Chapitre 37

Vers midi et demi, le rangement est terminé. Aujourd'hui, le temps est magnifique : le soleil brille dans un ciel bleu azur sans aucun nuage à l'horizon et la température de l'air s'est considérablement adoucie par rapport à ces derniers jours.

Les conditions sont idéales pour faire de la route : c'est l'heure du retour pour Josh, qui s'installe au volant de sa Cooper, avec Zoe, George et Henry à son bord, direction Santa Fe. Quand la voiture a disparu dans le virage, je rejoins les autres, réunis autour de la cheminée. L'ambiance est nettement plus calme qu'hier : certains pianotent sur leur téléphone, d'autres écoutent de la musique ou papotent à voix feutrée. Jonas somnole carrément sur un fauteuil : je ne suis pas certain qu'il ait l'énergie suffisante pour une balade en motoneige.

Connor est assis sur le canapé – et bien entendu, Sofia n'est pas très loin : toutes les quinze secondes, elle se penche vers lui pour lui montrer une publication « incroyable » ou « trop drôle » sur son téléphone. Même s'il ne semble pas y prêter vraiment attention, cette insistance de la part de ma cousine commence sérieusement à m'irriter. Heureusement qu'elle sera partie dans une heure ou deux.

Je note l'absence de Lya – et Michaël évidemment – parmi nous, mais ça ne semble étonner personne : tant mieux !

Je m'assois sur le tapis moelleux face à la cheminée, adossé au canapé à côté de Talia qui m'adresse un grand sourire ravi. C'est la première fois que ses parents l'autorisaient à participer à ce genre de soirée, je crois pouvoir affirmer que ça lui a plu.

- Oh, tiens, Sam : tu nous joues quelque chose ? suggère soudain Dylan en enlevant l'un de ses Airpods.

- Oui ! Super idée ! Va chercher ta guitare ! insiste Sofia. « Tu as déjà entendu jouer Sam ? » demande-t-elle à Connor en posant une main sur son bras. « Il a toujours été très doué à la guitare, et il chante super bien aussi ! ». Mes yeux sont rivés à cette main négligemment posée sur le bras de mon copain – j'ai comme une envie de meurtre. De quelle catégorie relève le crime « assassiner sa cousine » ?

Connor hoche la tête d'un air amusé : « Oui, je sais, il a joué plusieurs fois cette semaine. Franchement c'était super - il m'impressionne à chaque fois ». La pointe de raillerie que je décèle dans sa voix me tranquillise en une fraction de seconde et me ravit à la fois – nous sommes les seuls à pouvoir la comprendre.

Quant à moi, j'esquisse une grimace en levant les mains d'un air contrit :

- Désolé, ma guitare est HS. Le concert n'aura pas lieu aujourd'hui !

- Oh ! Merde ! Comment tu as...

- Oh làlà, il est presque 13h ! s'exclame soudain Emily, qui bondit aussitôt du canapé, se poste au milieu du salon et lance d'une voix forte :

- Alerte ! Alerte ! 2e convoi pour Santa Fe : départ imminent !

Son intervention tombe à pic et nous rions en nous levant tous – sauf Jonas qui s'est mis à ronfler - pour saluer ceux qui partent. Carolyn et Sarah récupèrent leurs sacs près de l'entrée. Emily a déjà déposé le sien dans la voiture. Elle se tourne vers moi :

- Merci pour cette soirée, Sam, c'était super sympa ! Comme quoi, il faut toujours laisser l'imprévu nous guider, ça peut réserver des trucs formidables !

Je lui souris en retour en échangeant avec elle une accolade : elle n'imagine pas à quel point nous sommes d'accord à ce sujet ! Une main sur la poignée de la porte, elle s'immobilise soudain en fronçant les sourcils, puis se retourne en criant :

- Michaël ! On y va !

Presque instantanément, le voici qui dévale les escaliers.

- J'arrive, j'arrive ! Me voilà !

Lya apparaît sur le palier à son tour après une seconde ou deux, l'air de rien. Dans les effusions du départ, son arrivée passe inaperçue – ce qui semble parfaitement lui convenir. Je remarque néanmoins les yeux attentifs qu'elle porte sur Michaël jusqu'à la dernière seconde, et le regard qu'il lui adresse avant de fermer la porte. C'est une affaire qui roule, a priori : je suis impatient d'en apprendre davantage !

