Chapitre 39

C'est notre dernière soirée de vacances : nous nous réunissons dans la cuisine pour préparer les pizzas – nous avons terminé le rangement du chalet et il est déjà assez tard. L'atmosphère est à la fois chaleureuse et déjà nostalgique : nous lançons une playlist hétéroclite qui mêle des tubes de Noël en alternance avec des morceaux de Nirvana ou d'Eminem – ça donne un enchaînement complètement décalé que j'adore. Dès que l'occasion se présente, je laisse s'attarder ma main sur le dos de Connor, la pose sur sa cuisse sous le comptoir, ou colle mon épaule à la sienne. A chaque fois que nos regards se croisent, il me sourit comme il ne m'a encore jamais souri, avec une tendresse infinie : il n'est désormais plus possible d'avoir le moindre doute sur nos sentiments, après cette journée. Nous essayons de faire preuve de discrétion devant Jonas et Lya – qui soit dit en passant ont l'air de s'en foutre royalement, mais nous avons tellement, tellement besoin de ces témoignages d'affection réciproque – c'est comme un sentiment d'urgence face au temps qui défile, inexorablement.

Nous terminons de laver la vaisselle lorsque la sonnerie de mon téléphone retentit. Je consulte l'écran et demeure interdit une seconde avant d'annoncer :

- C'est Mel. Un appel vidéo.

Toutes les têtes se tournent vers moi d'un seul mouvement. Lya et Jonas échangent un regard perplexe, tandis que Connor semble figé, les yeux rivés sur moi.

Je suis incapable d'organiser mes pensées tellement je suis surpris. Evidemment, il était prévu que nous ayons une discussion, Mel et moi – le but étant que les choses s'apaisent et que nous puissions reconstruire une relation de confiance – elle compte parmi mes amis les plus proches depuis tellement d'années, je ne peux tout simplement agir comme si elle n'existait pas. Mais je ne suis pas prêt. Et puis Connor est là : l'intrusion de Mel dans notre bulle me parait tout simplement inappropriée.

- Ça pourrait être bien de répondre. C'est l'occasion, non ? On prend l'appel tous les trois... peut-être que ça rendra les choses plus faciles ?

Le regard noir que Connor adresse à Jonas étincelle de colère – il est clairement opposé à cette proposition, mais il ne dit rien : il sait qu'il n'a pas vraiment voix au chapitre en ce qui concerne notre relation à tous les 3 avec Mel.

Je me tourne vers Lya, qui hausse les épaules en secouant la tête, indécise :

- Oui, peut-être... je ne sais pas. Après tout, comme ça, ce sera fait, non ?

OK. Sans me laisser le temps de réfléchir – sinon je risque d'y passer la nuit, je fais glisser mon pouce pour prendre l'appel, en me rapprochant de Lya et Jonas. Sans un mot, Connor nous contourne et va s'installer dans le fauteuil du coin télé, à l'autre bout de la pièce. Je n'esquisse même pas un regard dans sa direction : je sais qu'il est furieux et sans doute frustré de n'avoir aucune maîtrise des évènements.

J'appose mon téléphone contre un vase sur le comptoir et nous nous plaçons devant.

Sur l'écran, Mel apparaît. Elle a l'air fatigué et n'est pas maquillée – mais elle est malgré cela très belle, comme toujours.

Lorsqu'elle nous aperçoit tous les trois, un large sourire s'inscrit sur son visage :

- Hey ! Coucou ! Je vous appelle pour vous souhaiter une bonne année !!!

Nous répondons en chœur :

- Bonne année à toi aussi !

Puis elle demande comment s'est passé la fête, nous laisse entendre qu'elle a été seule pour le réveillon, veut savoir si Michaël et Lya ont pu s'embrasser sous le gui... c'est une discussion à bâtons rompus comme nous en avons eu des millions de fois auparavant. C'est simple, insouciant, et joyeux.

