Chapitre 31 - Les Vautours
Maxime était un homme classique mais qui aimait montrer l'étendue de sa richesse. Pour cela il avait opté pour une maison moderne située dans un lieu-dit proche de la ville mais suffisamment éloignée pour acquérir un grand terrain. Sa forme cubique ne m'avait jamais parue jolie et je n'avais jamais admiré ses choix en matière de décoration de jardin. Tout était propre, certes, mais manquait de vie et de style.
N'importe quelle autre maison pourrait copier ce genre avec de l'huile de coude et du talent en bricolage. J'avais toujours préféré les pierres qui avaient vécu, la nature contrôlée mais libérée de l'empreinte humaine, les recoins cosy et chaleureux invitant à rêver et à se prélasser.
Chez mon oncle j'avais l'impression qu'il y avait quelques fleurs qui avaient été disposées pour donner une impression d'aménagement par un paysagiste alors qu'il n'en était rien. Sans compter le gazon qui s'étendait là, comme s'il était essentiel que rien ne dépassa de la norme. Voulait-il à l'époque créer un mini terrain de football pour ses fils ? Dans tous les cas ses choix ne me convenaient pas.
La grande cour bétonnée était assez large pour y accueillir toutes les voitures. La pluie avait enfin cessé et nous pûmes laisser le parapluie dans la voiture. Nous fûmes les derniers à entrer, accueillis par Héloïse. Une fois à l'intérieur on nous délesta de nos vestes humides avant de nous emmener au salon. Dans le grand canapé d'angle Hector et Luc parlaient au sujet de voitures d'un magazine qu'ils consultaient. Emma et Sophie papotaient tranquillement en ignorant Annabelle qui était assise près d'elles. Lorsqu'elle me vit elle s'empressa de venir vers moi. Elle se jeta dans mes bras.
- Nana ! T'aurais dû m'appeler !
Nana ? Tu as combien de surnoms ? Surtout quand on a pour référence les œuvres d'Émile Zola...
Je ne relevai pas. Annabelle me fit part de son désarroi face à ce qui occupait son esprit : rester avec nos autres cousins. Elle ne les supportait pas plus que moi je ne le pouvais.
- Où est ton frère ? Demandais-je, notant qu'il n'était pas dans la pièce.
- Stéphane et lui aident en cuisine. Il a trouvé un moyen de fuir les pestes.
Elle me désigna Aodren de la tête, intriguée. Puis, elle me chuchota :
- C'est qui ? Toute la famille ne parle que de lui... Il est mignon, en plus il est riche... Tu sors avec lui ?
Si elle avait su qu'il pouvait lire dans les pensées, elle n'aurait pas essayé de dissimuler sa curiosité. Avant même que je puisse répondre, notre tante Julia nous convia à table. Nous nous rendîmes tous à la salle à manger.
Aodren et moi furent séparés. Les adultes avaient été placés d'un côté de la table et nous, les jeunes, de l'autre. Je me retrouvais entre mon oncle Pierre et mon cousin Romaric, ce qui me paraissait plutôt bien. Seulement avoir face à moi Stéphane me mettait mal à l'aise.
Annabelle, assise à sa gauche, pouvait aisément me parler, ce dont elle ne se dispensa pas. Près d'elle se trouvaient Luc, Sophie et face à eux, Emma et Hector qui complétaient le coin de la génération à laquelle j'appartenais.
Maxime trônait en bout de table, chef de famille incontesté. Il était entouré de sa sœur à sa droite et de sa femme Héloïse, assise à côté d'Aodren. Aymeric, devant lui, en profitait pour apprendre à le connaître en lui posant des questions.
- Dans quel domaine travaillez-vous Monsieur Juhel ?
-Je gère des entreprises et je dispose de nombreuses actions et investissements, lui répondit-il.
Aymeric ne sembla pas satisfait par cette réponse et souhaitait en savoir plus.
-Dans quel secteur exactement ?
-Tous aussi variés que vous l'imaginez : immobilier, grands groupes... De tout.
Aodren restait volontairement évasif. Il pouvait facilement capter l'objectif de ces démons.
- Monsieur, comment avez-vous connu Enaya ? questionna Julia à son tour.
- Nous nous sommes rencontrés de manière totalement fortuite. Il s'avère que nous nous sommes croisés à de maintes reprises avant de réellement nous côtoyer. Disons que... Elle m'est tombée dessus.
Je manquais de m'étouffer en entendant cela. Hector et Luc continuaient leur échange sur les bolides qu'ils avaient vu, Sophie et Emma piaillaient au sujet d'un concert d'une star que je ne connaissais pas et auquel elles comptaient se rendre. Romaric et Annabelle les écoutaient et parfois intervenaient, en insistant sur certains points de leur organisation vaseuse, comme pour leur souligner l'incohérence de leur organisation. Stéphane m'apostropha :
- Tombée sur un inconnu ? Je n'aurais jamais cru ma cousine capable de cela, elle est tellement réservée ! Toujours dans son coin à bouquiner... Laisse moi deviner, tu étais encore plongée dans un roman à l'eau de rose ?
