Chapitre 33
Je passe dans ma chambre pour appeler ma mère et lui souhaiter une bonne année. Elle et Mitch ont confié Serena à une baby-sitter et passent la soirée chez nos voisins, qui organisent une fête : il y a du bruit autour d'elle – aussi écourtons-nous la conversation après deux minutes – ce qui m'arrange, je dois le reconnaître. Je balance le téléphone sur le lit avant de quitter la pièce - je n'en ai pas besoin : ce soir, tous ceux qui m'importent sont ici, avec moi.
Dans le salon, l'année commence en mode disco : tout le monde s'est rassemblé sur la piste pour danser, dans une ambiance festive et débridée.
- Ah ! Sam ! Tu sais où est Connor ? Je le cherche depuis 5 minutes !
- Bonne année, chère cousine ! Tu pourrais au moins commencer par ça !
Sofia se met à rire et saute à mon cou pour me serrer dans ses bras :
- Oups ! Pardon ! Bonne année, Sam !
- Et non, je n'ai pas vu Connor. Mais il va bien finir par réapparaître !
Dans les minutes qui suivent, je fais le tour de mes amis pour leur souhaiter une bonne année. Je déniche Jonas en train de se déhancher avec Henry et Josh, et le serre dans mes bras :
- Je vise le meilleur pour toi, mon pote. J'ai hâte de rencontrer Hermione ! Et il va falloir que tu me racontes, hein.
Il rit :
- Ouais, pas de souci ! Bonne année à toi aussi. Je suis heureux pour toi, mec.
Voilà. Ça c'est Jonas. Simple, direct. J'apprécie vraiment ce gars. Mes cousins et cousines se déchainent sur la piste : c'est l'effet « meute familiale », comme le faisait toujours remarquer ma grand-mère en nous voyant débarquer pour les vacances. Encore aujourd'hui, nous éprouvons une complicité évidente et indissoluble dès que nous sommes ensemble. Nous nous souhaitons le meilleur pour l'année à venir – et des victoires à Mario Kart pour Dylan, qui s'est fait laminer ce soir. Carla est avec eux – nous nous connaissons depuis que nous sommes tout petits, elle fait un peu partie de la famille, d'une certaine manière.
Quand je tombe sur Lya, elle se précipite dans mes bras en poussant des cris d'excitation :
- On s'est embrassé ! On s'est embrassé sous le gui ! Ça ne veut peut-être rien dire, hein... je sais pas. C'était un tout petit bisou...
- Mais si ! ça veut dire que vous vous êtes embrassés, quand même !
- Ouiiiii ! Est-ce qu'il n'est pas possible de recommencer ? On n'a qu'à dire qu'il est minuit moins 3 ? Et on en refait une ?
Son regard implorant me faire rire. Je la soulève en la serrant fort contre moi, et murmure à son oreille :
- Bonne année, ma Lya. Je croise les doigts pour la suite ; je vais envoyer une demande spéciale à ta bonne étoile pour qu'elle te pistonne...
- Merci, Sam. Bonne année à toi aussi !
Quand j'arrive près de Sarah, elle m'ouvre les bras avec un beau sourire : notre accolade est toute en retenue, mais je devine que ce n'est pas exactement ce qu'elle envisageait. Peut-être, si Connor n'était pas revenu, me serais-je laissé tenter – par dépit ou par défaut. Mais en tout état de cause, j'aurais manqué de sincérité à son égard, et nous ne serions pas allés bien loin. Bref. Pour rien au monde je ne changerai ce qui m'arrive – c'est ma seule vérité du moment.
- Je te souhaite une belle année Sam. J'espère que nous aurons l'occasion de nous voir plus souvent, au lycée ou à Tucson !
- Bonne année à toi aussi, Sarah. J'espère que tu obtiendras cette place en littérature !
J'ai vu tout le monde, ça y est : je rejoins ma bande de bras cassés de cousins, tandis que commencent à résonner les premières notes d'une chanson de Kool and The Gang – un groupe funk des années 80. Cela fait bien longtemps que je ne me suis pas senti aussi léger et insouciant, mon corps a envie de liberté lui aussi : je décide de rester avec mes cousins sur la piste. Sofia est avec nous – et je me fais la réflexion que je préfère la savoir ici qu'avec Connor – qu'elle semble apprécier plus que je ne le voudrais. Je ne sais pas où il est d'ailleurs, je ne l'ai pas revu depuis que nous avons quitté la bibliothèque.
