Chapitre 18

Nous rejoignons les autres qui nous attendent à quelques mètres de l'arrivée. Lorsque les passagers du télésiège suivant passent devant nous, ils trouvent malin de pousser des hurlements surexcités.

- Ils sont malades ou quoi ? Pourquoi est-ce qu'ils font ça ? Espèce de gros débiles ! s'insurge Mel outragée. Connor et moi feignons l'indifférence, mais je croise furtivement le regard de Jonas, à qui rien n'échappe. Il détourne vivement la tête : je préfère ne pas m'interroger sur ce qu'il pense à cet instant précis.

Il n'y a pas de terrasse au Raven's. Nous achetons des parts de pizzas, des muffins et des boissons à emporter, et nous nous installons au soleil, dans la neige, pour déjeuner.

Nous mangeons nos pizzas en nous remémorant les moments sympas de la matinée, les passages en hors-piste dans les pins, les prouesses de Lya et Mel – qui sont d'excellentes skieuses.

Nous terminons le repas quand Lya nous interpelle avec enthousiasme :

- Alors ? Quel programme pour cet après-midi ? Qui veut tenter les noires ?

Le niveau de Connor est bien meilleur que ce que nous pensions, il peut accéder à n'importe quelle piste. Je le vois néanmoins faire une grimace et secouer la tête :

- Ce sera sans moi, les amis. Je ne le sens pas. Et puis je n'y prendrais aucun plaisir et je vous ralentirais. Je ne suis pas assez fan de ski, désolé.

- Mais t'inquiète pas, Babe, cela n'est pas grave ! On peut se séparer, comme avant-hier. Ça ne me dérange pas de...

- Non, je veux que tu y ailles : je sais que tu aimes ça. Je peux très bien vous attendre sur la terrasse, en bas... j'ai apporté mon carnet de croquis : ça m'ira très bien ! Franchement, une petite matinée de ski, ça me suffit !

- Tu es sûr ? demande Mel d'une voix suave en inclinant la tête sur le côté. Par chance – ou est-ce le hasard ? - ils ne sont pas assis l'un près de l'autre, sinon, nous aurions eu droit à un témoignage plus qu'affectueux de sa part envers son amoureux. Rien que d'y penser me gonfle.

- Certain, assure Connor en hochant la tête.

- Bon alors si tout le monde est d'accord, je propose que nous descendions avec Connor par la Thumper, puis nous repartons pour quelques pistes. Il est bientôt 14h. On se donne RV à 16h en bas ?

Je meurs d'envie de passer ces deux heures avec Connor, mais compte-tenu de ce que m'a dit Jonas ce matin, cela me semble vraiment risqué. D'autant plus qu'ils savent combien j'aime skier : rester sur une terrasse plutôt que dévaler l'Alberta Face ou la Tsunami susciterait d'inévitables questions, auxquelles je ne veux évidemment pas répondre.

J'acquiesce donc comme les autres à la proposition de Lya et nous rechaussons les skis pour redescendre vers la station.

Nous laissons Connor au pied des pistes et repartons à l'assaut des sommets. En haut du mur de la Numbered Chutes, même les filles ont quelques sueurs froides. Ça tire sur les jambes, mais les sensations de glisse sont incroyables. Certaines pistes ont été aménagées au cœur de la forêt de sapins, la couche de neige est presque intacte et lorsque nous dérapons, des gerbes de poudreuse s'envolent dans la lumière.

Je ne regrette pas ma décision : je passe un moment en parfaite osmose avec ces trois-là. Je me sens bien, je suis moi. Oui, ce sont eux mes amis, avant tout le reste. Avant Connor aussi. Qui est-il, lui ? Je me rends compte que je suis incapable de définir ce qu'il est, la place qu'il a. Et pourtant, je suis aussi moi, quand je suis avec lui.

Il est un peu moins de 16h lorsque nous rejoignons Connor à la terrasse du Prospector. Il ferme son carnet, rassemble en hâte ses feuillets et ses crayons tandis que nous nous asseyons. Mel se penche pour l'enlacer :

- Tu nous montres ?

Il la regarde et secoue la tête de droite à gauche, en pinçant les lèvres comme s'il s'excusait.

- Pourquoi ? Allez... s'il te plait ! insiste-t-elle sur un ton suppliant. Tu me les montreras tout à l'heure ?

- Melissa Cornell, arrête ça tout de suite. C'est pour les cours. Je préfère les garder pour moi. Ok ?

Cette fois, la voix de Connor est ferme et sans appel. Il hoche la tête d'un air entendu.

Mel hausse les épaules, résignée, en esquissant une moue tragique – ce qui nous fait rire.

- C'est dur de vivre avec un artiste, les amis ! Si vous saviez !

C'est l'heure du retour, Mel insiste pour monter avec moi, en arguant du fait que nous n'avons pas encore eu l'occasion de nous retrouver tous les deux. Connor propose de se joindre à nous, mais elle le repousse gentiment : « Nous avons plein, plein de choses à nous dire ! Et puis, tu n'as pas voulu me montrer tes dessins, alors... » lui explique-t-elle en posant un baiser sur sa joue.