Son ton critique et moqueur m'insupportait. Il ricanait en buvant son vin. J'avalai mon morceau de salade avant de répliquer.
- Le bus a pilé, et c'est arrivé, il n'y a rien d'anormal. Et contrairement à certains, je suis polie, moi, je parle aux gens pour m'excuser.
- Voyons, c'est évident, on ne te remet pas en doute, coupa Séverine. Stéphane, lâche-la, aujourd'hui c'est difficile pour elle, encore plus que pour nous.
Maxime engagea une conversation sur la politique, le monde entrepreneurial et tous ces sujets qui ne m'intéressaient pas. Le repas continua dans le calme. Une fois le dessert servi et consommé, les hôtes servirent le café. Mes cousins allaient sortir de table pour jouer à la console, lorsqu' Aodren s'adressa à moi, de sa voix douce :
- Enaya, souhaites-tu une tasse de thé ?
J'en avais envie, mais les pestouilles se mirent à glousser et à me traiter de vieille peau. Je me sentais mal et surtout pas dans mon monde. Je rêvais de rentrer. Séverine comprit mon malaise et eut l'heureuse idée d'en demander un pour elle et moi. Maxime commença alors à me porter une once d'attention.
- En quelle classe es-tu déjà, Enaya ?
- En terminale, comme Emma.
- Je vois. Comment se passent tes cours ?
- Bien.
Je ne voulais pas avoir d'échange avec ces gens. Le moins était le mieux pour moi.
- Dis-nous, que penses-tu de ta vie chez Monsieur Juhel ?
Aymeric qui remettait son grain de sel. Que cherchait-il ? Je me méfiais, je savais que chaque interrogation avait un but précis. Mon manque d'expérience m'empêchait de saisir ce qu'il en était et où ça mènerait, ce qui m'angoissait. Je craignais de sortir une parole malheureuse.
- C'est très bien. J'ai ma propre chambre, mes affaires, je resterai dans mon lycée et je pourrai finir mon année tranquillement. Enfin... presque, car sans papa et maman...
- Cela va de soi, quel enfant serait heureux sans ses parents ?ajouta Héloïse.
- Et c'est comment chez lui ?
Stéphane venait de mettre les pieds dans le plat. Voilà, ils voulaient évaluer la richesse d'Aodren. Devais-je dire la vérité ? Ils s'incrusteraient pour vérifier mes propos...
Dis ce qu'il en est. Je ne les crains pas. C'est une curiosité maladive. Ils croient que ton oncle et ta tante ont menti et que je ne suis qu'un beau parleur ; ça les dérange d'envisager qu'un homme comme moi puisse gagner plus qu'eux et gérer à la place de tes parents la société en attendant le retour de ta maman et ta majorité...
- C'est....immense. En fait, c'est un petit château. Une demeure magnifique avec de grands jardins. Il y a une salle principale plus grande que votre maison.
Ma description interpella mes cousins, qui stoppèrent leur conversation pour m'écouter et me poser des tas de questions. Ils voulaient tout savoir de ma nouvelle vie.
- Une salle plus grande que chez nous ? s'étonna Emma. Impossible ! Et ta chambre, elle ressemble à quoi ?
- Ma chambre est de la même superficie que ta salle à manger et ton salon. J'ai ma propre salle de bains. En fait, les chambres sont toutes des suites.
Ils étaient estomaqués. Aodren, installé confortablement sur sa chaise, était dévisagé par cette famille avide d'argent et de pouvoir. Lui, confiant, buvait tranquillement son café. Maxime semblait le jalouser. Il avait dû s'imaginer récupérer l'admiration de tous maintenant que mon père n'était plus de ce monde et voilà qu'une fois de plus il avait été doublé. Sa mentalité était particulièrement malsaine.
- Un château ça doit être pénible à entretenir... Je te raconte pas le ménage ! Si tu passes ta vie à nettoyer, quel intérêt ?maugréa Julia, irritée.
- Ce n'est pas un problème, intercéda Aodren. J'ai suffisamment d'employés pour prendre ça en charge à ma place.
Héloïse le dévisagea. Aodren souriait. Puis elle se tourna vers son mari, le regard accusateur. Je me figurais ses propos envers Maxime : « Et pourquoi nous n'avons pas d'employés, nous ? ». Aymeric ne se démonta pas.
- Beaucoup de travail pour une femme de ménage, dans tous les cas. Elle doit en cumuler des heures..., dit-il, l'oralité des propos ne lui ayant pas permis de déceler le nombre de personnes travaillant pour Aodren.
- Le majordome est là pour gérer le personnel. Comme je vous l'ai indiqué, ce n'est pas un souci pour moi.
- Mais, se renseigna Pierre, combien de personnes s'occupent de votre maison ?
