Lya, Mel et Jonas sont installés dans la cuisine lorsque nous arrivons ; la musique est à fond et l'ambiance à la fête : c'est l'effet cajun j'imagine ! Ça tombe bien, c'est en parfait accord avec l'allégresse que je ressens en cet instant. Même si, on ne va pas se mentir, le fait que je me sente si bien n'est possible que parce que je rejette en bloc la réalité telle qu'elle est. Vive la mauvaise foi !

Connor et moi prenons le temps d'enlever nos blousons dans l'entrée, pour prolonger de quelques secondes la parenthèse que nous venons de vivre.

- Salut tous les deux ! Alors, tu as trouvé ce que tu voulais pour Serena, Sam ?

Je sors l'attrape-rêve de sa pochette-cadeau et le tends à Lya.

- Oh, c'est super mignon ! Elle va adorer, c'est sûr ! Tu as vu, Mel ?

- Oui, c'est chou. Et toi Babe, tu as déniché quelque chose aussi ? Elle attend qu'il prenne place pour enserrer sa taille avec tendresse. Il la laisse faire, mais je note qu'il ne répond pas à son geste.

- J'ai pris une ceinture brodée d'opalines pour Samantha. J'espère que ça lui plaira.

- Ça lui fera surtout plaisir que tu aies pensé à elle ! Ce n'est pas si souvent !», remarque-t-elle d'un ton espiègle.

Je m'assois de l'autre côté du comptoir :

« Ah, ça ! Tout le monde ne peut pas être un frère aussi génial que moi ! »

Le sourire entendu de Connor est une petite victoire que je remporte à l'insu des autres, tandis qu'ils se mettent à rire.

Nous participons tous à la préparation du gombo de Jonas – enfin, pour être exact, nous sommes tous réquisitionnés pour éplucher les légumes, écraser les épices, couper les oignons et décortiquer les crevettes... Il est aux manettes et semble prendre un malin plaisir à nous maltraiter : bref, il se prend déjà pour un grand chef. Mais nous profitons pleinement de ce moment, tous heureux – même si ce n'est pas pour les mêmes raisons ; nous discutons à bâtons rompus du lycée, de ces vacances, de nos invités pour le réveillon, de tout et de rien.

La conversation dérive naturellement sur la future carrière de Jonas, qui commencera par les cuisines du Heard Dat Kitchen, un restaurant familial de la Nouvelle Orléans. Les propriétaires sont des amis de cousins éloignés de la mère de Jonas, qui vivent encore à la Nouvelle Orléans. Il paraît que c'est l'un des meilleurs endroits pour déguster des plats cajuns et typiques de Nola. Il se projette avec enthousiasme dans son projet et dans sa vie là-bas. Je l'envie un peu d'avoir déjà son rêve au bout des doigts. Mis à part me consacrer aux étoiles, je ne sais pas encore exactement ce que je vais devenir.

Emportée par l'allégresse générale, Mel s'écrie soudain :

- Hé ! J'ai une idée !!! On se donne rendez-vous là-bas pour les vacances d'été, avant d'entrer à l'université et de nous séparer pour de bon !! Tous les 5 ! J'ai toujours eu envie de visiter la Louisiane !!! Ça serait vraiment trop génial !

- Ouais ! Je vous invite ! Pour le 4 juillet !! « La Brownies Team visite la Nouvelle Orléans » : chouette titre pour un documentaire touristique !

Lya se joint à l'excitation collective et rajoute :

- Oui ! On loue un camping-car et on se fait un road-trip jusque là-bas. Trois jours pour y aller, ça va être top !

Sur le moment, je trouve moi aussi que c'est une super idée : je me télétransporte dans 6 mois, avec ces gens-là autour de moi, sous un ciel bleu et les maisons à colonnades en fond d'écran... le rêve.

Et puis je réalise que ça ne va pas être possible, en fait. Pas avec Connor. Ou pas avec Mel. En tous cas pas avec Connor et Mel.

Mais je me sens trop bien, à cet instant, pour être celui qui gâche la fête. Alors j'acquiesce avec un large sourire, tout en évitant soigneusement de me tourner vers Connor pour ne pas voir sur son visage ce qu'il pense de tout ça.

Le gombo de Jonas est un délice : l'onctuosité de la sauce épicée alliée au croquant du riz et des légumes remporte tous les suffrages. Avec un verre de Chardonnay, c'est encore meilleur. Nous terminons la bouteille en buvant un verre chacun.

Peut-être que Rick aura la remarquable idée de nous apporter quelques bouteilles pour le réveillon du jour de l'an ?