A présent, le chalet semble résonner de vide et de silence. C'est à la fois étrange et agréable, après les tornades et l'agitation de ces dernières heures.

Je vais dans la cuisine me servir un verre d'eau et m'assois au comptoir, dans une flaque de soleil. J'aime sentir la chaleur m'engourdir lentement – j'ai peut-être des gênes de stégosaure qui trainent dans mon ADN ? Je sors mon téléphone et constate avec étonnement que ma mère a laissé un message vocal sur WhatsApp : en général, elle m'envoie plutôt des sms et préfère les conversations directes. Je lance la lecture en collant l'écran à mon oreille. Dès la première seconde, mon cœur se met à fondre et je ne peux retenir un sourire en mode « guimauve + ».

- Coucou mon Sami que j'aime... C'est moi. C'est Serena... tu sais, ta limace rose. » Cette fois, je pouffe carrément : cette gamine est juste incroyable, je l'adore. Tandis que ma sœur poursuit son monologue – je croise le regard de Connor, manifestement intrigué par mon air bêtement heureux. Il se lève et me rejoint, puis s'assoit en face de moi, le regard curieux, tandis que je me concentre sur la voix de ma sœur « Je voulais te faire cent, non, mille-cent-deux-vingt-quatre millions de bisous pour le jour de la nouvelle année. J'espère que tu t'es bien amusé avec tes copains et que tout le monde a été gentil avec toi. C'est Priscilla qui est venue me garder, on a fait du popcorn, et on a rigolé en regardant Tom et Jerry. Maman dit que tu reviens demain, alors je t'attends. Gros bisous... Ah, attends », puis elle se met à chuchoter sur un ton de conspiratrice : « elle a dit aussi qu'il fallait que tu ranges tout bien parce que sinon couic pour ton anniversaire ! Voilà... ah, et au fait, j'espère que tu n'as pas oublié ma petite surprise !! » Puis je l'entends glousser avant de raccrocher – ce qui me fait rire aussi évidemment.

Connor s'est accoudé au comptoir et me dévisage, comme s'il essayait de lire en moi – je vois bien que ma joie est contagieuse à ses yeux qui brillent, même s'il semble préoccupé. Est-ce seulement la curiosité qui l'a poussé à me rejoindre, ou bien aussi la crainte que la vraie vie nous rattrape, ici, maintenant sans savoir exactement sous quelle forme ? Cette interrogation demeurera pour l'instant sans réponse précise, mais je constate néanmoins que ses traits se détendent franchement lorsque j'annonce :

- C'était ma sœur... Elle me fait trop rire ; elle a juste 5 ans mais il ne faut pas lui laisser un téléphone entre les mains, elle adore envoyer des messages, pour tout et n'importe quoi ! C'est un phénomène, tu verras... »

Ses yeux s'éclairent. Il répète doucement :

- Je verrai ?

Je me penche vers lui au-dessus de la table et réponds :

- C'est l'idée, oui. Si tu en as envie.

- J'en ai envie. Ça nous fait un point de plus dans la liste des choses à faire : patauger tout nu dans la neige, comparer nos abdos, être présenté à Mademoiselle Serena, aller ensemble aux sources de Pagosa...

- On n'a jamais parlé de ça !

- Non, pas encore mais ça viendra peut-être ?!

J'acquiesce en riant, quand la porte s'ouvre à la volée : la stature massive de Rick s'encadre dans l'entrée.

- Salut les gosses ! C'est le château de la belle au bois dormant ici ou quoi ?

Son arrivée tonitruante et joyeuse ressuscite tout le monde instantanément, même Jonas, qui sursaute en ouvrant des yeux ronds.

Une heure plus tard mes cousins sont enfin partis – j'ai cru que ça n'arriverait jamais : Sofia n'a pas manqué de s'étonner bruyamment du fait que Connor soit encore là, insistant pour savoir quand il repartait ; Dylan a retourné tous les coussins du canapé à la recherche d'un airpod sans parvenir à le dénicher, mon oncle a scruté pendant 5 minutes le visage de Talia pour essayer d'y déceler la moindre trace de luxure ou je ne sais quoi d'autre – sans rien trouver bien-sûr, ce qui a valu à ma cousine une étreinte paternelle attendrie, et quand tout le monde a été prêt, Sofia est quand même allée vérifier si elle n'avait rien oublié – elle a bien fait puisqu'elle a retrouvé l'airpod de Dylan sous un lit.

