Chapitre 26 - Judicaëlle Guéguen

J'entendais vaguement le bruit de la douche. L'eau coulait, comme une pluie, sur son corps. Je l'imaginais dans mon esprit.

Dire que c'était à cause d'une peur que je m'étais introduite chez lui. Je revoyais la fille. Ou la femme. Je ne pouvais pas distinguer son âge. Je la voyais dans ma tête sans véritablement la voir. Que me voulait-elle ? Pourquoi la croisais-je régulièrement ? Je la visualisais au bout de mon lit, quand elle semblait me regarder sans me remarquer. D'un coup ses yeux se fixèrent clairement sur moi. J'entendis clairement sa voix claire et effrayante chuchoter dans mon oreille, occultant tous les autres sons:

« C'est moi qui t'ai conduite à lui. Les cartes te diront tout. Cherche, trouve, sinon c'est moi qui te tuerai. »

J'émis un hurlement d'effroi. Je m'assis sur le lit, tirai la couverture à moi pour me couvrir. J'étais seule dans la pièce et pourtant j'avais eu la nette impression qu'une âme était venue à moi pour me parler. On pouvait écouter les oiseaux piailler dans les arbres ; la lumière du jour se frayait un chemin par les carreaux des fenêtres anciennes.

Aodren, encore trempé, taille ceinte par une serviette, s'était empressé de me rejoindre en entendant ma voix. Il stoppa net en lisant dans mon esprit. Il prit un air grave. Nous nous regardions avec sérieux et crainte.

Jake fit irruption dans la chambre en renversant le petit-déjeuner qui se trouvait dans le couloir, par terre, devant la porte. Il nous observa ainsi et il devina ma nudité sous la couette à cause de mon dos qui n'était pas couvert. Il rougit. Aodren se tourna vers lui et je compris qu'il s'énervait aux froncements de sourcils et au regard furieux qu'il lui lança. Jake, gêné, sorti à reculons en se prenant à nouveau les pieds dans la vaisselle. Il se rattrapa comme il pu et se confondit en excuses.

- Ok, ok, je ne regarde pas, désolé ! Je ne savais pas que vous étiez...

Aodren alla vers la porte et la claqua violemment.

- Décidément celui-là, il s'incruste toujours quand il ne faut pas.

Il s'approcha de moi et s'empara de mes mains pour les serrer dans les siennes. Il semblait réfléchi dans sa démarche.

- Est-ce la raison pour laquelle tu m'as rejoint cette nuit ?

- Oui, approuvai-je. Cette femme, ou fille, me poursuit. Je la vois et elle essaie de me parler.

Je prétendais ne pas avoir eu vent des propos de ce fantôme. Elle avait un message pour moi et le transmettait avec difficulté bien qu'elle y mettait toute son énergie. Au final, j'étais apeurée mais je n'étais pas en danger malgré les apparences. Aodren tentait vainement de percer mes pensées, que je scellais de toutes mes forces.

- Est-ce tout ? Demanda-t-il.

- Oui, affirmai-je en continuant de mentir et en maintenant une fermeture à sa lecture télépathique.

Il paraissait déconcerté. Quelque chose dans son comportement clochait, il comptait me pousser à dévoiler l'information manquante alors même qu'il me cachait sciemment quelque chose.

- Aodren, pourquoi tu réagis comme ça ?

Son visage s'assombrit puis il émit un petit rire en secouant la tête, en signe de négation. On aurait dit qu'il avait déduit ce qu'il cherchait à comprendre d'après ce qu'il avait vu en moi.

- Enaya, la personne que tu as vu n'est autre que Judicaëlle Guéguen.

- Ah. Superbe. C'est qui ? Non parce que dit comme ça, à t'entendre, on dirait que c'est évident, un peu comme si je te disais « c'est Lady Gaga » ou « Dark Vador » tu vois le genre ?

Il éclata de rire. Personnellement je ne trouvais pas du tout cela amusant. Il se moquait de moi ou quoi ?

- Non, non, je ne me moque pas. C'est ta façon de t'exprimer qui m'amuse. Judi n'est autre que ma grand-mère. Ce qui est étrange c'est que tu la vois si jeune... Sans même la connaître ou l'avoir rencontrée.

Il marqua une pause et bloqua sur mes mains qu'il caressait du bout des doigts. Il ne me remarquait plus. Je penchai la tête pour attirer son attention, sans résultat probant. Il venait de se perdre dans le fil de ses pensées.

- Aodren ? Je trouve ça bizarre, non ? On devrait peut-être aller la voir pour lui raconter... C'est peut-être un signe comme quoi il faut lui rendre visite, surtout si elle est âgée, non ?

