Chapitre 14
Je reste assis avec ma guitare et leur souhaite bonne nuit, tout en plaçant quelques accords l'air détaché. Bientôt, c'est le silence dans le chalet. Cette journée est enfin terminée. Je l'ai détestée et adorée à la fois. Se sentir enlisé et impuissant au point d'en hurler de rage pour l'instant d'après flirter avec les étoiles dans une explosion de bonheur ; éprouver la morsure permanente de la culpabilité et du chagrin pour dans la seconde qui suit frissonner de plaisir sous des caresses. Je ne sais pas exactement comment tout peut tenir dans la même journée... A présent que je suis seul, je laisse la raison reprendre ses droits : je sais que j'agis mal. Je sais que c'est tout bonnement une trahison à l'égard de Mel. Je sais que j'ai fait des choix qui vont à l'encontre de ce en quoi je crois.
Malheureusement, ces mots n'ont aucun poids ce soir. Je ne renoncerai pas à Connor, le temps qu'il m'est permis de l'avoir. A cette idée, je pince les lèvres : on parle de quelques heures ou d'un jour – peut-être deux au mieux. Cette décision, je l'ai prise, même si j'ai conscience qu'il me faudra ensuite en assumer les conséquences. Et même si je ne sais pas exactement ce qui se passe, ce que je suis en train de faire, ce que cela signifie pour moi. Pour lui.
Mes doigts se remettent à danser sur les cordes pour jouer Hallelujah – l'une de mes chansons préférées de Leonard Cohen. Je fredonne les paroles d'une voix basse, pour ne pas déranger les autres.
Enfin, le moment que j'espérais sans me l'avouer arrive. Connor descend les escaliers. La journée n'est peut-être pas terminée finalement, et le meilleur reste à venir. Je continue de chanter en le regardant s'approcher. Il a passé une cordelette dans les cheveux pour les maintenir en arrière – ce qui fait ressortir encore davantage le dessin parfait de ses sourcils et la luminosité de ses yeux. Il s'est changé pour la nuit et son tee-shirt noir épouse les courbes de son torse. Il est vraiment trop beau pour moi.
Connor se met à genoux face à moi, sans un mot, attentif à ma voix qui se fait plus rauque à mesure que ma gorge se serre.
Nos yeux ne se quittent pas et se disent tout ce que nous ne disons pas.
Enfin, je joue la dernière note et me tais.
- J'ai adoré, dit-il seulement avec un sourire. Tu l'as chantée pour moi ?
- Je l'ai chantée pour que tu viennes. Et ça a marché.
Il pose ses mains sur le tapis près de ma cuisse et se penche doucement vers moi. Je regarde son visage approcher lentement dans une attente impatiente et délicieuse. Il pose ses lèvres sur les miennes délicatement, les goutant avec le bout de sa langue. J'entrouvre à mon tour mes lèvres et accueille les caresses de sa bouche en y mêlant la mienne. Au fil des heures, nos baisers deviennent plus intimes et plus tendres – ils étaient légers et presque timides hier, ils sont plus intenses et chargés d'une émotion nouvelle ce soir. Nous apprenons à nous connaître, à nous chercher, à nous trouver.
Mes veines s'embrasent, rien d'autre ne compte que nos deux bouches mêlées.
- C'est juste parfait, souffle-t-il en se redressant finalement.
- Je suis d'accord.
Il s'assoit à côté de moi sur le tapis, face à la cheminée. Je croise mes bras sur ma guitare que j'ai gardée sur les genoux. Une sorte de dernier rempart ? Contre quoi ?
- Est-ce que tu as déjà embrassé un garçon, avant ?
Sur son visage s'affiche une vraie curiosité. Sa franchise et la simplicité avec laquelle il a posé cette question me laissent penser qu'il a confiance en moi, ça me plait.
- Non. Et toi ?
- Non.
J'ai l'impression que son hochement de tête est l'expression d'un certain soulagement. Nous sommes à égalité.
Nos regards se détachent et se tournent vers la cheminée. Je pressens que pour la conversation que nous allons avoir, nous n'avons pas besoin de nos yeux. Nos corps tout proches suffisent à maintenir ce lien qui nous pousse l'un vers l'autre.
- Et qu'est-ce que tu en penses, toi ? De ça...
Manifestement, il a autant de difficultés que moi à qualifier ce que nous vivons.
- Je ne sais pas. Je me sens toujours attiré par les filles. Et les garçons ne me font vraiment aucun effet – sentimentalement je veux dire. » Je marque une pause : je veux choisir mes mots et être certain qu'ils expriment vraiment ce que j'éprouve : « Sauf toi. Tu arrives dans mon univers et rien ne fonctionne comme avec les autres. Tu me plais, tu m'attires. Et je n'ai pas envie de résister. Je ne peux pas, en fait. Mais je ne peux pas non plus l'expliquer... Et toi ?»