Bref, une fois que la voiture a démarré, nous nous affalons autour de la cheminée : Lya et Jonas plongent chacun dans un fauteuil, Connor et moi tombons dans le canapé, l'un près de l'autre – enfin, nous pouvons juste être nous et ne pas nous imposer de distance. A peine sommes-nous assis que je saisis sa main et entrelace nos doigts, même si nous faisons en sorte de rester discrets. Cela nous a manqué de ne pas pouvoir nous toucher ; je glisse aussitôt mon pouce dans le creux de sa main et caresse sa paume avec douceur. Ses doigts se resserrent autour des miens – je crois qu'il apprécie. Nos épaules sont collées l'une à l'autre, nos bassins et nos jambes sont soudés comme si nous étions des siamois. Je sens la chaleur de son corps contre le mien, c'est juste incroyable la sensation d'apaisement et de plénitude que cela me procure. Si nous avions un plaid, nous pourrions même emmêler nos jambes : il faudra que j'y pense, la prochaine fois.

La prochaine fois. Quand y aura-t-il une prochaine fois ? Est-ce qu'il y en aura seulement une ? Demain, c'est le retour à la vraie vie. Dans deux jours, le lycée. A Santa Fe pour moi, à Albuquerque pour Connor. Nous n'avons pas du tout évoqué la façon dont les choses pourraient s'organiser, après. Nous serons à un peu plus d'une heure de route en voiture l'un de l'autre – autant dire un voyage interstellaire. Difficile d'envisager de faire un saut après le lycée en mode « coucou me voilà – bye-bye je repars ». Je me suis refusé à y réfléchir jusqu'ici – je ne voulais pas gâcher le moindre moment passé ensemble – mais le temps a continué de s'écouler et il faudra bien se résigner à considérer ce que doit être cet « après ».

- Bon alors, cette balade en motoneige ? Vous êtes toujours partants ? Moi, je suis super motivée en tous cas ! Regardez ce temps !

La voix de Lya me tire brusquement de mes réflexions, et je la remercie intérieurement : après tout, nous avons encore le reste de cette journée à vivre – autant ne pas gaspiller le temps qu'il nous reste.

Je tourne la tête vers Connor :

- Ça te dit ?

- Oui. Avec le soleil qu'il fait, en plus... et toi ?

- Pareil. Il est 14h30. On peut être en bas à 15 heures. Ça me tente bien.

Nous portons tous les trois notre regard sur Jonas, qui n'a pas encore exprimé son avis. Sa petite sieste improvisée lui a permis de dégriser complètement, il semble en meilleure forme. Il esquisse un sourire en hochant la tête :

- Ok, mais c'est Lya qui conduit.

- Évidemment ! Pas question que je confie ma vie à un jeune délinquant qui se prend une cuite à la bière. Allez, c'est parti !

Je passe un coup de fil pour réserver les motoneiges – la météo a semble-t-il incité la ville entière à sortir, car il n'en reste que deux disponibles, nous enfilons des vêtements adaptés – hormis Connor qui n'a pas les siens, mais il s'en fout, le froid ne lui pose pas de problème et franchement, l'après-midi est plutôt douce. Enfin, nous grimpons dans le Chevrolet direction Pagosa.

Lya prend le volant d'une motoneige avec Jonas derrière elle, et Connor préfère me laisser conduire au moins sur la première partie de la balade, pour prendre des photos et des vidéos.

Je propose un itinéraire que j'ai déjà suivi l'an dernier, qui alterne entre forêt et vallons enneigés, parfait pour le temps radieux du jour, et puisqu'il convient à tout le monde, je prends la tête de notre équipée.

Lorsque je démarre, je sens le corps de Connor se presser contre moi et ses mains se faufiler sous mon blouson pour enserrer ma taille :

- C'est pour éviter que mes mains ne gèlent, me chuchote-t-il à l'oreille. N'oublions pas que ce sont mes outils de travail !

