Chapitre 9
Connor se penche en tendant la main pour s'emparer du carnet :
- Si tu veux...
Je l'arrête d'un geste.
- Non c'est bon. Il est superbe.
Elle est belle à tomber. Juste incroyablement belle. Elle me fixe – en réalité, c'est Connor qu'elle fixe – et l'éclat dans ses pupilles est si lumineux, si intense, qu'on devine les sentiments qui l'habitent. C'est ce qu'il a essayé d'exprimer, du reste. Et il a réussi. Mais je ne me trompe pas : c'est à lui que ce regard est adressé. A personne d'autre.
Ses yeux sont un peu plissés, comme si elle venait de se réveiller et qu'ils devaient s'accoutumer à la luminosité. Ses lèvres s'entrouvrent dans un léger sourire, et ses cheveux tombent en cascade sur ses épaules nues. Ce portrait est super émouvant, sensible. Il me tord les entrailles. Mais ce qui est étrange, c'est que ce n'est pas de la voir elle, qui me ronge... pas vraiment. C'est confus dans mon esprit, et frustrant aussi.
Nous contemplons ce dessin en silence un bon moment. Le temps est comme suspendu – nous avons été projeté dans une bulle où tout est juste parfait - et je n'ai ni envie de parler, ni envie de faire le moindre geste de crainte de briser ça. Je sens l'épaule de Connor contre la mienne – elle bouge doucement à chacune de ses respirations.
Finalement, il tend le bras et tourne la page. C'est la dernière.
De nouveau, il se passe quelque chose – une morsure au fond de la poitrine cette fois. Mais celle-ci ne fait pas mal. Enfin je crois. Il y a quelque chose de profondément plaisant dans la sensation que je ressens à cet instant. Ça ressemble aussi à une immense vague que je me prends en pleine figure : chaleur et explosion de joie mêlées.
C'est moi. Plus exactement, c'est un gars qui joue de la guitare, dans le salon où je me trouve en ce moment. Confortablement installé dans un canapé, un pied posé sur la table basse devant lui. Les ombres projetées par le foyer dansent sur son corps, ciselant les courbes de ses épaules musclées, de son ventre plat, de ses doigts posés sur les cordes. De son visage aussi. Et c'est là que je me rends compte que ce n'est pas moi. Ce type-là ne me ressemble pas – il a les pommettes hautes et super bien dessinées, des yeux en amande surmontés de sourcils épais en un arc parfait. Ses lèvres s'étirent en une ligne pleine et un peu boudeuse – ce qui est plutôt harmonieux.
Le décor est chaleureux, plongé dans la pénombre – ce qui fait ressortir encore plus le sujet principal : le musicien. Des milliards d'ondes positives flottent dans cette composition – Connor a su y exprimer une plénitude et un bien-être incroyables. C'est un de mes dessins préférés. Sans hésitation.
Je sens le regard de Connor posé sur moi ; il attend sans doute un commentaire ou une réaction. Mais je ne peux pas quitter ce dessin des yeux. Au plaisir d'avoir pensé un instant qu'il m'avait dessiné, moi, a succédé une déception que je ne peux m'empêcher d'éprouver, même si bien-sûr, je ne lui en veux pas du tout.
J'ai la gorge un peu nouée, mais je finis par murmurer :
- C'est un super dessin, Connor. On a envie de s'assoir près de la cheminée et d'écouter la musique, les yeux perdus dans le vague. De passer l'hiver pelotonné dans ce salon en admirant la neige tomber.
- C'est cool... » conclut-il en hochant la tête.
- Et le type, là, il est plutôt beau gosse. Ce qui ne gâche rien.
J'esquisse un sourire, comme si c'était une blague, mais ma voix sonne vraiment faux à mes oreilles.
- Sam... c'est toi, le type, souffle Connor d'une voix si grave qu'elle est à peine audible. Tu es ce type.
Je sais qu'il me regarde regarder le dessin. Je me demande s'il entend mon cœur bourdonner comme un sourd, tandis qu'une minuscule alarme commence à résonner dans ma tête. Je la repousse avec force.
C'est moi, le beau gosse. C'est vraiment moi. Et le pire... ou plutôt le mieux, c'est que c'est Connor qui me voit comme ça.
- Alors ?
Je relève enfin la tête et la tourne vers lui. Nos regards se croisent et restent accrochés : le sien est interrogateur et impatient. J'essaye d'aligner deux pensées cohérentes, mais la seule chose que je parviens à me dire c'est : Il est quand même super beau. Ça me fait sourire tellement c'est décalé – ce qui n'est pas exactement la meilleure chose à faire à cet instant, j'en ai le pressentiment.
- Alors quoi ?
Il répond du tac au tac, avec ce fameux sourire timide de tout à l'heure. Ça craint. Je sens le piège.
- Ben... Est-ce que tu es impressionné ?
Est-ce que je suis étonné par cette question ? Non, évidemment. Ça fait deux jours que les éléments s'emboitent les uns dans les autres, lentement, surement, sans même que nous en ayons pleinement conscience. Que quelque chose nous pousse – nous pousse inévitablement dans cette direction. Mais quelle direction ? Je ne sais pas quels mots poser sur ce qui est en train de se passer. Je ne sais même pas ce qui est en train de se passer.
