Chapitre 32
- Ah ? répond-il laconiquement, balayant déjà la pièce du regard pour vérifier si je ne suis pas sous l'emprise de quelque drogue hallucinogène. Il finit par l'apercevoir, dans le coin télé. Alors, il m'observe en silence un instant. J'ignore précisément les pensées qui le traversent – un peu de Mel, une pincée de moi et une bonne dose de pragmatisme : il n'est pas du genre à se battre contre des moulins à vent. Cela pourrait se résumer à « Puisque Connor est là, le mieux est de faire avec ». Avec sa franchise habituelle, il reprend finalement :
- Tu es content qu'il soit venu ? Hein ?
Un soupçon d'inquiétude perce dans sa voix – il ne tient pas à me ramasser à la petite cuillère une nouvelle fois.
- Oui. J'y vais, d'ailleurs. » Je me lève et lui tape sur l'épaule : « Au fait, bravo pour l'équipe ! Il faut lui donner un nom, maintenant ! »
- Oui, oui... plus tard ! C'est la fête pour l'instant !
Je traverse le salon : Connor est assis sur l'un des accoudoirs du canapé, spectateur du rallye en cours parmi quelques autres, dont Sofia qui a pris place tout près de lui, appuyée contre le dossier. Les exclamations et les commentaires fusent à chaque dérapage ou nouvel obstacle sur la piste : l'ambiance est enthousiaste et électrique. Nous ne nous étions pas trompés sur le goût immodéré des adolescents pour les jeux de leur enfance !
- Tiens, ta bière.
Connor tourne la tête vers moi et se lève aussitôt, un grand sourire aux lèvres. Il a détaché ses cheveux, qui tombent maintenant de manière désordonnée autour de son visage, ça me plaît. Il me plaît tout entier et cette sensation me remplit littéralement.
- Pourquoi tu me regardes comme ça ? me demande-t-il à voix basse en fronçant un peu les sourcils.
- Je te trouve beau. Non. Ce n'est pas vraiment ce que je me disais, en réalité. » Je me tais une seconde, sans quitter ses yeux interrogateurs, puis je termine : « Tu me plais. Beaucoup. »
J'ignore d'où ces mots sont sortis : est-ce que c'est bien moi qui les ai prononcés ? Évidemment que c'est moi, et ils sont l'exacte expression de ce que je ressens. Son sourire s'élargit encore, il me dévisage un instant sans rien dire, les yeux pétillants, puis il prend la canette que je lui tends :
- Merci, Sam. Tu trinques avec moi ?
- A la nouvelle année ?
- Et à celle qui se termine aussi. Qui se termine plutôt bien, d'ailleurs, remarque-t-il avec un clin d'œil.
Nous buvons ensemble lorsque Sofia saisit mon bras :
- Et moi ? Et moi ? Tu m'oublies ? Laisse-moi trinquer avec vous ! Mais je n'ai rien à boire, au secours !
Je ne peux pas m'empêcher de rire face à son esprit déluré et sa spontanéité, et lui tends ma canette. Une fois que nous avons enfin bu à la nouvelle année – avant l'heure, je propose à Connor de l'emmener faire connaissance avec les autres invités.
Sofia affiche une moue désappointée :
- Bon, alors à tout à l'heure, Connor ! J'espère te retrouver dans... un peu plus d'un quart d'heure, maintenant ! Attentiooooonnn ça va chauffer !
De l'autre côté du salon, j'aperçois Lya, Michaël, George, Sarah et Zoe, installés sur le canapé ou à même le tapis, autour de la table basse sur laquelle sont éparpillés des verres et un bol de nachos. Nous nous approchons. Quand Lya remarque Connor, ses yeux s'arrondissent de surprise et elle s'arrête instantanément de parler. Intrigués, les autres tournent alors leur regard vers nous d'un seul mouvement. Le visage de Sarah s'éclaire :
- Ça y est, tu t'es décidé à rentrer !! Je me demandais où tu étais passé ! Viens t'assoir avec nous !
Elle se décale sur le côté pour me laisser une place sur le canapé. Je lance un regard appuyé à Lya en prenant place aux côtés de Sarah, et j'explique :
- Connor vient d'arriver, je lui montrais le chemin. Donc, voici Connor.
- Salut ! lance-t-il à la ronde en s'asseyant sur le tapis près de George, face à nous.
Tous lui répondent d'une seule voix, hormis Lya, qui a du mal à se remettre de sa surprise et demande seulement :
- Tu arrives de Santa Fe ?
- Oui.
Je vois qu'elle se retient de continuer - elle a conscience que la conversation qui pourrait s'engager ne regarde vraiment pas tous ceux qui sont autour de nous – mais elle m'adresse un regard interrogateur et perplexe. En réponse, je hoche la tête d'un air engageant, pour lui signifier que tout va bien.