Après le dîner, Jonas et Lya proposent un jeu mêlant beer-pong et action ou vérité : ils ont eu cette trouvaille en rentrant de Wolf Creek cet après-midi. Ils nous en exposent les règles : sur des petits papiers, chacun d'entre nous doit rédiger trois questions (pour la vérité) et trois actions, qui sont déposées dans deux boites différentes ; lorsqu'un joueur atteint un verre, il le boit. Lorsqu'il échoue, il choisit action ou vérité et pioche un des petits papiers de la boite correspondante. Bien évidemment, il doit alors se plier à la consigne écrite.

- Attention ! Pas de triche, pas de possibilité de refuser le gage ou la question ! Si on commence, on doit aller jusqu'au bout ! Bon, et puis pour rendre le jeu plus drôle, on remplit la moitié des verres avec du Fanta, la moitié avec ce qu'il reste de bières...

Tout le monde est partant, moi y compris. J'aime assez ces jeux festifs et débiles, parfaits pour les jeunes décérébrés que nous sommes. C'est un moyen comme un autre de faire grimper notre taux d'adrénaline, en partageant des secrets bien gardés jusque-là ou en réalisant des actions que l'on refuserait de faire en temps normal. Et puis, cela engendre souvent des situations drôles ou ridicules qui nous font beaucoup rire. Oui, je sais : nous sommes encore loin d'être prêts pour le monde adulte.

Pour la rédaction de mes questions « vérité », je ne fais pas vraiment dans l'originalité : « Quelle est la chose pour laquelle tu as eu le plus honte en public ? », « Quel est le plus grand secret que tu connais sur tes parents ? », « Quel est le vœu que tu voudrais voir se réaliser exactement maintenant ? ». J'hésite un peu à joindre cette dernière question aux autres : si c'est moi qui la pioche, je serais obligé de mentir. Mais avant que j'aie pu la modifier, Lya a pris mes trois papiers. J'ai beau protester, elle ne veut rien entendre.

- Allez, c'est bon ! Les actions, maintenant ! Soyez créatifs, hein !

Tu parles... Je me souviens de certaines épreuves qui m'avaient beaucoup plu lors de soirées précédentes, je les recycle : « Tu dois enfiler une tenue complète d'une des personnes présentes du genre opposé et défiler », « Tu dois dessiner un chat les yeux bandés après avoir fait 5 tours sur toi-même. Le dessin doit être validé par les autres joueurs », « Tu dois faire une déclaration sincère à un joueur de ton choix ». Je ne prends pas de risque et omets volontairement de préciser de quel genre de déclaration il s'agit – après tout, je me vois très bien faire une déclaration d'amitié à Lya ou Jonas.

Une fois les petits papiers tous dans leur boite, nous disposons les verres en triangle à une extrémité du comptoir, les bières au sommet, pour les rendre plus difficiles à atteindre.

Et c'est parti. Les premiers lancers sont faciles : chacun vise les verres les plus proches. Jonas parvient quand même à rater sa cible et choisit « vérité ». Il tire un papier et le lit à voix haute.

- As-tu un crush secret ? Si oui, qui est-ce ? Il fait une pause, les yeux rivés au message, puis pousse un soupir. « Mais qui a écrit ce truc... pfff, ça commence bien. »

Nous sommes suspendus à ses lèvres tandis qu'il pose les yeux sur nous l'un après l'autre, le visage concentré, comme s'il hésitait sur la réponse à donner. Ce silence est un aveu à lui tout seul et je suis juste interloqué : depuis Antonia Gonzales en CM2, Jonas ne m'a jamais, jamais confié être intéressé par qui que ce soit – fille ou garçon.

- Oui.

Lya porte la main à sa bouche en ouvrant des yeux immenses, comme si c'était la révélation du siècle, Mel s'accroche à mon bras en pouffant de rire et pour ma part, je demeure figé, attendant la suite – qui va sans doute être forcément incroyable, puisqu'il ne m'a rien confié. Je suis d'ailleurs un peu vexé – ça doit se voir sur mon visage car il ajoute à mon intention :

- C'est tout récent. C'est pour ça que je ne t'en ai pas parlé. Pas encore.

- Mais c'est qui ?

- Le problème, c'est que c'est un crush secret, et dans crush secret, il y a « secret »...

Lya intervient aussitôt, sur un ton posé mais indiscutable :

- Tu as choisi de jouer. Tu es obligé.

Jonas lève les yeux au ciel tout en croisant ses bras devant lui, comme s'il voulait mettre de la distance entre nous. La tension est à son maximum.

- Hermione Alvarez.

Cette fois, c'est moi qui ouvre de grands yeux. Lya tourne vivement la tête vers moi :

- C'est qui, Hermione Alvarez ?

