Chapitre 29 - L'autre famille
La crise d'angoisse terminée, Aodren m'invita à prendre place dans le salon et à me réchauffer avec une tisane. La douceur et la chaleur qui m'envahirent apportèrent calme et sérénité à mon esprit perturbé.
- Nous mangerons dans le restaurant de l'hôtel. Nous devons retrouver certains membres de ta famille.
- Qui donc ? Pourquoi faire ? Quel intérêt, de toute façon nous allons tous nous retrouver demain...
- J'ai obtenu l'accord des Vitorski, comme tu le sais. Je t'avais expliqué avoir rencontré un des frères de ton père. Il m'avait accordé ta tutelle temporairement lorsque nous nous étions retrouvés. Il se soucie beaucoup de toi, tu sais. Il m'a imposé des tas de conditions. Le fait de nous voir régulièrement, dès que nous en avons la possibilité, en est une, d'ailleurs.
- Mon oncle... Le seul qui ait pu se montrer un tant soit peu attentionné envers ma famille, c'est Pierre. Je serai contente de le voir.
Pierre Roche était un homme simple, marié à Séverine, une femme honnête et désintéressée de la richesse des Roche. Il avait repris une des entreprises de mon grand-père. Elle, ne travaillait pas et s'était consacrée au bénévolat et à ses enfants, Romaric et Annabelle. Petits nous jouions et nous entendions bien. Avec Jean nous avions passé d'agréables moments.
Puis le reste de la famille s'était opposée à ma maman et nous avions dû prendre de la distance pour éviter les conflits. Mon père avait également un autre frère, Maxime, et une sœur, Julia. Ils n'étaient pas très sympathiques, voire hautains et imbus d'eux-mêmes. Leur progéniture était à leur image, rendant les diverses retrouvailles pénibles. Au nombre de cinq, ces cousins étaient à fuir comme la peste. Leur présence n'annonçait jamais rien de positif. A l'idée de les revoir le lendemain, mon cœur s'alourdit.
Nous nous rendîmes au restaurant qui se trouvait au rez-de-chaussée. Pierre et sa femme étaient déjà attablés. Un apéritif leur avait été servi. En nous voyant arriver ils se levèrent pour nous saluer.
- Monsieur Juhel, ravi de vous revoir. Enaya, tu as bien grandi depuis la dernière fois que nous nous sommes croisés. Tu es devenue une vraie jeune fille !
Ma tante me serra dans ses bras, mon oncle me fit la bise. Il présenta Aodren à Séverine. Nous nous installâmes à table. Ils entrèrent dans le vif du sujet une fois les plats servis.
- Demain tu devras lire un texte, Enaya. Voici le texte.
Il me tendit une feuille avec un extrait de la Bible, très classique. Je n'avais aucune envie de lire cela, seulement je me doutais bien que je n'avais pas le choix en ce qui concernait la cérémonie. Tout avait été décidé sans même me consulter. Il expliqua le déroulement qui avait été prévu pour la journée des funérailles. Après la cérémonie douloureuse, nous aurions à supporter tous les autres membres en allant manger chez mon oncle Maxime qui possédait une grande maison.
Il semblait, à écouter les propos tenus, que ma venue accompagnée avait été très commentée. Pierre et Aodren s'entendaient étonnement bien. Il le prévenait des risques d'être mis à l'épreuve par son frère et sa sœur, qui avaient été énervés que ma tutelle soit confiée à un inconnu. Je pouvais les comprendre, pour une fois ils avaient une attitude plutôt normale. Qui accepterait de laisser la garde d'une jeune fille à un total inconnu ?
Je ne saisissais toujours pas l'astuce trouvée par Aodren pour les convaincre tous. D'après ses explications, un conseil de famille peut prendre la décision d'accorder une tutelle extérieure à condition d'avoir l'accord du juge, de pouvoir prouver que tout se passait bien et en donnant des preuves que cela aurait une incidence bénéfique pour la personne ainsi placée. C'est ainsi que des enfants peuvent se retrouver chez leurs grand-parents quand leurs parents ne sont plus en état de s'occuper d'eux.
Ce qui m'inquiétait dans la procédure était la certitude émise sur l'impossibilité pour ma mère de se réveiller. Cette réflexion me mina. Je fus questionnée sur mon nouveau chez moi et ma nouvelle vie à venir. Ma tante, comme Jocelyne auparavant, voulait s'assurer de mon bien-être.
- Es-tu bien installée ? Nous pourrions venir vous rendre visite si tu le souhaites.
- Je serais contente que vous veniez, c'est toujours agréable de vous voir. Papa aurait adoré que vous puissiez venir avant...
- Nous viendrons le plus souvent possible. Tu sais que nous avions beaucoup à faire, répliqua mon oncle, conscient de la critique déguisée par mon propos.