Je souris et profite de la caresse de ses doigts alors que nous prenons de la vitesse. Cette balade est absolument magique, à la fois parce que le soleil sublime les paysages en les saupoudrant de paillettes, et parce que je me sens juste rempli de toutes les émotions les plus positives du monde. Connor me demande de m'arrêter régulièrement pour prendre des photos – étrangement, aujourd'hui cela ne me gêne absolument pas, d'autant qu'à chaque redémarrage, ses mains retrouvent leur place sur mon ventre.

Parvenus à l'entrée d'une longue ligne droite à travers une plaine immaculée, j'avertis Connor :

- Tu t'accroches ? » et je pousse sur la gâchette pour accélérer – c'est l'un des passages que je préfère dans cette boucle. L'air fouette nos visages dans un sifflement aigu et le paysage défile à toute allure. La vitesse nous procure une sensation folle, l'impression que nous sommes les rois du monde et que rien ne pourrait s'opposer à nous. Soudain, Connor bascule sa tête en arrière et pousse un hurlement de joie. Son allégresse est tout simplement contagieuse et je l'imite en riant, sans aucune retenue. Nous nous époumonons ainsi jusqu'à ce que l'on aperçoive le virage qui marque l'entrée dans la forêt de pins. Je ralentis progressivement alors que nous rions encore, essoufflés et heureux comme des gamins, puis j'arrête la motoneige sur le bord de la piste à l'ombre des arbres, pour attendre Lya et Jonas.

Les bras de Connor se resserrent autour de moi ; je bascule légèrement vers l'arrière pour m'appuyer contre son torse et laisser mon rythme cardiaque ralentir. Il a lui aussi le souffle court, je sens sa poitrine se soulever au rythme de sa respiration. Le moment que nous venons de partager était juste incroyable et génial – je serais prêt à parier qu'il ressent exactement la même chose. Je ne sais pas d'où me vient cette conviction, mais je le sens ; c'est comme une évidence.

Soudain, sa voix rauque résonne doucement à mon oreille :

- Samuel...

- Mon cœur...

Il y a un temps de silence, durant lequel j'attends qu'il poursuive, le cœur suspendu comme si je pressentais, à l'intonation de sa voix, que quelque chose va arriver.

- Samuel... je t'aime.

Je me fige : j'ai l'impression que le temps s'est arrêté, littéralement. Je murmure avec incertitude :

- Redis-le.

- Je t'aime.

Sa voix est à peine un souffle.

- Encore.

Je devine qu'il sourit. Ses bras m'enveloppent encore plus fort.

- Je t'aime.

Il le dit comme une prière cette fois, et c'est mon cœur tout entier qui explose, mes entrailles qui s'embrasent. Je trouve ses mains et enlace nos doigts avec douceur, puis je m'incline sur le côté et tourne la tête pour le voir : son visage est sérieux, même un peu grave, et ses yeux brillants où pointe une lueur d'incertitude semblent attendre une réponse. Ma réponse. Évidente. Claire et limpide. Je lui souris en le dévisageant comme si je le voyais pour la première fois - putain, il est vraiment beau quand même.

- Moi aussi, je t'aime, mon cœur, finis-je par murmurer d'une voix que je ne reconnais pas, tout en m'approchant de ses lèvres.

Elles sont humides et tièdes, un parfum d'abricot flotte encore autour de lui, et sa langue vient chercher la mienne avec une tendresse infinie. Je goûte chaque parcelle de ses lèvres avec délice, les caresses de sa langue sur les miennes me rendent fou. Je ne savais pas ce qu'était un baiser avant d'embrasser Connor, je m'en rends compte chaque jour depuis une semaine, et ce baiser précisément est celui qui me transporte le plus – probablement parce que c'est celui de notre aveu réciproque.

Notre aveu. Notre confidence. Est-ce qu'il a été question d'amour jusque-là ? D'attirance, de désir, de séduction, oui. Mais d'amour ?

J'aime Connor. Je suis amoureux de lui. Littéralement, totalement, irrémédiablement amoureux. Et il est amoureux de moi. Il m'a dit « Samuel, je t'aime ».

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