   « Trinquons. Il y a peut-être des verres au fond, si je ne les ai pas cassés.

   - En quel honneur?

   - Autrefois, nous nous soûlions dans les banquets de victoire. Disons que nous célébrerons une nouvelle ère. »

   Un rire rauque jaillit de sa gueule hideuse, dévoilant des rangées de dents jaunies. Sa langue se contorsionnait au milieu de cela, tandis que ses joues se plissaient sans symétrie.

   « Nouvelle ère, Santovit!... La vérité, c'est que nous boirons pour oublier que tu as oublié. Nous boirons comme le font les humains que nous massacrions. »

   Le monde entier se distordit, mais les yeux sardoniques dansèrent devant lui à travers les époques.

   Pendant un moment, il affronte l'être aux allures de loup. Il se réveille au bord de la falaise. Il est une poussière d'étoile. Ses créateurs réalisent que leur sujet a acquis une conscience. Il erre dans un monde qui a perdu le temps. Il règne sur une nation qu'il a libérée de ses esclavagistes. La mer engloutit la cité au bas de la falaise de sorte que seule la pointe d'une tour dépasse encore. Un homme est son ami et sa déchéance. Les espaces-temps se superposent sans distinction.

   Il marcha dans les ruines d'une cité purulente.

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