- Enaya a sa propre chambre, nous la conduirons tous les jours au lycée et elle mangera sur place les midis. Vous savez que je vous accueillerai avec plaisir, indiqua Aodren.
Mon oncle nous lança un regard mêlant bienveillance et méfiance. Ce mélange était surprenant.
- Certes. Par contre, je sais que mon frère va vouloir prendre le relais concernant l'entreprise d' Eloi. Avez-vous envisagé une transmission des parts de société ? Enaya est bien trop jeune pour gérer cela, n'est-ce pas ? Ma belle-sœur n'étant pas en état de faire quoi que ce soit, il faut que le travail continue et que ça tourne.
- L'entreprise ne coulera pas. Vous avez signé des papiers à ce sujet, que je sache. Je me suis engagé à rendre des comptes mensuels sur la gestion du patrimoine d' Enaya. La réunion du conseil d'administration a lieu la semaine prochaine. Le comité de gestion assure la transition dans l'attente de la désignation d'un nouveau directeur.
- Ma sœur aime l'argent, mon frère est avide de pouvoir. Leurs propres entreprises fonctionnent bien mais Eloi était le plus doué de tous. Son entreprise ne se limite pas dans le temps : elle va fructifier encore, contrairement aux investissements de Julia et Maxime, ajouta mon oncle, dépité.
- Monsieur Juhel, sans vouloir vous offenser, je ne vous connais pas, dit ma tante. J'aurais aimé avoir le temps de vous connaître mais nous n'en avons pas la possibilité. Vous devez prendre en compte nos avertissements. Leurs parts sont importantes. Comment allez-vous protéger les biens d'Enaya ? Ce sont des requins, ils vont pousser la petite à céder ses parts, quitte à la mettre à la rue !
Je les écoutais en silence. Je n'avais aucune idée de ce qui s'était joué en coulisses.
- Je prendrai le rôle de directeur, en attendant qu' Enaya soit majeure et prête à assurer ce rôle.
- Aodren ! m'écriais-je. Tu n'as pas à faire ça. Mon père travaillait comme un fou, c'était son job. Toi tu vas cumuler plusieurs emplois ? Impossible !
- Monsieur, une fois de plus votre détermination est admirable bien que douteuse de mon point de vue. Vous pensez obtenir l'approbation de tous les actionnaires ? Vous êtes un inconnu. Qu'est-ce qui nous garanti que vous n'allez pas dépouiller cette enfant ? demanda Séverine.
Sa question était adaptée au contexte. Un inconnu me prend en charge, moi la jeune fille mineure ; il se propose de tout payer, même de faire tourner l'entreprise de mon père, sans rien en retour. Lui qui débarque de nulle part vient s'accaparer mes biens et s'impose à moi.
Je le fais pour toi. Plus tard tu pourras être la présidente de cette boite, comme ton père avant, si et seulement si tu le souhaites. Si oui, je me battrai pour. Si non, je lâche l'affaire et nous passons à autre chose. Alors ?
Il était hors de question de disséminer la sueur de mon père entre les affamés Roche. Ma mère en plus n'aurait rien voulu leur donner. Alors pour ma mère, je l'invitais à continuer.
- Ma femme n'a pas tort ; qui sait quels sont vos réels objectifs ? D'où la connaissez-vous déjà ? Pourquoi faire ça pour elle ?
Aodren restait calme et posé. Il posa sa main sur la mienne, la caressant doucement. Il explicitait ses intentions par ce geste.
- Comme je vous l'ai déjà dit, Monsieur Roche, je suis un ami proche d' Enaya. Je n'ai en aucune mesure besoin de son argent, car je suis bien plus à l'aise financièrement que vous ne le pensez. C'est une des raisons pour laquelle je vous invite à venir chez nous voir comment elle est installée. Je vais me permettre également de rajouter que nous dînons ici à mes frais non pas pour vous en « mettre plein la vue », comme vous semblez le penser, mais bien pour vous rassurer sur ma position financière.
Ma tante blêmit à cette dernière remarque. Lire dans les pensées était un atout non négligeable dans des cas comme celui-ci. Aodren continua :
- En effet, c'est un hôtel de luxe. J'aime le luxe, vous en conviendrez. Cependant ce restaurant n'est pas le meilleur qui soit. Seulement Enaya est épuisée par tous les événements récents, en plus de la route. Je ne voulais pas qu'elle ait plus de fatigue, donc nous voici ici présents.
Ils nous dévisageaient. L'agacement se fit sentir. L'ambiance était pesante.
- Monsieur Juhel, voyons, nous ne parlions pas de vos finances ; nous ne nous permettrions pas de vous juger sur ce point. Nous parlions de notre nièce justement. Nous nous soucions beaucoup d'elle et nous sommes inquiets de voir un homme tel que vous apparaître ainsi dans sa vie et tout décider pour elle. Soyons honnêtes, ce n'est pas courant.