- Pareil. D'abord, tu es trop beau. Rien que tes yeux déjà... Ça me plait, ça me plait terriblement. Et puis, le reste... Je te connaissais comme Mel t'avait décrit. Sauf que maintenant, ce sont mes yeux qui te voient, mes oreilles qui t'entendent, mes mains qui te touchent – et ça me rend dingue, ça me déstabilise complètement... J'ai envie de graviter autour de toi, en permanence, de savoir ce que tu penses, de te parler, de te connaître. Déjà hier soir, ça m'a gêné de vous voir si complices, Mel et toi. J'ai pensé que j'étais jaloux de toi. Et cet après-midi, j'ai détesté te voir avec elle aux sources – mais je me suis rendu à l'évidence : c'est d'elle que je suis jaloux. Pas de toi, Samuel.
Il a dit ça d'une traite, presque sans prendre le temps de respirer, comme un aveu trop longtemps retenu. Une vague plus grande que les autres me submerge en entendant mon prénom. Ce qu'il dit me berce, me transporte et me blesse aussi. C'est d'une voix sourde que je rétorque :
- Je déteste que tu passes la nuit dans ses bras, à elle.
Qu'y a-t-il à répondre à ça ? Rien. Un long silence s'installe. On n'y comprend rien : ça, c'est le premier constat. Deuxième chose, qui a son importance : on ne l'a pas voulu et c'est plus fort que nous.
Je pose mon menton sur mes bras croisés, les yeux toujours rivés au feu qui danse devant moi. Est-ce que tout ça n'est qu'un caprice ? J'ai du mal à y croire, mais à ce stade, je n'ai pas la certitude du contraire.
- Il faut arrêter ça. Tant que ça n'a fait de mal à personne.
- Tu as raison... je tiens à Mel, je m'en rends compte. Je ne suis pas prêt à... »
Sa phrase reste en suspens, mais je n'ai pas vraiment envie d'entendre la suite. Est-ce que j'avais espéré qu'il s'oppose à ma suggestion ? Peut-être un peu, oui, sans doute. Un gouffre se creuse au fond de mon ventre et la panique s'empare de moi : qu'est-ce que j'ai dit ?
- Mais... Je vais être honnête, Sam... j'ai du mal à m'imaginer passer ces deux prochains jours avec toi du matin au soir sans pouvoir te toucher, t'embrasser, t'écouter chanter des chansons pour moi seul...
J'incline la tête vers lui, toujours accoudé à ma guitare, et j'essaye de sourire, mais je doute du résultat : le fait est qu'on est en train de négocier avec notre conscience un répit inexcusable, d'autant plus que ça ne changera rien à la fin du scénario. C'est ce qui est le plus difficile à encaisser. Ceci dit, je ne me sens pas capable non plus de vivre près de Connor sans nos échanges et nos baisers. Deux jours... l'éternité me pardonnera peut-être ?
- On fixe des règles... on se garde un moment le soir, comme maintenant ?
J'ai parlé si bas que je ne suis pas sûr qu'il m'ait entendu. Il me dévisage un moment sans parler, les yeux sombres.
- Et le matin ? et le midi ? et l'après-midi ? Elles ne me vont pas du tout, tes règles !
Il a dit ça d'un ton abrupt, sec et cassant. Je ne réagis pas : je devine sa frustration mieux que quiconque. Il se tourne à demi et se met en tailleur face à moi, les mains sur mes genoux, le regard pressant :
- Ecoute... est-ce qu'on ne se laisserait pas juste les deux jours à venir ? Rien que deux jours ? Voilà la règle : pendant deux jours, on laisse faire le hasard, les occasions. Et puis de toutes façons, une fois ces vacances finies, Sam... je repars à Albuquerque et basta. C'est fini tout ça ! On enterrera l'année terminée, avec cette erreur de trajectoire... Ensuite, Mel et moi, on continue notre chemin, je ferai ce qu'il faut pour...
- C'est bon ! Stop ! J'ai compris.
Cette fois, c'est moi qui ai haussé le ton. Je n'ai pas besoin des détails, merci.
Connor prend une de mes mains posées sur la guitare et enlace nos doigts avec une douceur extrême.
- Désolé, souffle-t-il en me regardant dans les yeux. Je sais qu'il l'est. Vraiment.
Pendant un long moment, seul le sifflement des braises de la cheminée résonne dans la pièce. Les caresses de ses doigts entre les miens me réconcilient avec l'univers – est-ce que l'on pourrait suspendre les horloges, s'il vous plait ? Mais les secondes passent... apparemment, le temps continue de filer, autant ne pas en perdre !