J'ai du mal à réaliser ce qui se passe. Rien ne semble différent de ce que nous avons toujours connu : notre voix, la façon de nous parler, ce que nous nous racontons, nos gestes et nos mimiques... c'est comme si les trois derniers jours avaient été purement et simplement gommés de notre vie. A aucun moment nous n'évoquons ce qui s'est passé : ni les cris, ni la colère, ni son départ précipité. Une petite voix me susurre que peut-être, l'orage est passé et oui, un après est possible pour notre amitié à tous les 4. Je suis surpris de constater à quel point cette idée m'apaise. Mais, pendant le long moment que dure notre conversation, je ne peux ignorer que Connor est là, à quelques mètres de nous, qu'il nous entend parler et plaisanter sans qu'à aucun moment son prénom ne soit prononcé – comme s'il n'existait tout simplement pas. Mon cœur se serre dans un mélange de culpabilité, de soulagement et d'inquiétude.

Nous avons fait le tour des nouvelles en cours, Mel se penche vers la caméra :

- Je vous dis à demain, alors ?

Tandis que je distingue dans ma vision périphérique Connor redresser la tête vers nous, je répète incrédule :

- Demain ?

- Si vous ne rentrez pas trop tard, évidemment. On pourrait se retrouver en ville en fin de journée, Jonas toi et moi pour aller boire un verre ?

Je suis totalement pris au dépourvu – la vraie vie s'invite bien trop tôt à mon goût dans mon emploi du temps, je ne sais pas quoi répondre. Jonas intervient heureusement en suggérant :

- On te tient au courant de l'heure vers laquelle on arrive et sinon, on se voit cette semaine, hein ?

Lya ajoute avec une moue boudeuse :

- Vous ne manquerez pas de penser à moi, j'espère !

Nous rions devant sa grimace, avant de nous dire au-revoir. Lya et Jonas se lèvent, je saisis mon téléphone pour l'éteindre, quand Mel m'arrête d'une voix pressante :

- Sam ! Sam ! Attends ! Je peux te parler ?

Je suspends mon geste et me rassois, un peu surpris :

- Oui, bien-sûr.

- Seul ? précise-t-elle.

Ah. Je lève la tête. Jonas, Lya et Connor me regardent tous les 3. Est-il utile de préciser que leurs yeux n'expriment pas exactement la même chose. Lya et Jonas affichent le même étonnement que moi, quant à Connor... comment dire ? Son visage est indéchiffrable, ses traits figés et son regard sombre. Je n'en suis pas étonné : s'il n'a en effet rien à redire concernant notre amitié à 4, c'est évidemment différent au sujet de la relation entre Mel et moi. Il ne bouge pas d'un pouce. Il attend ma réponse. Que j'ai du mal à envisager, en fait. Une conversation privée avec Mel ne remettrait bien évidemment rien en cause entre lui et moi, mais je comprends qu'il n'apprécie pas le concept. A sa place, je pense que je fulminerais de rage. Néanmoins, si l'objectif est de permettre un retour à la normale en ce qui concerne nos relations, alors...

- Sam ?

Mel me tire de mes pensées. Je hausse les sourcils avec un sourire d'excuse :

- Oui. Bien-sûr. Attends une seconde.

Tout en me dirigeant vers la bibliothèque, je tourne mon regard de nouveau vers Connor :

- Je reviens, dis-je simplement et tout à fait inutilement, puisqu'il a été aux premières loges de nos échanges.

Une fois dans la bibliothèque, je m'installe dans un fauteuil, et replie une jambe pour y poser la main qui tient le téléphone. Mel est dans sa chambre – je reconnais le rideau vert d'eau tiré devant sa fenêtre.

- Ça y est.

- Ecoute, ce n'est pas très facile... je voulais qu'on reparle de ce qui s'est passé. Et puis j'ai d'autres choses à te dire aussi...

Je n'avais aucun doute sur la direction que prendrait notre conversation, malgré tout, mes pensées se bousculent dans une totale confusion : je n'ai pas du tout réfléchi à la façon d'aborder tout ce que je veux lui dire aussi, ni par quoi commencer, ni comment l'expliquer.

- Ok. Je t'écoute.

- D'abord, je te présente mes excuses. J'ai été vraiment conne... pour les dessins. Je t'ai balancé des horreurs à la figure, sans même prendre le temps de t'écouter, ou de réfléchir.