Ce que je sais, c'est que nous ne nous quittons pas des yeux, toujours accolés l'un à l'autre. Je n'entends plus rien, ne vois plus rien, ne sens plus rien d'autre que cette épaule tout contre la mienne, dont la chaleur traverse l'épaisseur de mon pull, cette jambe étendue trop près de moi et ces yeux noisette qui me sourient.
Ce n'est plus une alarme, mais une sirène d'alerte nucléaire qui hurle maintenant dans mon crâne.
Je sais ce qu'il faut faire : ne pas répondre à cette question. Qui en cache une autre. Et peut-être même des dizaines d'autres auxquelles je ne saurai pas apporter de réponse. Dire simplement « Chouettes dessins, bravo ! », disparaitre dans ma chambre et profiter de toute la nuit pour retrouver la raison. Voilà.
Mais je sais aussi ce que j'ai envie de faire : répondre à cette question. Avec toute la sincérité dont je suis capable, en sachant exactement ce que cela sous-entend. Dire simplement « Oui, Connor. Je suis même super impressionné. » et...
Je l'ai dit.
Il sourit comme un gamin – et son sourire est contagieux évidemment. J'imagine que j'ai le même air bêtement heureux. Le temps est immobile. La vie a décidé de nous faire cadeau d'un minuscule morceau d'éternité durant quelques secondes. C'est juste magique.
Puis, parce qu'on l'attend depuis le début sans même le savoir, nos lèvres se rapprochent. Nos souffles s'emmêlent. Nos bouches s'effleurent enfin. Mes veines s'embrasent de bonheur et de plaisir.
Notre baiser est super doux et d'une délicatesse infinie – ça ne pouvait pas être autrement. Il est léger et velouté. Pendant de longues secondes, nos lèvres ne se séparent pas, attirées l'une vers l'autre dans une danse sensuelle et tendre.
Elles finissent pourtant par se quitter, toujours en douceur. Nous joignons nos deux fronts. Je garde les yeux fermés, essayant de faire durer le plus longtemps possible en moi les émotions et les sensations que je viens d'éprouver. Je sens le souffle de Connor sur mon visage. Puis sa main qui se pose sur mon cou, son pouce qui caresse ma joue aussi délicatement qu'une plume. L'agilité des doigts d'artiste, peut-être ? Et sa bouche qui cherche la mienne, de nouveau, qui la trouve.
Je m'autorise à poser ma main sur son ventre et à laisser mes doigts s'animer. La finesse de son tee-shirt ne me cache rien : sa peau est ferme et musclée sous mes caresses.
C'est alors que dans le silence seulement animé par le crépitement du feu, un pas se fait entendre là-haut. Puis un deuxième. Quelqu'un descend les escaliers.
En une fraction de seconde, Connor se retrouve assis à l'autre bout du canapé, et je reprends ma guitare en essayant de me composer une attitude.
C'est une Mel au visage tout ensommeillé qui apparait devant nous, en tenue de nuit. Inutile de préciser que son caraco et son pantalon de satin ne me font absolument aucun effet.
- Hé, les garçons ! Il est 3 heures passées, là ! Vous comptez dormir à un moment ?
Je fixe Mel intensément sans répondre pour autant, le cœur battant et pétrifié à l'idée qu'elle puisse se douter de quoi que ce soit.
Connor fait mine de tousser, puis il explique d'une voix lente :
- Samuel jouait, et je lui ai montré mes dessins... on n'a pas vu l'heure passer. Mais c'est vrai qu'il est tard. On risque d'être des zombies demain !
« Samuel ». Malgré cette situation complètement dingue, je ne peux pas m'empêcher de m'attarder sur ce détail. J'adore la façon dont il a prononcé mon prénom en entier – que presque personne n'utilise jamais. Personne sauf lui. Ça pétille dans mon ventre.
Mel se tourne vers moi :
- Alors, tu as vu ?! Ils sont beaux hein ?
Je lâche un laconique « Super ! » en hochant la tête de manière exagérée.
Puis je me lève, la guitare à la main, avec un faux bâillement qui mériterait l'Oscar d'interprétation – je ne suis pas fatigué et pas prêt de dormir non plus, mais il faut trouver une issue à cette situation : fuir dans ma chambre me semble la meilleure à cet instant. Mel a l'air un peu déçu par mon manque d'enthousiasme, et je la comprends d'autant mieux que je sais maintenant que les dessins de Connor ne sont pas seulement « super ».
Je colle un sourire sur mon visage : « Bon ben bonne nuit tous les deux ! A demain ! », en résistant à la tentation de me tourner vers Connor, de croiser une dernière fois son regard.
- A demain !
Une fois seul dans l'obscurité de ma chambre, je m'écroule sur mon lit, partagé entre le bonheur simple qui coule dans mes veines et les dizaines de questions qui envahissent mon cerveau.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top