- Sam et moi irons peut-être dans la même université l'an prochain ! annonce soudain Sarah d'une voix forte et enthousiaste. Intérieurement, je la remercie de son intervention, qui permet de lancer la discussion sur un autre sujet. Lorsqu'elle me regarde en haussant les sourcils cependant, cherchant probablement à instaurer une forme de complicité entre nous, j'esquisse un sourire pour ne pas la froisser, mais l'université, à cette heure précise, est loin de compter parmi mes préoccupations immédiates. Trop loin. Trop long. C'est le présent qui m'intéresse ; je n'envisage rien d'autre que les minutes précieuses que je partage avec Connor, depuis qu'il est réapparu. Si je pouvais étirer le temps pour qu'elles durent toute une vie, cela me conviendrait même assez bien.
- Vous avez de la chance ! J'appréhende un peu de me retrouver toute seule sur le campus. J'aimerais tellement déjà connaître quelqu'un quand je débarquerai à Albuquerque. Bon, maintenant, Lya y vit : attends-toi à ce que je t'appelle au secours à la première angoisse, ma grande !
Lya roule de grands yeux horrifiés en riant, ce qui provoque l'hilarité générale tandis que Zoe lui donne de petits coups de coude en feignant l'indignation.
- Tu vas voir, c'est une ville très chouette, remarque Connor après quelques instants.
- Ah ? Tu y vis aussi ?
- Depuis toujours !
- Bonne nouvelle ! Bon, ben c'est toi que j'appellerai alors ! décide-t-elle en faisant une grimace à l'attention de Lya. Tu es en terminale, comme nous ?
- Oui, au lycée de La Cueva. Et pour l'an prochain, ça aurait été un plaisir de voler à ton secours, mais j'espère vraiment être ailleurs à ce moment-là !
Je ne peux continuer de suivre la conversation, car à cet instant, Sarah pose une main sur mon bras. Je tourne la tête vers elle :
- Sam... , commence-t-elle d'une voix feutrée. Nous sommes assis l'un à côté de l'autre, mais le volume de la musique l'incite à se pencher vers moi. Je sens le parfum de pêche de ses cheveux libres flotter jusqu'à mes narines.
- Oui ?
- Je me disais... tu sais pour le prochain numéro du journal... ça pourrait être intéressant que tu rédiges un article. Sur les étoiles, enfin l'astronomie... On est en train de préparer le sommaire avec le comité de rédaction. Qu'est-ce que tu en penses ?
Pendant une fraction de seconde, je ne sais pas quoi dire : le journal du lycée. Ah, oui : le lycée. Je lui répondrais bien que dans ce chalet, sur cette montagne, à dix minutes de la nouvelle année, notre lycée n'existe tout simplement pas, et que seuls comptent les gens qui sont avec nous – surtout Connor, mais ce ne serait pas moi. Qui est « moi », en réalité ? Je suis le gars toujours partant pour parler des étoiles, pour aller faire un basket avec Jonas après le lycée, pour embrasser Connor dès que c'est possible... Dans quelques minutes maintenant. Ma réponse me ressemble donc, en partie :
- Oui, pourquoi pas ? Je suis partant ! Dites-moi ce que vous voulez, et ce sera avec plaisir !
Son visage s'éclaire d'un grand sourire sincère. Cette fille est vraiment sympa. Si nous nous retrouvons l'année prochaine à Tucson, ça peut être chouette. Ce que Zoe disait tout à l'heure, nous le ressentons tous : se retrouver seul dans une ville inconnue, à l'aube d'une nouvelle vie, cela n'est pas si facile...
- Super ! Il y a un comité de rédaction le 5 janvier. Je t'appelle ?
- Parfait !
- Et au fait, Melissa ? Elle ne vient pas ? Connor, c'est bien son copain, non ?
Je me fige à sa question, fixant sur elle un regard interdit et d'une profondeur probablement abyssale.
Ben non. Connor n'est pas le copain de Mel. C'est le mien. Est-ce que c'est le mien ? Est-ce que nous sommes ensemble ? Il a dit qu'il voulait être mon satellite. Que je vienne le voir chez lui, à Albuquerque. Il a dit qu'il me voulait, moi. Et il se trouve que je le veux, lui.
Alors je crois que oui, nous sommes ensemble.
A cette pensée, mon pouls s'accélère ; je jette un œil rapide vers Connor et je croise son regard : il est sombre et pressant. Manifestement, ma conversation avec Sarah le gêne : a-t-il entendu qu'elle parlait de Mel ? Je ne sais pas comment s'est déroulée leur rupture : ce qu'ils se sont dit, les explications qu'il a données – s'il en a seulement donné. Néanmoins, je ne mentirai pas.
- Mel ne pouvait pas se joindre à nous... et ils ne sont plus ensemble. C'est pour ça que Connor est venu seul.
Sarah me regarde les yeux ronds, mais avant qu'elle ait pu dire quoi que ce soit, on entend un ensemble de voix s'écrier :
- Dix...
Tout le monde se lève dans un seul mouvement, le regard tendu vers la télé qui égrène les secondes sur un fond pailleté. Je balaye l'assemblée des yeux, interdit : ça y est. Même si je n'y ai pas vraiment pensé avant, je sais exactement ce que je veux faire.