Quelques chansons plus tard, je l'aperçois enfin discuter avec Jonas près de la cheminée – en sirotant un verre de vin. Une main dans la poche de son jean, le col de sa chemise ouvert et les cheveux désordonnés, il est appuyé contre le mur avec nonchalance, attentif à ce que lui dit Jonas. Il est vraiment trop beau, ça me rend dingue. J'ai une furieuse envie de le rejoindre tout à coup – envie qu'il me regarde, qu'il me parle. En plus, ma gorge est sèche et le liquide doré qui brille dans leurs verres me lance des appels irrésistibles.
Tandis que je m'approche, il tourne la tête vers moi. Instantanément, un sourire à couper le souffle s'affiche sur son visage ; il se redresse d'un coup d'épaule.
Jonas m'accueille avec une tape amicale dans le dos :
- Hé ! Viens là ! On parlait de retourner faire de la motoneige demain après-midi, s'il fait beau. Ça pourrait être sympa, non ?
- Oui, bonne idée. Je n'ai pas regardé la météo... Mais avant, il faut tout ranger et tout nettoyer – ma mère n'est pas du genre à plaisanter avec ça... si on veut pouvoir revenir, on a intérêt à ce que tout soit nickel... » Je les regarde boire et poursuis sur un ton ironique : « Et sinon, il est bon le vin ? Ça ne vous gêne pas de boire sans moi, non ? Je suis en train de rêver ! »
Ils rient tous les deux et Connor me tend son verre.
- Tiens. Je vais en chercher un autre. Je reviens.
Je porte son verre à ma bouche en le regardant s'éloigner ; le liquide frais et parfumé coule avec délice dans ma gorge.
- On reparlera quand même de Mel, plus tard ? L'idée n'est pas non plus de l'abandonner, hein ?
Je m'immobilise. La voix de Jonas est posée et dénuée de tout jugement. Je m'attendais bien évidemment à ce que nous abordions le sujet tôt ou tard, c'est plus que légitime. Mel n'est qu'une victime collatérale de quelque chose qui nous dépasse tous les 3, elle, Connor et moi. Il faudra que j'assume mes responsabilités vis-à-vis de la Brownies Team, et que j'aie une discussion franche avec Mel. Pour peu qu'elle accepte de me parler : à l'évidence, nos deux situations sont extrêmement différentes – tout bonnement opposées en fait – et il ne serait pas anormal qu'elle refuse absolument de m'écouter ou de me voir. Ça ne va pas être simple...
Je regarde Jonas un moment et hoche la tête en poussant un long soupir :
- Non, bien-sûr : Je ne veux pas l'abandonner non plus.
- Je sais, mec. C'était important pour moi de te le dire. » Après une pause, il reprend sur un ton enjoué en balayant la pièce du regard : « Elle est quand même super cool, ta soirée, Sam ! Je passe un moment génial ! ».
Moi aussi, je passe un super bon moment – sans doute le meilleur de ma vie. Et pourtant, il y a encore quelques heures, j'aurais donné n'importe quoi pour effectuer un saut temporel de deux ou trois jours, histoire de zapper cette soirée.
Connor revient avec un verre. Lorsqu'il passe derrière moi pour rejoindre sa place, je sens sa main se poser sur mon dos, l'air de rien. Un frisson de plaisir me traverse en réalisant ce que ce geste signifie pour nous : nous sommes ensemble. Nous sommes ensemble. Heureusement que les voyages temporels n'existent pas.
La nuit s'écoule ainsi au rythme de la fête : peu à peu, la piste de danse se vide, au profit des petits groupes de discussion ou des courses virtuelles sur la Wii. Je jette un œil vers Lya de temps en temps : Michaël n'est jamais très loin. Ils rient, ils discutent, ils feignent aussi de se chamailler, histoire de pouvoir se toucher l'un l'autre – tous les adolescents se partagent les mêmes astuces de drague finalement.
Talia baisse le volume de la musique de manière à ce que ce ne soit plus qu'un fond sonore et éteint presque tous les spots – l'ambiance est plus feutrée à présent et propice à la torpeur – ça ressemble à un bar lounge à New-York en hiver. Je retrouve le salon tel que je l'ai toujours connu : lumières tamisées et points lumineux disséminés, une atmosphère chaleureuse et feutrée.
Vers 4 heures, Carla reprend sa voiture pour rentrer chez elle, à Pagosa Springs, malgré ma proposition de rester dormir.
- Je serai mieux installée dans mon lit ! Je suis vidée ! Ne t'inquiète pas, j'en ai pour un quart d'heure, à peine. Je vous envoie un sms quand je suis arrivée ! C'était super ! Merci, Sam !