- Elle est décédée quand j'étais jeune, il y a très longtemps, répondit-il d'une voix morne et nostalgique. Ne t'inquiète pas, tu as dû inconsciemment croiser son tableau quelque part et cela a dû te marquer c'est pourquoi tu la vois dans tes rêves.

Je n'étais pas du tout convaincue par ses propos. Par contre ils évoquèrent une idée qui s'avérait être géniale selon moi. La maison possédait tout un tas de tableaux. Chaque chambre en avait un selon son occupant, si j'avais bien compris. Je pourrais donc retrouver la chambre de sa grand-mère et voir s'il y avait une carte dans la pièce !

Elle s'évertuait à me faire trouver une information et je me questionnais sur la possibilité qu'Aodren puisse savoir de quoi il retournait exactement. Il ne me disait pas tout, j'en avais désormais la certitude.

Il y avait bien des choses que j'avais occulté - d'une part à cause de notre rencontre rapide, d'autre part du fait des événements tragiques qui m'étaient tombés dessus - comme par exemple le pourquoi de sa télépathie, ou même pourquoi il ne m'avait pas proposé de visiter les autres étages, alors que ma famille y avait jeté un rapide coup d'œil.

Si ces interrogations évidentes avaient été mises de côté, elles n'étaient cependant ni oubliées, ni délaissées. J'avais la ferme intention de résoudre ce qui se présentait à moi, avec ou sans aide.

- Enaya, tu devrais te doucher et t'habiller. N'oublie pas de préparer ta valise pour l'enterrement. Nous resterons à l'hôtel deux nuits.

Il me fallait effectivement faire une toilette afin d'ôter l'odeur de sexe qui collait à ma peau. Rien que ces effluves éveillèrent des souvenirs empourprant mes joues. Je tâchai de mettre ces pensées obscènes de côté pour réfléchir attentivement à ce que je devrais faire. Fouiller la maison n'était pas possible dans l'immédiat. Affronter la dure réalité que je m'évertuais à nier allait être éprouvant.

Une fois lavée et vêtue je rejoignis tout le monde dans la cuisine. J'avais au préalable déposé ma valise dans l'entrée. Auguste avait disposé un petit déjeuner royal à la salle à manger. Aodren avait dû lui demander d'en faire plus étant donné que son cousin avait vaillamment renversé son repas matinal lors de son intrusion chevaleresque. Ophélie était en pyjama, son doudou à la main. Jake la taquinait.

- Un doudou à ton âge ? Mais tu es en quelle classe ?

Jake prononçait ces mots en appuyant bien sur « âge » et sur « classe », sourire aux lèvres, me visant clairement. Il se moquait de moi indirectement et je comprenais tout à fait la référence qu'il émettait. J'étais un oxymore à moi seule. Il avait le don pour explicitement tourner ma personne en dérision.

Cet homme était un véritable bouffon ; j'étais dans la cour du Roi, sans savoir qui tenait quel rôle en réalité. Etais-je une pièce d'un échiquier qui m'échappait ? Sa bouffonnerie était un véritable trait de caractère dont il ne se séparait jamais et qui devenait de plus en plus limpide avec le temps lorsque je l'observais et tentais de l'analyser.

- Je suis une grande ! répliqua Ophélie. Je suis en CP !

Aodren intervint.

- Et ma petite nièce qui est une grande va bien manger pour donner l'exemple à Polly, n'est-ce pas ? Allez, prends un jus de fruit et mange ta tartine.

Il avait l'air d'un vrai père pour elle. Je me demandais comment il serait, lui, le jour où il aurait son propre enfant. Est-ce que cet instant serait similaire ?

Cela ne dépendra pas de moi...

Il s'assit à côté de moi. Il m'embrassa sur la joue devant tout le monde.

- Est-ce que tu veux des œufs ? Du salé ?

- Pourquoi pas ? Tu veux partir quand ? Demandais-je, tentant d'agir comme si de rien n'était pour m'éviter une blague lourde de Jake.

- Nous partirons après manger, si tu es d'accord. Auguste, préparez-nous du salé s'il vous plaît. Jake, tu te charges d'accueillir ma sœur pour l'apéro vendredi ? Nous ferons le maximum pour que nous puissions manger ensemble le midi.

- Pas de soucis. Je vais voir directement avec Lewis pour l'heure de leur arrivée.

Aodren, toast en main, me lança un regard doux et bienveillant.

- Enaya, veux-tu inviter ton amie vendredi soir ? Elle pourra rester dormir si tu le souhaites. Je te propose de la récupérer le matin et nous la ramènerions le samedi en début d'après-midi.

- Vraiment ? Ce serait super ! Je vais l'appeler alors. J'avoue que juste avant la rentrée cela me ferait du bien. Au sujet des cours d'ailleurs, comment vais-je me rendre au lycée ? Tu n'habites pas en ville, je ne peux pas prendre de bus donc...