Neuf...
- Viens.
Huit...
Je prends la main de Connor – on s'en fout, personne ne fait attention à nous – et je croise mes doigts entre les siens. Il me regarde d'un air interrogateur et amusé, tandis que je l'entraine derrière moi vers le couloir, vers mon couloir.
Sept...
Nous slalomons entre des gens – Sofia, Jonas, Dylan, ... qui ne nous voient même pas, trop absorbés par le temps qui s'écoule pour se soucier du présent, tellement impatients de vivre l'après et ses promesses.
Six...
Nous arrivons devant la bibliothèque où personne n'a le droit d'entrer, j'ouvre la porte...
Cinq...
... et je la referme dès que Connor en a franchi le seuil. Nous sommes dans la pénombre. Seule la clarté de la lune inonde la pièce : les ombres mouvantes du télescope, des fauteuils ou de la bibliothèque semblent lui donner une vie fantomatique. C'est exactement là où je voulais être, avec lui, maintenant.
Le décompte nous parvient désormais de façon assourdie. Connor est adossé à la porte, nos regards ne se quittent pas. Nos souffles se mêlent, mon corps est contre le sien : je n'ai plus envie de retenue, maintenant.
Quatre...
- Je veux finir cette année avec toi... et commencer la suivante rien qu'avec toi. Je t'enlève au monde... tu me pardonnes ?
Je sens ses mains se poser sur mes hanches et glisser sous ma chemise, tandis que son visage s'illumine.
- Je suis prêt à tout te pardonner, je crois...
Trois...
Je prends son visage entre mes doigts, et de mon pouce, je caresse ses lèvres pleines. Elles sont veloutées, tièdes et
douces. Ses yeux me sourient :
- Embrasse-moi. Juste, embrasse-moi. Maintenant.
Deux...
Tandis que ma langue caresse ses lèvres entrouvertes, ses mains parcourent ma peau – j'ai l'impression de vivre pour la première fois. Je frissonne de plaisir et de désir mêlés.
Un...
Une explosion de joie nous parvient et nous sourions tous les deux, heureux d'être ensemble précisément à cette seconde.
- Bonne année Samuel, murmure-t-il avec ferveur. Mon prénom dans sa bouche est toujours aussi incroyablement sensuel, c'est un truc de fou. « Dans les 365 prochains jours, je ne te partage avec personne, je te garde pour moi. Juste pour moi. Voilà mes résolutions. »
Ses mains se joignent dans mon dos et me pressent contre lui avec douceur. Je passe mes bras autour de son cou, et je le dévisage quelques secondes :
- Bonne année, Connor. Je suis heureux que tu sois là. Tellement, tellement heureux. Et je ne te prête non plus à personne, évidemment. Un seul satellite, une seule planète.
Notre baiser est merveilleux. Légitime. Tendre. Délicat. Doux et plein. J'aime le goût de ses lèvres, celui de sa langue, la légèreté de ses caresses.
Au bout d'un long moment, nous parvenons à nous détacher l'un de l'autre : il faudra bien réapparaître aux yeux du monde.
Je propose d'une voix basse :
- On y retourne ?
Il hoche simplement la tête, mais je le vois froncer les sourcils. Il semble hésiter un instant, avant de se lancer :
- Sam...
- Oui ?
Mon regard est rivé au sien, je n'ai aucune idée de ce qui va suivre. Je sens une tension naître dans mon ventre, malgré moi.
- ... est-ce que cette nuit, enfin... tout à l'heure... je pourrai rester avec toi ? Dans ta chambre, je veux dire. Avec toi ?
C'était ça ? Rien que ça ? Toute tension s'évanouit en une fraction de seconde, et je ne peux m'empêcher de sourire : c'est juste trop craquant, cette question, ça me retourne le cœur de bonheur. Mais cela signifie aussi qu'il va nous falloir un peu de temps, à lui comme à moi, pour être tout à fait sereins et confiants – notre relation est née de façon tellement particulière...
- Et tu voudrais aller où, en fait ? Évidemment que tu restes avec moi, je ne te laisserais aller nulle part ailleurs de toute façon. Je te garde... je te garde.
Ses yeux s'éclairent, il est manifestement rassuré.
- Cool.
- Non mais tu as de ces questions, franchement ! Allez, on y va...
Nous nous écartons de la porte pour pouvoir l'ouvrir. Connor suggère :
- Je te laisse y aller d'abord... histoire de ne pas attirer l'attention. Je dois passer par la salle de bains, de toute façon.
J'ai l'impression de jouer aux douaniers et contrebandiers, ça me rappelle de trop bons souvenirs. En plissant les yeux, je réponds d'une voix exagérément rauque :
- OK, bonne idée, lieutenant-colonel Harrison. Rendez-vous à la base !
Cette fois, c'est lui qui secoue la tête en levant les yeux au ciel : il doit me prendre pour un taré, mais ça me fait rire.
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