Je répète seulement en détachant chaque mot :

- Hermione Alvarez ??? Noooonnn !!! Si ?

Jonas esquisse un sourire en hochant simplement la tête. Il a l'air assez fier de son effet, finalement.

C'est alors que Mel s'écrie :

- Ah, ouiiii... ce ne serait pas elle, la nouvelle assistante de documentation ? La petite blondinette à lunettes ? Mais elle a au moins... au moins...

- 21 ans.

- Ah quand même ! commente Lya en s'asseyant. « Et est-ce que... »

Mais Jonas l'interrompt en levant une main devant lui, d'un air magistral :

- J'ai répondu à la question. On s'arrête là !

C'est vrai. C'est le jeu. Mais il ne perd rien pour attendre : dès demain, je le cuisine pour en savoir plus. En tous cas, je suis content pour lui. C'est vrai qu'elle a l'air sympa, cette fille. Elle a toujours le sourire et se montre disponible dès qu'on lui demande de l'aide pour une recherche documentaire ou des conseils de lecture. J'essaye de me souvenir s'il a semé des indices ces derniers temps, ou s'il a passé plus de temps que d'ordinaire à la bibliothèque, mais non, rien ne me revient.

Le jeu reprend donc et c'est à Mel de lancer. Puis à Connor, qui s'empare de la balle avec entrain. Je me fais à cet instant la réflexion que, durant les quelques minutes précédentes, il n'a rien dit. Nous l'avons laissé en dehors du champ, sans même y prendre garde, concentrés sur un univers qui lui est étranger. Je ne trouve pas ça super cool de notre part – même s'il n'a pas l'air d'en être contrarié. Je le lui dirai, tout à l'heure. Tout à l'heure : à cette perspective, je sens mon cœur s'emballer... après tout, ce jeu d'action ou vérité n'est que la première partie de la nuit !

C'est Lya qui échoue au lancer suivant : elle pioche l'une de mes épreuves et tente de dessiner un chat, alors qu'elle vacille après les 5 tours imposés. Son gribouillis ressemble davantage à une tortue à trompe d'éléphant qu'à un félin, mais nous le lui validons quand même en pleurant de rire.

Jonas a envie de bière ce soir, mais manque le verre de peu : en échange, il est tenu de faire un câlin à chacun de nous. Je le fais recommencer plusieurs fois son étreinte avec moi, en estimant qu'elle n'est pas assez chaleureuse : c'est ma petite vengeance amicale pour m'avoir caché son secret.

Mel doit ensuite révéler le plus gros mensonge qu'elle ait jamais dit pour nuire à quelqu'un : c'était l'an dernier, lorsque nous étions encore ensemble et dans la même classe. Pour éviter que Lena Grey soit en binôme avec moi pour le concours de sciences, elle a fait courir le bruit qu'elle avait triché aux évaluations du semestre, et même fabriqué de fausses anti-sèches, qu'elle a semées devant le bureau du principal. Lena a été écartée du concours, avant d'être reconnue innocente. Mais le concours était passé. « Je m'en veux vraiment, aujourd'hui... j'étais persuadée qu'elle avait des vues sur Sam, alors... ». Elle cache son visage et l'enfouit contre l'épaule de Connor, qui passe un bras autour de ses épaules. Je me détourne aussitôt : j'ai décidé que cette soirée serait belle jusqu'au bout. Et elle l'est.

Aucune balle n'est perdue au tour d'après – je retrouve ma sérénité.

Je parviens à gagner un verre de bière au coup suivant, je ne suis pas mécontent de moi. Connor réussit également et nous trinquons ensemble, les yeux dans les yeux comme il se doit.

Nous avons tous bu un ou deux verres de bières – l'ambiance est détendue et festive. Nous passons un super moment. Je sais que cela ne dégénèrera pas, car il ne reste qu'un verre de bière en plus des 3 verres de Fanta sur le comptoir.

Connor a la balle dans la main. Il vise le verre le plus éloigné, espérant gagner le dernier verre de bière. Il plie le bras, concentré sur sa cible.

C'est dans une explosion de joie que nous assistons à son échec : il va devoir choisir action ou vérité. Je ne suis pas peu fier d'être le seul à n'avoir pas encore perdu.

- Action, dit-il avant de plonger sa main dans la boite.

Il déplie le papier et le lit. Peut-être que l'un de nous a cru bon de faire le malin en écrivant chinois ou russe, parce qu'il se passe 5 secondes sans que Connor ne relève la tête, les yeux toujours rivés au message.

- Alors ? demande Mel.

Connor prend une grande inspiration, et levant enfin la tête, il annonce d'une voix forte :

- Tu dois embrasser un garçon de ton choix.