- Je t'y emmènerai. Tu mangeras au lycée les midis, et le soir on te récupère.

- Laisse-moi deviner, je fais parti de l'équipe de taxi pour ta copine ? Intervint Jake.

- Exactement, que crois-tu cousin ? Tu vis à mes crochets et tu voudrais rester tranquille à ne rien faire ?

- Je paye mes factures ! Lança Jake.

- Tu parles, tu en as payé deux en cinq ans...

Ils repartirent dans leur joute verbale. Ils s'adoraient mais ne pouvaient s'empêcher de se disputer. C'était charmant. Penser à cela me remit en mémoire Victor qui devait patiemment attendre de mes nouvelles. Lui passer un coup de fil serait la moindre des choses.

Mon installation n'était pas totalement terminée, j'avais encore des détails à régler. J'en abordais certains.

- Outre mes petits achats, j'aurais besoin des accès internet pour pouvoir aller sur l'espace numérique de travail du lycée, consulter mes mails. Si mes amis sont parfois autorisés à venir, j'aimerais pouvoir proposer des jeux comme avant ; pourrait-on les récupérer chez moi ? Je voudrais récupérer l'imprimante. Je dois aussi ranger le linge que j'avais étendu, arroser les fleurs...

Auguste était en adoration devant moi. Je devais être la seule personne de la maisonnée à évoquer les tâches ménagères comme une normalité. J'ajoutai à la liste de la veille quelques petites choses, comme de la litière, du papier pour imprimer mes documents et des gourmandises pour adolescentes qui font une soirée pyjama.

Aodren prit une feuille, inscrivit toutes les informations nécessaires à l'achat des produits que j'avais énoncé. Il rajouta des choses mais je ne vis pas de quoi il s'agissait. Il transmit la liste à Auguste. Le pauvre majordome ne devait pas beaucoup se reposer et assurait tout dans cette maison. Etant donné son âge avancé, je m'étonnais de voir la maison et le jardin si biens entretenus.

- Les autres employés sont en congés. Ils reviennent la semaine prochaine.

Parce qu'il n'était pas le seul employé ? Aodren et sa famille étaient véritablement riches. Je ne savais pas si mon intégration dans une telle famille serait possible. Vivre ici équivalait à un bond dans un autre temps.

Je perdis le fil de ma pensée au moment où Ophélie s'étouffa en buvant son lait trop rapidement. Les deux cousins étaient aux petits soins avec elle. Je souriais. J'avais hâte que ma maman se sente mieux.

Ne pense pas à ça maintenant. Tu as déjà beaucoup à gérer.

Une fois terminé le petit déjeuner, j'achevai de me préparer. Une fois mes dents lavées, je rangeai ma brosse et mon dentifrice dans ma trousse de toilettes pour ne pas oublier de l'ajouter à ma valise.

Face à mon reflet, je me trouvais similaire à ce que j'avais toujours été. Pourtant quelque chose avait changé. Je n'étais plus innocente. J'avais goûté à l'amour charnel. Je m'examinais. Ma façon d'observer ? Mes traits s'étaient-ils noircis par le chagrin tout en étant plus vifs et matures par l'expérience ? Se voir sans se reconnaître est déstabilisant.

J'aspirais à déceler l'évolution qui s'était produite en moi. J'avais espéré être capable de comparer mon ancienne moi avec celle qui se tenait là. Elle m'intriguait cependant la tristesse qui se dégageait d'elle me peinait. Sa dualité ne me permettait pas de m'identifier à elle.

Me voir ainsi me poussait à me projeter dans la même situation dans les années à venir. Me tiendrais-je là, à bloquer sur mon image fixe ? Au vu de la vitesse à laquelle ma vie avait été chamboulée je ne pouvais qu'angoisser à l'idée de n'être que spectatrice de mauvaises surprises à venir.

En retournant dans la pièce principale de ma suite je me saisis de mon téléphone et me jetai sur le lit. Je contactai mon amie pour la convier à passer du temps avec moi avant que nous ne rentrions en cours.

- Allô, Ena?

Sa voix était restée la même, enjouée, vive, preuve de sa jeunesse sans soucis.

- Salut, ça va toi ?

- C'est plutôt à moi d'te d'mander ça, non ?

- T'inquiète... Dis, j'ai pas beaucoup de temps. Tu crois que tes parents seraient OK pour que tu viennes passer le vendredi avec moi, dans mon nouveau chez moi ? On te récupérerait le matin et on te ramènerait le lendemain en début d'aprèm ?