- Eh bien... Sans compter le majordome, dix huit personnes. Il faut prendre soin du bâtiment mais aussi du terrain, de la piscine. Les employées sont plus dédiées aux tâches quotidiennes, comme le ménage, la lessive, la cuisine... Les hommes eux ont pour mission d'entretenir la pelouse, nettoyer la piscine, faire les travaux nécessaires au maintien des lieux en bon état. Auguste, le majordome, est le chef d'orchestre de tout ce petit monde.
Le silence régna soudainement. Sophie lâcha ce que j'aurais aimé ne jamais entendre :
- On pourra venir ?
Je suppliais intérieurement Aodren de refuser. Il n'osa pas me regarder. Mes oncles et tantes ne le lâchaient pas des yeux.
- Pourquoi pas.
- Nous pourrions faire les fêtes de fin d'année chez vous, ce serait parfait, ainsi Enaya pourra nous voir, elle sera ravie et nous, nous seront comblés.
Et voilà. Héloïse venait de s'imposer à nous. Aodren était un imbécile de rentrer dans leur jeu. La colère gronda en moi. Je tapai des poings sur la table :
- Non ! D'un coup j'existe pour vous alors que pendant des années vous nous avez ignorés ?
Je m'étais levée et ma chaise était tombée par terre. Je comprimais un morceau de nappe dans chacune de mes mains.
- Calme-toi, Enaya. Au contraire, on veut se rapprocher de toi, tu ne vas pas en faire toute une histoire ! s'exclama Stéphane.
Mon cœur battait fort, mes joues s'empourpraient d'énervement.
- Et si moi je ne veux pas ?
Pardonne moi, mais je dois assurer ta position en te faisant mal.
Sa phrase retentit en moi. Je n'eus pas le temps d'en assimiler la teneur qu'Aodren haussa le ton, contre moi. Je ne l'avais jamais entendu s'énerver ainsi. Cela me fit presque peur.
- Enaya, suffit ! Cela reste chez moi avant tout. Ce n'est pas toi qui décide.
Maxime eut un air satisfait. Héloïse également.
- Mais...
- Tais-toi. C'est moi qui décide, ajouta-t-il sèchement.
Je commençais à pleurer. Je me mordais les lèvres. Je me sentais me liquéfier sur place, mes jambes semblèrent me lâcher, j'implosai de colère et d'injustice.
- Parfait alors, Monsieur Juhel. On fera Noël chez vous ! clama Héloïse.
- Il faudra tout de même que je consulte mon planning. Vous conviendrez que si ma famille souhaite passer les congés chez moi, je ne serai pas en capacité de vous accueillir.
- Cela va de soi ! Allez, reprenez un café.
Héloïse remplit sa tasse à nouveau, tout sourire. Annabelle et Romaric m'observaient. J'étais restée immobile, à suivre l'échange entre ces adultes hypocrites et égoïstes, blasée. Mon cousin posa sa main sur mon bras.
- Enaya...
- Vous me saoulez tous ! Je n'ai jamais droit de décider de quoi que ce soit ! Je vous déteste tous !
Je partis en courant, sortis en claquant la porte et allai me réfugier dans un coin de ce jardin insipide. Il pleuvait à nouveau.Je m'asseyais contre le mur de leur cabane à outils pour tenter d'éviter la pluie.
J'étais trempée. Mes larmes se mélangeaient à l'eau qui dégoulinait. Je n'avais pas la tenue adaptée pour me camper comme je le voulais. Je geignis, laissai la colère, la souffrance, la tristesse, s'exprimer. Un bruit me poussa à relever ma tête. Les gouttes cognaient la toile d'un parapluie. Aodren.
- Va-t'en ! Je te déteste !
Je suis désolé. Je devais tenir le rôle de tuteur pour nous éviterdes soucis par la suite. Ils voulaient tester ma capacité à te faire obéir pour savoir qui ils auraient à affronter à l'avenir. Il fallait qu'ils comprennent que j'étais celui à amadouer pour t'éviter de te faire harceler par la suite.
Je cachais tant bien que mal mon visage dans mes bras repliés sur mes genoux. Il s'accroupit pour se mettre à mon niveau. Il me tira par le bras pour me forcer à me relever.
S'ils n'étaient pas là à nous épier, je t'aurais prise dans mes bras,je t'aurais embrassée... Je t'ai blessée ; mais aimer c'est aussi prendre des décisions difficiles. Entre te livrer en pâture et te protéger en te faisant du mal un court instant, le choix est vite fait.
Il essuya ma robe comme il put et m'emmena à la voiture.
Je reviens. Je vais expliquer que nous partons. J'en ai pour deux minutes.
Je le vis parler à ma famille sur le pas de la porte, récupérer nos vestes, leur rendre leur parapluie. Nous quittâmes cet enfer pour retourner à l'hôtel. Je n'avais plus prononcé un mot jusqu'au lendemain.
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