- Tu veux que je te joue un morceau ? Tu sais : tu me fredonnes un air et hop, je te trouve les accords sur la guitare, tout ça tout ça... à la fin, tu me dis que je t'impressionne !
Je ne sais pas bien comment j'ai réussi, mais la tension qui flottait dans l'air s'évanouit. Il lâche ma main avec un grand sourire et se lance sans hésiter. Il y avait réfléchi, apparemment !
- Ok ! Il y a un chanteur français que j'aime bien, tu ne dois pas le connaître. Il a commencé dans les 70's en France. Ma mère l'écoutait beaucoup quand elle était plus jeune. D'ailleurs, elle l'écoute toujours. C'est comme ça que je l'ai connu. Il s'appelle Francis Cabrel. Il y a une chanson qui s'appelle Petite Marie – elle est juste sublime : mélancolique, un peu triste... bref, tout ce que tu aimes !
Je ris en secouant la tête. Il me prend pour un dépressif, ou bien je rêve ? J'ai envie de relever le défi... et surtout, je suis trop avide de savoir ce qui lui plait, de découvrir son univers, ou au moins de l'effleurer juste un petit peu.
- Ok ! Fais-la moi écouter. Par contre, je ne sais pas chanter en français...
- On fait défiler les paroles ! Et je t'accompagne, si tu veux.
- Ça marche.
Il ouvre Deezer sur son téléphone. Pendant que Francis Cabrel chante sa petite Marie, nous restons immobiles, les yeux dans les yeux. Je suis concentré – je tiens vraiment à l'impressionner, il ne s'agirait pas que je me plante ; ses lèvres bougent au rythme des paroles. Il semble les connaître par cœur. Au moment du refrain, il affiche un air passionné et dramatique en oscillant sa tête avec langueur pour me faire rire. Ça marche, évidemment.
Il me foudroie du regard en faisant mine de s'offusquer, se penche et pose ses lèvres sur les miennes :
- Ne te moque pas de Cabrel, ok !?
- Tais-toi, j'écoute.
- Ok, ok, très bien. C'est super pénible, les musiciens !
La chanson est belle, c'est vrai : mélancolique, un peu triste. Est-ce que je suis dépressif ? Ce ne sont pas les quelques mots que j'ai saisis par-ci par-là qui me donneront la réponse : des roses, des étoiles, le ciel, un musicien, et l'amour aussi. Ça ne suffit pas à tout comprendre, semble-t-il.
J'ai les accords. Je les cale sur la guitare. L'air, je devrais m'en sortir, surtout si Connor chante avec moi.
- On y va. Mais tu chantes hein. Je ne l'ai pas assez écoutée pour bien la chanter tout seul.
Il hoche la tête, soudain très sérieux et pose le téléphone sur mes genoux pour que je puisse suivre le texte.
C'est parti. La mélodie est assez simple, cela me facilite la vie ; la tessiture de la voix correspond aussi à la mienne, et je me laisse emporter par la musique. Elle me plaît vraiment – Connor avait raison. Je ne parviens pas toujours à bien prononcer les paroles, mais il compense : il chante plutôt bien et son accent français est carrément hyper sexy.
Je me perds un peu au premier refrain, mais nous accordons nos voix sur le deuxième – c'est juste parfait, puis-je le dire ? Je le rejoue une fois supplémentaire à la fin de la chanson. Connor s'est tu et m'écoute en me fixant d'un regard intense. Mes yeux ne le quittent pas non plus, sauf pour vérifier les paroles de temps en temps. A cette seconde, c'est vraiment pour lui que je chante – est-ce qu'il le sait ? Même si je ne parle pas français, je sens ce que ces mots veulent dire. Je ne sais pas d'où ça vient, mais c'est ainsi. Je les dis pour lui.
Je viens du ciel
Et les étoiles entre elles
Ne parlent que de toi
Et d'un musicien
Qui fait jouer ses mains
Sur un morceau de bois
De leur amour plus bleu que le ciel autour.
La musique s'achève alors que la dernière flammèche s'éteint dans la cheminée. Plus de bruit. Juste mon cœur qui se prend pour un feu d'artifice du 4 juillet, mais il ne doit pas l'entendre. Nous nous sourions comme des gamins, très fiers de notre prouesse. Et puis... mes yeux glissent vers ses lèvres sur lesquelles je lis : « Tu m'impressionnes ». Je sens un pincement dans mon ventre. Je ne veux plus rien d'autre à cet instant que ça.
Je fais glisser ma guitare sur le côté, je pose une main sur sa nuque et l'attire à moi. Il pose ses mains sur mes genoux en souriant, la bouche entrouverte. Nos lèvres se rencontrent et se reconnaissent, encore, encore, encore.
Le hasard et les occasions, hein ?
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