Tia se renseigna auprès de ses parents. Son père n'était pas méchant mais assez protecteur. Sa maman l'incitait à s'amuser, comme si elle vivait par procuration ces moments de liberté. Finalement ils donnèrent leur accord. Tia m'informa, ravie, de la nouvelle. Elle anticipa ensuite mes propositions d'activités à faire ensemble. Elle voulait me parler de tas de choses. Je ne comprenais pas ce qu'elle sous-entendait.

- Victor a app'lé Naël. Comme j'ai tout raconté à mon chéri, ben il lui a tout répété ! J'crois que Victor est amoureux de toi. En plus, il paraît qu'Angelina a été interdite de voir Landry ! T'as vu comme il est possessif le gars !

- Ah... Je dois lui passer un coup de fil parce que je le lui avais promis et je ne l'ai pas fait... Pour Angelina, je ne sais pas quoi te dire... Ce sont leurs affaires pas les miennes.

Quel égoïsme de ma part. Il était inconcevable que je sois étrangère à sa décision. C'était obligatoirement lié à ma mésaventure, si je pouvais la nommer ainsi.

Une fois la conversation terminée, je bloquai sur l'écran. Les données sur le contact ouvert apparaissaient en blanc sur fond noir, très représentatif de ce qu'il avait été ce soir-là : ma seule lumière dans cet obscur cauchemar.

En fin de compte j'appuyai sur l'icône qui démarra l'appel. Il décrocha rapidement. Sa voix suave avait un effet étonnant sur moi. Mon cœur battait la chamade. La tonalité grave de sa voix enchantait mes oreilles et m'envoûtait.

- Salut, Enaya...

- Salut Victor...

Le silence pesa. Sa respiration était perceptible. Ce devait être réciproque. Je soupirais doucement. Aucun son ne pouvait sortir de ma bouche. Cinq minutes durant, nos échanges se limitèrent à une attente rythmée par nos inspirations et nos expirations. Ses mots brisèrent la cadence établie.

- Je suis désolé pour ton père... Pour tout ce qui t'arrive.

- Tu n'as pas à l'être, ce n'est pas ta faute, c'est comme ça.

- As-tu pu faire au moins ce que... je t'avais dit ? Comment te sens-tu à ce propos ?

« Ah ça... » fut l'expression qui s'extirpa de moi naturellement. Sans réaliser pourquoi, je me confiai à lui. Tout le déroulé de ma vie se fit en l'espace de quelques minutes. J'occultai les passages mystiques sur les fantômes au pied de mon lit ou la télépathie d'Aodren. Je me gardais bien d'ailleurs de lui révéler mon « dépucelage ». Mais je lui fis comprendre que je me remettais « à ma façon » des éléments malheureux qui m'étaient arrivés.

- A t'entendre, j'ai l'impression que tu fais comme si rien ne s'était passé...

- Non, non ! Juste que j'essaie d'avancer, puisque rien ne pourra changer le passé.

- Et...nous ?

Sa dernière question m'interpella. Il était réellement accroché à moi. Je n'étais pas insensible à lui, seulement je ne pouvais pas définir le lien qui existait entre lui et moi.

- Je ne sais pas.

- Pourtant tu as un copain. Tu vis désormais chez lui. Il devient quoi ? Ton tuteur ? Ton futur mari ?

Je décelai une critique masquée dans sa dernière question. Je me justifiai malgré moi, parce que je n'étais pas en mesure de laisser un vide entre nous deux.

- C'est différent et compliqué. Il m'aide, me soutient, il est...différent.

Je me noyai dans des justifications creuses, sans utilité dans l'acceptation de la situation que je lui avais exposée auparavant. Je continuai :

- Je ne sais pas comment te définir. Je ne te connais pas assez.

- Et pourtant, me coupa-t-il, tu te livres à moi. J'aimerais qu'on se voit.

En lui faisant part de mon emploi du temps, il comprit que nous ne pourrions pas nous voir avant la rentrée. Il proposa de manger avec moi lundi midi. J'acceptai sans condition aucune. Sa voix se dénoua face à ce rendez-vous de placé. Ophélie débarqua une fois de plus sans frapper à la porte.

- Enayaaaaaaaaaa ! Tu dois y aller !

Elle sautait sur mon lit, assimilé à un trampoline et réussissant à me faire rebondir, perturbant ma conversation.

- Je vais donc te laisser, Enaya, il semblerait que tu sois attendue. Donne des nouvelles s'il te plaît. C'est gratuit et ça fait plaisir.

- Promis je le ferai.

- Enaya... Tu me manques. J'ai envie de te voir.

Mon cœur explosait dans ma poitrine. Je ne savais pas comment je trouverais une possibilité pour refréner ce sentiment qui prenait de l'ampleur et qui l'accrochait à moi de plus en plus, sans que je puisse y faire quoi que ce soit. Je répondis instinctivement.

- Moi aussi.... Je dois te laisser...

Je coupai.

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