Zoe et George décident peu après de monter se coucher – ils emportent leur sac de couchage en saluant tout le monde avec de grands gestes. Puis c'est au tour de Carolyn quelques minutes plus tard. Je sens moi aussi la fatigue commencer à m'envahir. Il me manque quelques heures de sommeil au compteur, depuis trois jours. Je voudrais juste m'allonger, et me laisser emporter. Maintenant que je sais que Connor gravite dans mon univers, quelque part pas trop loin de moi, je peux baisser la garde...
Après avoir posé mon dernier verre dans la cuisine, je me dirige vers le coin télé, où se déroule une course acharnée entre Dylan et Josh, chacun étant soutenu par une équipe de supporters déchainés. Certains pètent encore le feu, apparemment – en particulier la totalité de mes cousins, qui poussent des cris hystériques dès que leur champion est en difficulté. Ça me fait rire de les voir ainsi – comme je les ai toujours vus. Ce soir, en ce qui me concerne, je me sens un peu différent : l'autre moitié de mon univers est devant moi. Debout derrière le canapé, les mains au fond des poches, Connor suit ce duel avec attention. Je le rejoins et me place tout près de lui ; je sens son épaule contre la mienne. Il penche un peu la tête sur le côté.
- Ça va ? me demande-t-il à voix basse.
- Je suis crevé. Je crois que je vais aller me coucher. Mais tu peux...
Avant que j'aie terminé ma phrase, il dit simplement :
- Je viens. Je suis claqué aussi. Je veux rester avec toi, de toute façon.
Mon cœur s'emballe à ces paroles : je réalise que c'étaient celles que j'espérais entendre, même si je n'en avais pas conscience. Après une seconde, ses yeux se mettent à pétiller et il chuchote d'une voix grave :
- Major Mendoza, vous partez devant, personne ne vous remarquera. Je vous rejoins au camp. Rompez.
Je ne peux m'empêcher de rire en m'éloignant, sans que quiconque ne s'en préoccupe en effet : mes cousins sont occupés à gagner le championnat du monde de kart - autant dire que le chalet pourrait s'écrouler sans qu'ils s'en rendent compte – et les autres n'ont même pas l'air de savoir que j'existe.
Je me change dans la salle de bains, me lave les dents. Je n'en peux plus. La fatigue coule dans mes veines en un flot à la fois chaud et apaisant.
Dans le miroir, je vois soudain Connor apparaître derrière moi – un regain d'énergie me traverse instantanément. Il me sourit en approchant. Avec ses chaussures, il est vraiment plus grand que moi, de trois ou quatre centimètres. Il a les traits tirés et le teint pâle – la fatigue sans doute, mais l'éclat doré de ses yeux illumine tout son visage. Il est toujours aussi beau.
Nous nous regardons sans rien dire à travers le miroir. Il me détaille de haut en bas, mes épaules, mon débardeur blanc, mon pantalon de coton... Puis il pose ses mains sur mes hanches, je sens leur chaleur à travers le tissu fin. Sans le quitter du regard, je pose à mon tour mes mains sur les siennes et entrecroisent nos doigts. Lentement, je referme ses bras autour de moi dans une étreinte qui me transporte. C'est comme si j'étais enveloppé dans Connor, littéralement. Je sens son souffle court dans mon cou, ses cheveux caresser ma joue et son corps derrière moi : mon cœur bat à tout rompre, je vis ma meilleure vie précisément maintenant.
Il se penche à peine et ses lèvres effleurent ma peau, à la naissance de mon cou.
- Il y a des moments où j'ai encore du mal à y croire... je vais me réveiller et rien de tout ça ne sera arrivé, murmure-t-il d'une voix rauque en relevant la tête.
- Impossible. Je ne laisserais pas faire un truc pareil.
Il sourit et remarque en haussant les sourcils d'un air moqueur :
- Ah oui, c'est vrai : Samuel Mendoza, le garçon qui parlait aux étoiles...
- Exactement.
Pour la première fois, notre relation me paraît tellement juste, tellement sereine, sans le moindre sentiment de culpabilité ou d'imposture pour venir la troubler, que je dois saisir cette occasion : j'inspire profondément avant de me lancer.
- Connor... je voudrais que tu me dises ce qui s'est passé avec Mel.
Son corps se fige, ses bras se raidissent, et ses yeux qui ne me quittent pas dans le miroir se teintent d'une ombre noire. Ne pas nous voir directement permet de prendre de la distance et cela sera peut-être plus facile que si nous sommes face à face. C'était le bon moment – il n'y avait juste pas d'autre moment, et j'ai besoin de savoir. Pour la suite.
- Je préfère qu'on en parle maintenant, une fois, une seule fois, et ensuite, basta : le sujet sera clos.