- Monsieur Roche, je vais être clair. J'attends la majorité de votre « nièce adorée » pour l'épouser, si elle le souhaite, bien évidemment. En attendant, je gère au maximum pour qu'elle ne soit pas spoliée par les membres de sa famille. Êtes-vous rassuré maintenant ?
Le ton employé par Aodren les moucha. Ils ne répliquèrent pas. Cela ne l'empêcha pas d'enchérir.
- Comme vous vous êtes tous empressés de me la laisser par inquiétude, au lieu de l'accueillir chez vous à l'instant même de l'annonce du décès de son père, vous me ferez donc confiance en accordant votre vote lors du conseil d'administration. Je pense que vous pouvez vous engager devant Enaya, qui sera présente pour représenter sa propre voix. Pour Maxime Roche et Madame Julia Paquet, je suis en mesure de les contrer grâce aux autres actionnaires. Si vous, Enaya et les autres votez pour moi, nous aurons le poste. Je rédigerai un contrat qui se terminera à la seconde où Enaya décidera de prendre la place. D'ici là, j'aimerais qu'elle puisse continuer ses études et parfaire ses connaissances sans devoir considérer le moindre souci matériel.
- Je vois que tout a été calculé en fait, énonça Séverine, battue par ce discours. Nous parlons d'Enaya, sans que nous ne l'ayons une seule fois consultée. Alors je me plierai à sa volonté, si elle pouvait nous dire ce qu'il en est de son point de vue.
Tout le monde se tourna vers moi. J'étais en stress. J'articulais difficilement mes réflexions. Néanmoins il fallait affirmer ma volonté de vivre ainsi jusqu'au réveil de ma mère.
- Merci à tous de votre sollicitude. Aodren m'aide beaucoup. Je sais que ça peut être étrange de le rencontrer ainsi, les événements ne nous ont pas laissé le choix. Je refuse de céder une vie de travail à des gens qui se moquent de ce que nous étions, maman, papa et moi. Aodren prendra la gestion pour me la léguer une fois que je serai disposée à être à la tête de cette entreprise. D'ici là, je veux juste passer mon bac, vivre ma jeunesse, finir mes études comme nous l'avions envisagé mes parents et moi. J'ose espérer que maman sorte du coma d'ici là.
Mon oncle se racla la gorge et hasarda une œillade avec ma tante puis avec Aodren. J'entrevis par cet échange un mauvais présage. Une information manquait. Elle ne devait pas être de bon augure pour l'avenir de ma mère. Séverine rompit le silence.
- Et comment imagines-tu la suite avec Monsieur Juhel... ?
- Je ne vois pas où tu veux en venir ?
En fait, si je concevais très bien la problématique qu'elle soulevait par sa question. Pour la troisième fois depuis que je le côtoyais, il avait parlé de mariage sans même me consulter.Comment ignorer un tel propos ! Je me figurais qu'il agissait par tactique, afin de me préserver.
J'aurais aimé qu'il me réponde dans mon esprit, qu'il soit rassurant et me révèle le fond de sa pensée. Malheureusement seul le silence faisait écho à ma conscience. La réponse viendrait de moi par conséquent. En mon fort intérieur je m'attachais à lui de plus en plus et je ne le niais pas. Ma raison me sommait d'y aller à reculons contrairement à mon cœur qui m'entraînait à foncer dans la voie la moins sûre pour l'adolescente que j'étais. J'avais un choix à opérer ; la rationalité et l'imprévisible. En tant qu' adolescente classique, la seconde option me tentait trop pour que je la décline.
- J'aurai dix-huit ans dans quelques mois. Rester chez Aodren d'ici là me convient parfaitement.
- Et... sa proposition de mariage ?
- En parler ne veut pas dire s'engager. C'est une éventualité que j'envisage mais qui n'est pas d'actualité. Je sais que pour lui c'est une certitude, pour moi c'est encore une possibilité dans laquelle je ne veux pas me lancer tant que je n'ai pas vécu mon adolescence pleinement. Ses sentiments sont honnêtes, il est franc et direct, au moins je sais à quoi m'en tenir. Seulement je peux vous assurer qu'il est par ailleurs respectueux et qu'il ne s'impose pas à moi. Nous avons décidé de tout ensemble, en imaginant ce qui pouvait se présenter à moi et il m'a à chaque fois demandé ce que je voulais.
Enfin presque. J'omettais totalement son côté possessif qui m'interdisait de batifoler pour rigoler avec des camarades de sexe masculin. Cependant, c'était assez logique. Si nous nous considérions comme un couple je lui devais fidélité sinon ce ne serait pas correct.
Ravi de l'entendre. Tu regrettes de ne pas être avec Monsieur Pot de Colle ?
Son humour me fit glousser, ce qui étonna mon oncle et ma tante. Ils ne s'aventurèrent pas plus loin dans le sujet.
Le repas se termina et chacun partit de son côté.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top