Lorsqu'elle prend place côté passager, je surprends le regard de Connor posé sur nous. Son visage est fermé et dur : la situation ne lui plait manifestement pas.

- Bah... je ne suis pas déçue en réalité, je sais qu'il me les montrera ce soir, annonce-t-elle alors que nous quittons le parking. « Il fait toujours comme ça ».

Une fraction de seconde, la scène s'impose à moi : ils sont dans la chambre, allongés sur le lit et Connor tourne les pages de son carnet une à une. Il s'appuie contre elle pour lui expliquer les détails de tel ou tel dessin. Je repousse cette vision avec violence, mais trop tard : la grenade a explosé et laissé un trou béant dans mon ventre.

Je tourne la tête vers elle un court instant : elle me regarde, un sourire lumineux accroché à ses lèvres. Elle est intimement convaincue qu'il le fera. Aucun doute ne vient ébranler ses certitudes : elle est amoureuse de lui ; leurs liens sont si solides que rien ne pourrait les briser.

La jalousie et l'envie me rongent : je lui en veux terriblement d'éprouver ces sentiments, et je lui en veux encore plus d'en être l'objet de la part de Connor.

Mais aussitôt ces pensées formulées, un goût acide envahit ma gorge : je me dégoûte d'avoir ce genre de réaction. Je ne respecte pas les règles fixées, je dénigre l'une des personnes les plus importantes de ma vie. Je ne suis vraiment qu'un petit con. Résolu, je boucle dans un cachot au fond de mon cerveau tout ce qui est en rapport avec Connor. Je veux profiter de ce moment rien qu'avec Mel, pour la retrouver un peu.

- Alors... comment tu vas, mon Sam ?

Elle a parlé avec une sorte de prudence et beaucoup de douceur. Longtemps, cette question a été sensible et suscité des tensions.

- Je vais bien, Mel. Vraiment. Je suis heureux que l'on ait pu se caler cette semaine, tous ensemble. Et ça se passe tellement bien !

- Oui, c'est vrai. Moi aussi, je me sens super bien. J'appréhendais un peu de vous présenter Connor, je ne savais pas s'il allait vous plaire, si vous alliez vous entendre avec lui, mais...

Mes mains se crispent sur le volant : j'ai décidé de tenir bon, pas question que je laisse mes pensées dériver.

- J'appréhendais aussi, je peux te le dire ! Mais tu n'as pas changé, tu es toujours toi, alors tout va bien. C'est ce qui compte le plus pour moi.

- Cool.

Nous demeurons silencieux quelques instants : le sujet sensible a été réglé, nous sommes maintenant reconnectés et sereins.

- Et au fait, Tucson, ça en est où ?

- J'attends. Monsieur Harper m'a écrit une super lettre de recommandation, j'espère qu'ils en tiendront compte.

- Tu as un dossier hyper solide, Sam ! Si toi tu n'es pas pris, alors personne ne sera pris !

Comme toujours, les raisonnements de Mel sont d'une logique absolue, qui n'admettent aucun contre-argument – cela m'arrache un sourire.

- Et toi, est-ce que tu veux toujours être enseignante ?

- Oui, toujours ! J'ai envoyé des candidatures à Berkeley, San Francisco, San Diego...

- Ce sera la Californie, alors ?

- J'espère ! s'exclame Mel en croisant les doigts. « Mais au fait, tu sais qui a demandé Tucson aussi ? »

- Non. Qui ?

- Sarah ! Sarah Berling !

- Ah ?

Je la connais un peu. Nous étions dans la même classe en 5e et 4e, mais nous ne faisions pas partie du même groupe d'amis. C'était une excellente élève – elle en était même une caricature, physiquement : lunettes et taches de rousseur, appareil dentaire, plutôt ronde, toujours un livre sous le bras. Ce genre d'enfant qui subit souvent les moqueries des élèves décérébrés... pourtant, cela n'était pas son cas : son caractère bien trempé l'a préservée de la moindre tentative de railleries.

Je la croise de temps en temps dans les couloirs – je sais par Mel qu'elle est toujours parmi les meilleurs élèves du lycée et que son tempérament n'a pas faibli avec les années. En revanche, elle est aujourd'hui super mignonne, enfin je trouve : elle a un visage clair encadré par des cheveux roux coupés au carré, des yeux bruns cerclés de fines montures dorées ; plutôt grande, elle a des rondeurs harmonieuses qui me font penser aux statues vénitiennes de la Renaissance.

- Qu'est-ce qu'elle veut faire, elle ?

- Un cursus de littérature il me semble.

- Pourquoi Tucson ?

- Elle a de la famille qui y vit. Ça lui éviterait des frais de logement... ses parents n'ont pas énormément de moyens, tu sais. En tous cas, vous pourrez toujours en parler au réveillon !

J'acquiesce d'un signe de tête. La perspective de discuter avec Sarah me plait bien. D'autant qu'à ce moment-là, les deux jours seront passés, et « l'erreur de trajectoire » enterrée...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top