Il semble réfléchir un instant puis sa voix s'élève sur un ton monocorde :
- Ok. Pendant le trajet du retour, j'ai essayé de la rassurer en minimisant l'importance de mes dessins. En réalité, c'est surtout moi que je voulais convaincre – mais ça, je n'en ai pas eu conscience tout de suite. J'ai réussi. Pour elle et moi. Elle s'est calmée, et on est arrivé à Santa Fe en se disant que tout ça n'était qu'une dispute somme toute normale. Nous avons prévu de fêter le nouvel an ensemble, et elle a insisté pour que je reste chez elle jusqu'au réveillon, mais j'ai préféré rentrer chez moi, à Albuquerque : j'étais vraiment crevé, j'avais besoin de mettre de l'ordre dans mes idées... et surtout, j'avais vu la notification de ton message sur WhatsApp. J'ai pris la route immédiatement et je me suis arrêté dès que j'ai pu, à la sortie de Santa Fe pour l'ouvrir. J'ai dû l'écouter dix fois au moins. Et à chaque fois, j'avais l'impression de m'enfoncer un peu plus dans un trou noir. Le trajet jusqu'à Albuquerque a juste été infernal. Je n'arrivais pas à aligner deux pensées de suite sans revenir à ta chanson. J'avais besoin de t'entendre et de te parler : cela me paraissait le seul moyen d'en sortir. En arrivant, je t'ai appelé. »
Il se tait. L'entendre raconter ce qu'il a vécu ces deux derniers jours me tord le ventre parce qu'évidemment, je sais exactement ce qu'il a ressenti. D'autre part... est-il nécessaire de rappeler que j'ai rejeté ses appels et effacé ses messages sans même les écouter ? Je ne veux même pas imaginer l'état dans lequel il devait être.
- Inutile de m'étendre sur la nuit formidable qui a suivi : mes parents m'ont passé un savon – le père de Mel les avait appelés, je suis parti en claquant la porte et j'ai passé des heures entières à sillonner en voiture les rues d'Albuquerque. En tous cas, c'était mieux que de tourner en rond dans ma chambre en essayant de m'arracher la tête. Et ça m'a au moins permis de comprendre que je ne pouvais pas rester avec Mel... parce que c'était avec toi que je voulais être. La première fois que je me suis dit « C'est Sam, et personne d'autre », ça m'a frappé tellement c'était évident. Hier matin, j'ai encore essayé de t'appeler – pour te le dire. Pour que tu m'attendes. Que tu me donnes ton accord pour venir te parler. Mais tu n'as pas répondu : sur le moment, j'ai voulu tout envoyer en l'air et défoncer ce qui me passait sous la main. J'ai réussi à me raisonner, à me convaincre que tu allais rappeler, alors en attendant, je suis retourné à Santa Fe et j'ai vu Mel. Je lui ai dit que nous ne pouvions pas rester ensemble, que cette dispute n'était pas si anodine et qu'elle révélait un décalage entre nos sentiments respectifs. Nous avons discuté longtemps. Nous n'avons pas parlé de toi. A aucun moment – tant mieux, parce que je ne sais pas ce que je lui aurais dit. Elle a beaucoup pleuré et franchement, ça m'a fait mal de la voir si malheureuse. Il y a même eu un moment où j'ai hésité à revenir sur ma décision. D'autant que tu ne m'avais pas rappelé. »
Je resserre mes doigts autour des siens dans un réflexe, à la seule idée qu'il aurait pu finalement changer d'avis. Je ne décèle aucun reproche dans sa voix – mais je sens la pointe de la culpabilité piquer ma raison.
- J'ai réessayé de t'appeler après ça. Une dernière fois. La nuit était tombée. Je ne savais vraiment pas quoi faire : est-ce que je pouvais débarquer comme ça sans prévenir ? Et si je te trouvais avec quelqu'un d'autre ? Et si tu refusais même simplement d'ouvrir la porte ? Je me suis assis derrière le volant et j'ai réécouté ta chanson. Alors une pensée s'est imposée comme une évidence : je me suis dit que tu la chantais juste pour moi – et que cette raison était suffisante pour que je vienne. Point. Final.
Nous demeurons immobiles et silencieux quelques secondes, nos regards toujours accrochés l'un à l'autre. Puis il pose un nouveau baiser dans mon cou. La discussion est terminée – le sujet est clos.
Je décroise nos bras et me retourne face à lui.
- Maintenant, je veux que tu viennes dormir. Je t'attends.
- J'arrive, répond-il tandis que je quitte la salle de bains.
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