Je n'avais pas à te rendre responsable du fait que Connor me les avait cachés, tous ces dessins. Je suis désolée. Tellement désolée. Je n'avais pas mesuré non plus ce qui est le plus important pour moi. Notre amitié à tous les 4. Notre amitié sans faille jusqu'ici. On se connait depuis si longtemps ! Je ne veux pas vous perdre, Lya, Jonas et toi, et j'aimerais tellement revenir en arrière...

Sa voix tremble et des larmes bordent ses yeux, je voudrais pouvoir la rassurer :

- Mais là, ce soir, tu as vu, nous étions tous les 4 ensemble, c'était cool ! Et on se voit la semaine prochaine !

Elle affiche un pauvre sourire triste :

- Oui... pour ça, je suis un peu rassurée... mais je voulais aussi te dire...

Elle s'adosse aux coussins qui orne son lit, contre le mur et prend une longue inspiration. Des larmes coulent désormais sans discontinuer sur ses joues :

- Connor m'a quittée. Hier.

- Mel... je...

- Non, attends. J'ai besoin de t'expliquer... Surtout à toi, qui est l'une des personnes qui me connait le mieux. Il a dit que nous ne ressentions pas la même chose, qu'il ne voulait pas poursuivre une histoire dans laquelle il n'était pas sûr de vouloir s'engager vraiment... Bien-sûr, c'est plutôt honnête de sa part, quand on y pense. J'ai tellement cru que nous avions envie de la même chose... d'une histoire sérieuse.

Elle est secouée de sanglots, je me sens à la fois coupable de son chagrin et impuissant à la consoler. Mais que puis-je lui dire ?

- Le plus dur, c'est que je ne m'y attendais pas du tout ! Je ne comprends pas, en fait. J'ai l'impression que c'est un cauchemar, qu'il va revenir vers moi dans une heure, ou demain, pour me dire qu'il a fait une erreur, qu'il se rend compte que je suis celle avec qui il a envie d'être. Nous étions si bien ensemble... enfin, il faut croire que moi j'étais bien avec lui, mais que cela n'était pas réciproque. J'ai été une conne apparemment. Une vraie conne superficielle de 17 ans à faire des plans sur la comète, à nous imaginer installés ensemble dans quelques années... Nous avons 17 ans, quoi ! Et alors que je ne le connais que depuis 4 mois ! C'est-à-dire rien ! A peine une seconde !

Je ne peux m'empêcher de penser : « Et une semaine ? Qu'est-ce que c'est alors ? Une poussière d'encore moins que rien ? ». Elle reprend :

- Tu vois, ce qui me fait mal aussi, c'est de réaliser que quand j'ai dû faire un choix, je l'ai choisi lui, plutôt que toi. Parce que je me suis dit : c'est lui que j'aime. C'est lui mon avenir. C'est avec lui que je me vois dans 6 mois, dans deux ans. Je m'en veux beaucoup. J'espère que tu me pardonneras.

- Je n'ai rien à te pardonner, Mel...

- Tu es un amour, Sam... Vraiment. Tu es quelqu'un de si spécial... si spécial pour moi.

Je hoche la tête sans dire un mot, touché par ses paroles. Elle est spéciale pour moi aussi – c'est une évidence. Je voudrais éviter de lui faire du mal, et je ne sais pas comment m'y prendre pour la préserver. Comment concilier cette amitié et mon histoire avec Connor, sans la blesser ?

- J'aimerais qu'on aille au cinéma cette semaine, et peut-être que tu pourrais venir diner à la maison, un soir ? Ça pourrait être chouette ! Mes parents me demandent toujours de tes nouvelles, ils t'aiment beaucoup ! Je pensais aussi qu'un prochain week-end, on pourrait aller faire une randonnée en camping-car, avec Jonas et Lya... Les choses pourraient redevenir comme avant... J'ai loupé tellement de trucs ces derniers temps ! Qu'est-ce que tu en penses ?

J'en pense que je ne sais même pas à quoi vont ressembler mes prochains jours, et que ma vie n'est plus tout à fait la même dorénavant. Mais je ne me sens pas capable de lui avouer la vérité – je n'en ai pas le courage.

- Euh... ben, oui... enfin...

La voix forte de Connor résonne tout à coup dans la pièce tandis que la porte s'ouvre à la volée :

- Non, mais tu te fous de moi ? 

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